Chapitre 3

Le réveil dans le nouveau monde ne s’apparente en rien à celui de l’ancien. Lorsqu’Athéna ouvre ses paupières, elle distingue le plafond maussade de sa chambre. Ses sens encore engourdis ne parviennent pas encore à décrire l’endroit. Ainsi l’espace d’un instant, les infectés et la guerre paraissent n'avoir jamais existés. Il émane à cet instant toujours une lueur d’espoir que tout ceci se soit réglé pendant la nuit mais l’étincelle se fait vite happer par la réalité. Une douleur dans ses reins la saisit dans un premier temps avant que toutes ses articulations deviennent lourdes et émoussées. C'est le contrecoup de tous les efforts fournis pour survivre jusque-là, de toutes les blessures qui ne se sont jamais réellement guéries. Clouée dans son lit par l’humeur mélancolique des jours plus simples, Athéna se laisse porter à ses pensées ressassant les moments où la survie n’était pas sa principale préoccupation. Bien que les premiers mois furent pénibles et horribles, elle trouvait un certain réconfort dans la seule âme qu’elle chérissait. Le souvenir de son visage lui procure une sueur froide qui remonte le long de son échine comme la les phalanges d’un spectre venu la hanter. Une nausée amère s’empare de sa gorge alors qu’elle met le premier pas en dehors de son matelas. Tous les matins, Athéna contemple de nouveau son deuil comme si elle vivait de nouveau le jour où elle appris sa mort. Elle soupire, s’étire, craque les os endoloris avant de poser ses pieds sur le sol froid. Il n’eut pas longtemps à attendre avec une boule noue ses tripes, serre son estomac et remonte jusqu'à sa trachée.

Aujourd’hui, Athéna doit sortir dans le No Man’s Land pour accomplir son devoir de citoyenne Éphraïmite. Puisque l’humeur ne s’améliore pas avec les minutes qui s’écoulent, elle décide de se préparer sommairement pour rejoindre ses têtes blondes préférées. Elle prend le temps de se vêtir puis, une fois dans la salle d'eau, elle se perd dans la contemplation de son reflet.

Au contraire d’hier, elle ne fuit pas le visage aux traits tirés qui la fixe droit dans les yeux. Athéna pourrait jouer au jeu des sept différences avec les souvenirs de ce qu’elle était dans l’ancien monde. Ses cheveux n’arrivent plus en bas de ses épaules, ils peinent à s’étendre plus loin que la nuque. Les mèches noires donnent l’impression de s’effriter, sèches comme de la paille, elles s’ondulent comme une écume sans vague. Dans l’ancien monde, elle n’avait pas les épaules carrées, les biceps saillants, le ventre creux dont les muscles abdominaux côtoient les reliefs des côtes. Ses yeux paraissaient vivants d’un iris smaragdin et non d’une pâle déclinaison verdâtre, d’un gris maussade de ciel d’automne. Tout son faciès se construit plus dur qu’avant, la mâchoire s’apparente à un rasoir où l’on peut trancher son doigt, ses pommettes ressortent à cause de ses joues creusées par la malnutrition. Athéna essaye de soupirer l’étrange sensation de contempler une version d’elle-même qu’elle ne reconnaît plus. Elle tourne les talons puis sort de sa salle de bain pour rejoindre la sortie.

Elle parcourt les couloirs de l’ancienne université, la démarche peinée, traînant les pieds de lassitude. S’étant réveillée plus tardivement que la veille, beaucoup de ses confrères et de ses consœurs se hâtent déjà à leurs tâches respectives. Elle entend les discussions et les rires dans les étages inférieurs comme supérieurs. Par les fenêtres ouvertes, elle devine les bruits des labeurs agricoles estivaux. Malgré les courants d’air, Athéna ressent la chaleur étouffante du soleil brûlant s’abattre sans aucune pitié sur la tête des citoyens. Elle se fige en reconnaissant le visage squelettique d’un homme aux teints blafards venir à sa rencontre. Marc ne possède aucune prestance, de ses cheveux bruns plaqués sur le crâne, ses genoux calleux à son dos voûté. Face à Athéna, il n'est qu’une brindille dont l’absence de graisse ne suffirait pas à contenter les infectés chassant dehors. Il la salue d’une voix peu assurée, toujours aussi impressionnée par celle qui lui fait face. Elle lui répond poliment, contrainte de baisser le menton pour le regarder.
 

