2025, dans la ville au lac papillon,
Il n'y avait plus de barques. Elles flottaient au milieu du lac et l'abri numéro un était vide. On entendait les voix des rameurs, des éclats de rire, des chants. Les vacanciers seraient là pendant plus d'un mois encore. Le tour de ville était noir de monde, le lac scintillait et ses eaux fraîches, presque froides, attiraient. Le lac papillon prenait sa source en son milieu depuis un courant souterrain. Les eaux glacées jaillissaient comme par miracle des entrailles de la terre.
L'homme se disait qu'elle aurait pu être là. Elle connaissait certainement les coins encore inconnus des touristes. Elle se serait installée sur l'un des deux troncs creusés, aménagés en bancs. Le bois de conifère lisse, si agréable au touché, sa main l'aurait caressé.
L'homme l'imagina encore. Elle serait restée plongée dans son livre malgré la cacophonie dégagée par les foules estivales. Même éloignée dans les recoins et sentiers elle aurait pu sentir l'air surchargé de la grande promenade et celui des terrasses. Elle aurait déambulé dans les petites rues tremblantes de la vieille ville assiégée par la masse.
Elle aurait levé les yeux. Enfin. Elle aurait aperçu le sentier parmi les feuillages, le toit des habitations un peu plus loin. Comme lui, elle aurait pu sentir ce que personne d'autre ne sentait. Mais, l'odeur résineuse du bois des pins aurait dissimulé toutes les autres. Elle aurait adoré ça. Pieds nus, elle serait entrée dans le lac jusqu'aux chevilles. Un frisson. La fraîcheur de l'eau malgré les 40°C. L'ombre des arbres. Les rayons estivaux atténués par les épais feuillages verts. Le calme, la fine brise C'est ce qui lui aurait fallu. Elle serait sortie de l'eau en laissant sa trace dans la terre humide. L'herbe haute lui aurait collée les mollets.
Elle aurait été en vie.
L'homme s'arrêta et s'avança jusqu’au plan de la ville face à l’abri. Là, il s’attarda. Des mèches de son épaisse tignasse rousse tombèrent sur son visage illuminé. Il se posta dans un rayon étouffant de lumière. Malgré la chaleur, aucune goutte ne perlait sur sa chemise d'un bleu professionnel.
- Putain de ville , murmura-t-il en arpentant le plan à la recherche du tant convoité vous êtes ici.
L'homme était là pour elle. Il soupira, s'accroupit pour lasser correctement ses chaussures. Quelques racines s'étaient chargées du cirage matinal. Sa sacoche noire poussiéreuse mais de bonne facture frottait maintenant le sol. Son pantalon de costume noir semblait comme sortit d'un champs de coton. De rage, il serra les dents. Le sang pulsait dans ses tempes. Ses mains maintenant ramenées en poings fulminaient dans ses poches. Il aimait être impeccable. L'hôtel ferait le nécessaire plus tard dans la soirée.
Malgré les voyages, il n'avait jamais eu le sens de l'orientation. Il palpa inutilement ses poches, fouilla sa sacoche, leva la tête et jura. Son téléphone était resté dans la voiture garée sur le parking de la bibliothèque. Là-bas, le gars s'était certainement foutu de sa gueule en lui indiquant la mauvaise direction.
- Les touristes ont toujours raison à propos des français, pensa-t-il à voix haute les yeux fixés sur le plan.
Il repéra la bibliothèque (ancienne église désacralisée : pouvait-on lire), l'église (entourée par un pentacle grossièrement dessiné), la mairie, le centre-ville et le fameux vous êtes ici.
- Enfoiré, ragea-t-il contre le gars du parking.
Il regarda une nouvelle fois l'adresse notée sur un post-it fluo puis sa montre. Un quart d'heure de retard. Il se retourna avant d'accélérer le pas.
Le sentier ombragé zigzaguait. Ici et là, les fougères profitaient de l'ombre d'arbres immenses. Il pouvait nommer scientifiquement les essences en présence. C'était son boulot après tout. Mais, dans l'état actuelle des choses, il s'en foutait royalement. En revanche, il avait accordé une attention toute particulière aux immenses hortensias qui entouraient le lac. Il avait observé, rien de plus. Cueillir une fleur revenait à ôter une vie.
Il quitta le sentier pour rejoindre la route et arriver dans la bonne rue. Devant la maison, la pelouse encadrait l’allée. Malgré les restrictions d’eau elle avait clairement été arrosée. Un rideau du rez de chaussé se ferma brusquement. Il imagina la vieille tante se presser pour sortir l'accueillir depuis la porte d’entrée. C’est juste un nouveau mauvais moment à passer, pensa-t-il en s'essuyant les pieds sur le paillasson à grenouilles.
Rien ne bougeait dans l'entrée. Une odeur d'encens lui agressa les narines dès son entrée. Rien ne dépassait de l'armoire à chaussure. Un grand miroir, un lustre à fausses bougies et les murs d'un papier peint imitation briques. Quelques bibelots et des fleurs en plastique. La vieille tante ouvrit la double porte jaune tulipe pour entrer dans un salon de lumière.
La vieille piaillait depuis la cuisine. Ils étaient deux autours de la table rectangulaire. Elle apporta les verres de limonade accompagnés de boudoirs versés dans une assiette. France 3 crachait ses programmes, son à fond. La vieille tante hurla quelque chose avant de s'installer à côté de celui qu'elle appela neveu. Il reconnu l'enfoiré du parking. Et, contrairement à tout à l'heure, il reconnu bien plus que cela.
- On a un patrimoine nous vous savez ! C'est pas comme ça dans tous les pays !