« - Je suis déçu de ne pas t’avoir aperçu à la fête d’hier, dit-il.
- J’ai dû garder les petits monstres d’Olivier, s’excuse Athéna. Tu le connais, il sait se montrer persuasif.
- Ne t’inquiète pas, peut-être nous pourrions nous voir ce soir ? Après ta mission, bien entendu. »
 

Athéna reste de marbre, seule une grande inspiration trahit son agacement. Prise au piège, elle se remémore sa discussion d’hier surtout les menaces faites à son égard. Lorsque Sœur Dominique se mêle des histoires maritales, il est préférable d’obéir à ses injonctions sous peine de subir de lourdes conséquences. Après une sortie aussi périlleuse, elle n’aurait envie que de s’effondrer dans son lit si elle regagne le camp saine et sauve. Muette, elle hoche lentement la tête, dissociée de la réalité dans des pensées vides de sens. Un fin sourire naît sur le visage de Marc alors qu’il la remercie brièvement.
 

« - Je suis content que tu m’accordes enfin de ton temps, conclut-il. À ce soir. »


Il ne prend pas la peine d’attendre la réponse de son interlocutrice qu’il s’éclipse déjà dans l’escalier. Son ton suffisant comme si la présence d'Athéna voir son corps tout entier lui était dû lui donne envie de vomir. Ses tempes battantes de frustration, elle claque sa langue pour dissiper le goût amer au fond de sa gorge. Elle a, à cet instant, que la seule envie de voir ses deux neveux pour dissiper ses mauvaises émotions. 

Athéna toque à la porte avant d’être reçue par la voix chaleureuse de Karine l’invitant à entrer. Oscar délaisse son jouet en bois pour courir dans les bras de sa tante dans une exclamation euphorique. Elle s’agenouille à son niveau pour l’accueillir humant le parfum dans son cou. Ce contact soulage déjà son cœur des ondes néfastes de ce pénible réveil. Elle s’assoit en tailleur sur le sol avant qu’Oscar ne vienne lui vanter la vitesse de son camion en bois. Athéna décline un verre d’eau de Karine puis cette dernière les rejoignent sur le sol. Eden, lui, reste sagement assis sur son canapé dévorant le même livre qu’il a déjà lu la veille et probablement la veille encore avant.
 

« - J'essaierai de lui trouver un nouveau livre, indique Athéna
- À mon avis, il continuera à lire le même, rit Karine tendrement. »
 

Les deux femmes tentent d’ignorer la nervosité d’Athéna : cette pression qui s’installe au fur et à mesure que le temps s’écoule. Sans dire un mot, elles observent Oscar reprendre son jeu, lui qui est tapis dans l'innocence de cette horrible réalité. Athéna se sent muselée, incapable d’exprimer ses craintes vis à vis de la zone Ouest et du foyer d’infection qui croit sous leurs pieds. Sa dernière sortie l'a contrainte à une mise à pied de plusieurs mois , un drame dont elle se souvient encore trop bien. Sûrement que Karine ne trouve pas les mots pour la rassurer, elle n’est jamais vraiment sortie en dehors des murailles depuis qu'elles existent. Peut-être qu’elle aurait adoré prêter mains fortes au front si elle n’était pas coincée dans ses devoirs conjugaux et maternelles. Athéna lui a toujours deviné un sang-froid qui manque cruellement aux citoyens à l’extérieur. Elle serait même heureuse d’être épaulée par cette dernière si l’idée de la perdre ne la hantait pas.
 

« - Ne prends pas de risque inutile, j’aimerais te revoir ce soir, lâche Karine »


 Athéna ne répond que d’un simple geste de la tête sachant qu’elle ne peut pas lui promettre de revenir en vie. Elle possède la réputation, peut-être injustifiée, de se mettre en danger inutilement surtout face aux infectés. Athéna pense qu’il s’agit avant tout d'un malentendu provenant de la dangerosité élevée des missions qu’elle doit accomplir. Le No Man’s Land ne définit pas uniquement sa mortalité sur les entités infectées et les mômes qui le peuplent. Il se dessine comme des réseaux de routes impraticables, des structures architecturales instables et des sols fissurés formant de dangereux pièges pour ceux qui le parcourent. Les membres du conseil la missionnent souvent dans les zones Ouest, ravagées par les bombardements et les différents affrontements. Elle sait que dans quelques heures, elle foulera de ses semelles le sols carbonisés et fracturés de ces passages exigus. 

Athéna s’étonne de ne pas encore avoir croisé Olivier bien qu'il soit de repos aujourd'hui. Elle questionne sa femme à ce propos pensant tout d’abord qu’il aide aux travails de récolte. Pourtant, l’expression faciale de Karine se ferme, ce qui ne manque pas d’inquiéter son interlocutrice. Est-il malade ? S’est-il blessé ? Quelque chose de grave s’est-il passé pendant qu’Athéna dormait ? Les questions ne cessent de fuser dans son esprit, son regard d’Athéna sur celui de Karine. Cette dernière comprend qu’elle ne peut cacher la vérité ainsi elle vient s’éclaircir doucement la voix.
 

« - Olivier voudrait partir avec toi, explique-t-elle. Il est parti convaincre Sœur Dominique de le
laisser s’en aller. »


 Athéna resserre la mâchoire, elle ronge sa langue sous la colère observable par le biais de ses mandibules qui ressortent de ses joues. La frustration lui monte dans la gorge, lui fait chauffer les pommettes et assèche sa bouche. Elle se lève bien déterminée à garder son ami en sécurité entre les murailles. Karine ne la retient pas, elle qui partage son avis d’avoir son mari près de ses enfants. Athéna descend les marches deux par deux, ignore les interpellations, esquive un chariot d'armes puis ouvre les lourdes portes pour se hâter vers la Chapelle. Elle arrive comme une furie dans la bâtisse dégageant les lourdes portes comme si elles n'étaient rien. Elle ne met pas longtemps avant de trouver l'intéressé près de Sœur Dominique, elle l’interpelle de vive voix :
 

« - Je refuse que tu quittes ces murailles, s’indigne Athéna. »


 Sœur Dominique lui fait signe de baisser le niveau sonore puis elle porte son attention sur le concerné. Il n’exprime qu’un petit rire gêné, grattant l’arrière de son crâne dégarni aux quelques cheveux poivres sels.
 

« - C’est dangereux là-bas, explique Olivier.
- Justement, rétorque Athéna.
- Je veux juste aider.
- J’en ai rien à foutre. »


 La voix d’Athéna déraille sous la colère. Ses tempes bouillonnent et la sensation de chaleur escalade ses sinus. Sœur Dominique réprimande Athéna sur son langage tenu dans la maison du Divin. Cette dernière voudrait exprimer à quel point le No Man’s Land ne s’apparente pas aux tâches d’agriculture. Elle voudrait exprimer pourquoi Olivier se révèle trop vieux et trop fatigué pour résister aux démons de la cité. Elle voudrait exprimer ô combien tant de monde tient à lui entre ses murailles. Si Athéna venait à mourir, peu de personne pleurerait son départ suffisamment longtemps pour qu'il soit significatif. Olivier cherche quelques bons mots pour montrer sa volonté de participer à l’effort collectif. Cependant, Athéna coupe son élan avec un regard meurtrier. Elle s’approche de lui et plaque le bout de son index sur son torse.
 

« - Tu as des enfants et une femme qui t’aiment, argumente Athéna. Tu es tout aussi utile à bêcher les champs et à t’occuper des plantations. Alors dis-moi simplement au revoir. »
 

De rage, ses yeux brillent de quelques larmes trop petites pour couler le long de son visage. Olivier ne peut qu’abdiquer devant cette scène de colère ne proposant aucun contre-argument à ceux d'Athéna. Alors, puisqu’il sait que l’idée elle-même qu’Athéna le sache en danger blanchit les nuits de son amie, il la prend dans ses bras. Dans l’étreinte de son plus proche réconfort, elle se recroqueville pour porter une oreille sur son poitrail afin d’écouter ses battements cardiaques. Parfois, elle se surprend à paniquer de ne plus jamais l’entendre voir pire, de ne plus jamais s’en souvenir. Trop d'âmes sont parties sans qu’elle y assiste, des cœurs et des âmes fauchés dans son ombre. Alors quand les derniers souvenirs d’un visage remontent à plus de quelques heures, Athéna se sent envahie d’un vide ineffable.