Les mains de la vieille tante tremblèrent en appuyant chaque mot. Yeux exorbités, teint rougit par la chaleur. Elle revenait d'un long voyage et était supposée repartir dans une semaine.
- Au Pérou, précisa-t-elle d'une voix enrouée.
L'homme jeta un coup d’œil à l'enfoiré face à lui. C'était bel et bien lui. Il l'avait enfin retrouvé. L'enfoiré regardait la table, les mains croisées sur le torse. Il écoutait la vieille tante déblatérer. Il l'écoutait s'arracher les cordes vocales.
- Les ruines font venir les touristes vous savez, dit-elle. Elles font venir des bus d’asiatiques comme les moussons font venir la pluie ! C'est pour ça que je me carapate une fois la...
Le visiteur écarta le sujet d'un revers de la main et aborda l'affaire qui le concernait directement. La vieille tante l'ignora, sa main claqua la nappe cirée jaune citron.
- Je vais vous dire une chose mon chou. Quand on est arrivés, mon mari et moi, paix à son âme. Il n'y avait pas de baraques autours du lac. Tout était dans le centre-ville, ils étaient tous là-bas serrés comme des sardines. A croire qu’ils avaient peur de s’éloigner. Certainement qu'ils pensaient ces bois hantés et le lac maudit. Regardez aujourd’hui comme tout à évolué ! A gauche à droite, tout-autour-du-lac ça a poussé comme des champignons et croyez-moi certains sont toxiques. Mais c’est pas à moi de vous dire lesquels. Donc, excusez-moi mais vous n'allez pas me faire avaler que tout ça est le fruit du hasard. Ça devait arriver.
La vielle tante laissa retomber ses bras dénudés sur la table et une multitude de gouttes de sueur perlèrent dans les creux de sa peau fripée. Il profita du silence tandis que l'écran plat venait de s'éteindre comme par magie.
- Bien, je comprends. On m'a conseillé de venir vous voir pour...
- Tsss, je vais vous dire aut’ chose, chacun pense ce qu’il veut mais cette petite ville a du cœur. Et ça me fait tout chose de la laisser si souvent. Mais que voulez-vous j'ai l'âme d'une globe trotteuse.
- Je comprends c’est un bel endroit mais j'ai quelques questions à vous poser sur...
- Oui-oui-oui je sais. Mais comme je disais, elle avala sa salive dans un bruit de déglutition atroce, c'te ville a du cœur mais des champignons toxiques ont poussé un peu partout, j’ai pas raison Jean-Olive ?
Elle adressa un regard provocateur à l'enfoiré qui s’empressa d’avaler un boudoir entier pour éviter de répondre.
- C’est ça, bouffe un boudoir. Bref, vous savez, le quartier est parfait pour les petits. Il y a le terrain de jeu, les parcs, les écoles. La promenade est parfaite pour y faire du vélo, il y a les magasins de glaces, des boutiques mignonnes comme tout, et le lac bien sûr. C’est l’idéal pour un gamin, un paradis sur terre. Et puis, on peut être fier de nos barques. C’est mon mari et le Gaspard qui ont lancé le bu-si-ness… ils sont tous les deux morts aujourd’hui…
- Vous m’en voyez profondément désole madame mais...
La vieille tante leva une main, silence.
- Ouais ouais. Mon Roger il était dans le BTP voyez-vous, c’est pour ça que le Gaspard est venu le chercher. Il était prof lui. Un beau gars. J’en aurais bien fait mon quatre heure croyez-moi, un beau blond comme ça ! Mon Roger était brun, yeux marron, petit. Le Gaspard faisait rêver avec ses beaux yeux bleu et son mètre quatre-vingt. Bref. Tout ça pour dire que le bu-si-ness de barque c’était pour les gamins car il avait le nez fin le blondin. Il savait que le quartier allait se remplir de femmes en cloque et de jeunes excités d’en bas ! Puis, quand ils sont morts bah la mairie a décidé de racheter tout le bu-si-ness, tout, sauf un abri…
Elle vida son verre avant de se resservir.
- Un abri ?
- Celui du Gaspard qu’il a privatisé sur son terrain. Aujourd’hui tout est à sa femme. Elle a une belle propriété. C’est la maison de l’autre côté du lac, expliqua-t-elle en allant ouvrir la baie vitrée.
L’homme s’avança pour découvrir le jardin et ses haies, seules barrières face au lac. La vieille tante pointa son doigt vers un immense saule dont les balais du feuillage laissaient paraître l’abri et, plus loin, la grande bâtisse des Malherbe. Songeur, il perçu entre les feuillages les touches de couleurs vives.
- Quand Gaspard Malherbe est mort tout est revenu à sa femme, Marie-machin, je sais plus comment qu’elle s’appelle.
Elle adressa un regard à l'enfoiré qui l'ignora en avalant un nouveau boudoir.
- C'est ça, bouffe un boudoir... en tout cas elle a une belle baraque, et un jardin, je vous explique pas. A côté du mien, c’est Versailles sous not’ bon roi Louis.
- Vous connaissez la veuve ?
- Oui et non, je sais qu’elle a jamais voulu bouger Marie-machin. Aux dernières nouvelles, elle est toujours derrière ses murs et son saule. Elle s’occupe de son jardin et c’est déjà du boulot, croyez-moi ! Même si l’exposition plein sud ça aide beaucoup soit dit en passant. Dans tous les cas, vous pouvez la voir les mercredis au marché.
- Ah oui ?
- Oui, elle vend des confitures ! Des bonnes en plus ! Ce sont les meilleures, hein Jean-Olive ? Elle laisse des morceaux à l’intérieur…