Athéna renifle une ou deux larmes avant de se séparer d’Olivier. Sœur Dominique, qui était restée jusque-là simple spectatrice, met un terme aux débats.
 

« - Athéna a raison, conclut-elle. Ton soutien est trop précieux à la communauté pour risquer ta vie dehors. Cela n’est pas ton rôle. »
 

Le soulagement ôte un lourd poids de ses épaules et l’ire profonde brûlant ses entrailles s'apaisent en même temps que ses craintes. D’un regard entendu, Athéna remercie silencieusement Oliver de l’avoir écoutée. Elle sait à quel point cela compte pour lui de sentir utile à ce camp et à toute la communauté. Sœur Dominique fait ensuite comprendre à Olivier qu’il n’est pas invité pour la suite de la conversation. Athéna lui souffle gentiment qu’elle les rejoindra, lui et sa famille, avant de partir. Il acquiesce laissant les deux femmes seule à seule.
 

« - Esther veut te voir, indique-t-elle. »
 

Athéna ne lui fait pas l’affront de demander ses raisons puisque ces dernières sont rarement connues même de membres aussi importants. La simple prononciation de son nom suffit à détruire son calme retrouvé. Il n’est jamais de bonne augure d’être convoquée par la plus haute personnalité des Éphraïmites. Cette dernière reste enfermée dans une des grandes pièces de la Chapelle à prier le Divin dans une vie qui lui est entièrement dédiée. Athéna sait à quel point chaque citoyen lui doit : Esther a déjà guéri, bâti et servi le Divin à maintes reprises comme elle a tué, brûlé et écrasé les ennemis de son peuple. Outre la peur de passer pour une parjure et de la décevoir, Esther s’est arrangée à être crainte des siens. Si le Divin lui a soufflé qu’il fallait tuer Athéna Vézina sur le champ, cette dernière sait qu’elle respire ses dernières bouffées d’air. D’un timide geste de la tête, l’enfant du Divin s'éclipse pour gravir les escaliers pour faire face à son destin.

La porte ouvrant sur la pièce d’Esther est jonchée d’offrandes, de bougies et de lettres. Bien que similaire aux autres, quiconque pénètre ici abandonne tout espoir et doit s’armer à la place d’une âme pieuse. La silhouette assise sur ses talons, méditant au centre de la pièce, semble tout à fait irréelle. Son épiderme métisse que l’on devine derrière un voile sombre est aussi drapé de tissus blancs et de dentelles. Son corps en ait si couvert qu’Athéna a l’impression de faire face à un spectre. L’idée la fait frissonner alors qu’incapable d’observer les yeux ou le nez de cette figure emblématique, elle se sent épier par mille et un regard. L’air sec qu’imprègne la cire des cierges brûlés plaque la trachée d’une forte odeur d’encens. Athéna ressent toute l’emprise divine de l’endroit comme si des forces bien plus grandes que le monde se jouaient ici. Tétanisée sur le pas de la porte, elle attend qu’Esther l’invite. Invitation qu’elle accorde après quelques secondes diffractées par le silence solennel. L’une des mains de la religieuse sort de sa manche bouffante pour indiquer à Athéna où elle doit s’asseoir. Cette dernière n’attend pas d’être réprimandée pour sa lenteur et elle s’installe avec hâte face à sa supérieure.
 

« - Tu as fait vite, remarque Esther.
- Je suis venue dès que Sœur Dominique m’en a informée. »
 

Athéna tâche de rester le plus immobile possible. À cet instant, elle souhaite disparaître dans la fumée des bougies. Les lèvres d’Esther s’écartent sur les côtés dans ce qui s’apparente à un sourire.
 

« - Notre Divin a apprécié ton dur labeur face aux mômes, explique-t-elle. Il tenait à te faire savoir que ces sacrifices n’ont pas été vains. »

L’image sordide de l’enfant s’illumine dans l’esprit d’Athéna, encore trop fraîche et trop détaillée. Elle jurerait à cet instant sentir l’odeur de son sang et de la poudre qui a brûlé sa chair.

« - Des nouvelles du foyer d’infection ? questionne Athéna pour détourner la conversation.
- Comparée à notre Divin, je n’ai pas toutes les réponses à tes questions. Prie-le et dans sa miséricorde, il viendra éclaircir tes doutes et tes peurs. En ce qui concerne ton mariage. »
 

La respiration d’Athéna se coupe nette. L’appréhension noue son estomac et scie ses genoux. Les rares couleurs rosées de son visage disparaissent dans sa torpeur.
 

« - Ce soir, tu accepteras la main de Marc. Notre Divin a jugé qu’il était temps pour toi d’embrasser ta destinée maritale. »
 

L’appréhension qui a sévit jusque-là se transforme dorénavant en une boule d’angoisse amère. La nausée qui s’ensuit l’amène à penser qu’elle va s’évanouir dans les minutes qui viennent et l’idée de partir dans un monde sans émotion ne lui déplaît pas. Si elle le pouvait, elle aimerait libérer les larmes pendues à ses iris alors que de ses lourdes paupières naissent l’envie de les clore à jamais. À la place, elle coince ses mains entre ses cuisses pour cacher les tremblements et elle ingurgite difficilement sa salive dans un son de déglutition marqué. Elle ne peut qu'affirmer de la tête et le mouvement pourtant si simple de sa nuque lui paraît être affreusement douloureux.
 

« -  Tu peux disposer, conclut Esther. »
 

Athéna croit s’effondrer lorsqu’elle se redresse sur ses jambes. La pensée dissociée de son corps, elle marche comme un automate vers la sortie de La Chapelle. Le brûlant soleil n’arrive pas à la faire revenir et c’est une fois à l’appartement de la famille d’Olivier, qu’Athéna récupère ses esprits. La voix de son ami lui procure une sensation rafraîchissante dans ce désert suffoquant et infini. Les sourcils d’Olivier se froncent, il ne cache pas son inquiétude face au visage blafard de la tante de ses enfants.
 

« - Sœur Dominique a dit quelque chose dont il faut prêter attention ? demande Olivier. »
 

Athéna élude la question en secouant la tête.
 

« - On est jamais sereine quand on s’apprête à explorer le No Man’s Land, se justifie-t-elle. »
 

Olivier lui adresse un sourire sincère sachant que la jeune femme ne s’ouvre que très rarement sur demande. Il ne veut pas gâcher des derniers instants dans une querelle que tous deux s’en passeraient volontiers. Il la fait entrer en accompagnant son dos avec sa main avant de fermer la porte derrière eux. Karine s’affaire à préparer le repas alors qu’Olivier s’occupe des devoirs d'Eden. Toujours groggy, Athéna essaye tant bien que mal de renouer avec la réalité.
 

« - Tu as besoin d’aide ? propose Athéna.
- Il faut que tu te reposes, répond Karine. Tu veux manger avec nous ce midi ? »
 

Athéna accepte l’offre de son amie. Bien qu’elle n’ait pas faim, elle sait qu’il serait insensée de partir le ventre vide. De plus, elle ressent le besoin d'être entourée de sa seule famille. L’exclamation de joie d’Oscar lui fait tourner les talons. Elle attrape la tête blonde dans sa course pour le soulever dans les airs. Le gamin gigote dans un cri d’euphorie puis il se blottit contre elle. Ses petits bras entourent la nuque d’Athéna et sa truffe se fouine dans son cou.
 

« - Est-ce que tu pourrais me faire un encas de secours ? questionne Athéna envers Karine.
- C’est déjà prêt, rétorque Karine en pointant le frigo. »
 

Athéna remercie chaleureusement la cuisinière, légèrement honteuse de lui en demander autant. La cuisine de cet appartement n’est pas très imposante mais elle est suffisante pour une famillle de cette taille. Personne n'irait cracher sur l'équipement des appartements qui leur procure eaux et électricités. Tenant toujours Oscar dans les bras, Athéna s’affaire à chercher couverts et assiettes. Elle attrape un verre violet qu’elle se souvient avoir trouvé dans une maison détruite du centre-ville. Une de ses dernières sorties avant sa mise à pied, il y a quelques mois.

La famille n’a pas eu à attendre longtemps avant que Karine serve la table. Il fume les odeurs d’une ratatouille aux mélanges provenant des cultures d’Olivier. Avant leurs installations agricoles, les assiettes des Éphraimites se remplissaient peu et elles n’étaient pas aussi verdoyantes. Athéna se charge de faire manger Eden bien capricieux à l’idée d’avaler autant de légumes. Olivier se dit soulager des températures estivales tardives pour ses plantations puis, lui et sa femme, s’inquiètent des réserves amoindries. Karine émet l’idée de construire une serre pour les récoltes compliquées afin de mieux affronter l’hiver. Athéna écoute en silence les échanges, concentrée sur le bien-être des deux enfants à table. Ainsi, la fin du repas arrive bien vite et lorsque les derniers légumes quittent son assiette, la vide à l’intérieur de son plat est équivoque à celui dans sa tête. Les échéances imposées à Athéna se succèdent, et une à une, elle tombe sur elle sans qu’elle puisse digérer la précédente. Elle se lève un peu après Karine pour venir l’aider à débarrasser la table. Malgré les protestations de la mère, Athéna insiste pour faire la vaisselle, elle qui veut alléger sa charge maritale. Olivier n’a pas tardé à quitter l’appartement pour rejoindre les murailles Nord laissant les deux femmes avec les enfants.
 

« - Il ne tient jamais en place, soupire Karine.
- Tu pourrais peut-être lui en parler, suggère Athéna. »
 

Karine vide l’assiette à moitié vide de Eden dans un petit récipient avant de la passer à Athéna. Elle hausse ses épaules quelque peu blasée. Elle ne trouve d’autres mots que ceux habituels.
 

« - Ce n’est pas son rôle, conclut-elle. »
 

Athéna veut rétorquer qu’aucun parent n’a de rôle prédéfini mais elle n’en fait rien. Elle sait comment sont les choses chez les Éphraïmites : chaque personne a ses devoirs, chaque personne a sa place. Elle entrepose la dernière assiette puis elle s’essuie les mains et enfin, elle s’adosse au plan de travail. Il est temps pour elle de quitter les murailles, cette communauté et la sécurité qu’elle a créé entre ses murs. Karine s’éclipse dans la chambre demandant à Athéna d’attendre son retour. La tante, intriguée, croise les bras et suit la directive. La silhouette de la mère revient à elle avec une boîte à bijou entre les doigts. En l’ouvrant, Karine dévoile un pendentif qu’Athéna connaît bien.

« - Elle aurait sûrement voulu que tu le prennes, déclare Karine à voix basse. »

Au bout d’une légère chaîne, un sphinx aux ailes déployées s’y suspend entouré d’une couronne de fougère. Les motifs du papillon s’apparentent à deux soleils flamboyants de part et d’autre du corps, illuminant les élytres d’une puissante iridescence. Ses sculptures irréelles émanent une aura mystique, puisqu’emplit d’une charge émotionnelle, Athéna pensait surtout ne plus jamais le revoir. L’émotion lui fait tourner la tête alors que du bout de ses doigts, elle attrape le lien en acier pour porter l’insecte dans sa paume. Un torrent d’émotion l’ébranle et ainsi chargée de tristesse et de mélancolie, elle avale ses larmes coincées dans sa trachée. Ses jambes tremblent et sa trachée soubresaute, elle se sent si vide qu’elle en perd l’équilibre. Elle tombe dans les bras de son amie pour y chercher le réconfort et l’affection qu’elle lui a toujours porté.

« - On ne t’aimait pas aussi fort qu’elle, chuchote Karine. Mais, notre amour comme celui du Divin est bien présent. Reviens saine et sauve. »

 

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