Tenant bien son texte pour qu’aucune feuille ne s’en échappe, Bertille chercha des yeux Isabeau et Jimmy qui étaient quelque part parmi la foule. Elle les repéra derrière le stand de tartes de l’association des parents d’élève, sous le préau et à proximité de la porte de la classe de Mademoiselle Hélène et de l’escalier de l’estrade.
- Ah, salut Bertille ! s’exclama Jimmy. On s’est fait embarquer par la mère d’Olivier pour vendre des gâteaux, chuchota-t-il en désignant une grande dame sèche à deux mètres de là.
- Mais ça fait longtemps que vous êtes là ?
- Non, mais on a eu la mauvaise idée d’arriver en même temps que la maman de Jimmy, se lamenta Isabeau.
- Bon, vu que le spectacle va bientôt commencer et qu’on est les premiers à passer, vous allez avoir une excuse pour partir, les rassura Bertille.
Elle voulait les tranquilliser, mais évoquer leur passage prochain sur la scène de l’école fit monter une bouffée de panique dans sa gorge. Elle déglutit.
- Venez, on y va.
Elle tira Isabeau et Jimmy pour contourner les tables qui supportaient les victuailles pendant que la mère d’Olivier regardait ailleurs.
- Vous avez besoin de vous changer ? demanda Bertille en poussant la porte de sa classe, reconvertie en vestiaires pour l’occasion.
- Juste à déposer mon sac et à mettre ce chapeau, dit Jimmy.
- Moi non, déclina Isabeau.
Bertille redescendit les quelques marches qui menaient à la porte, les jambes flageolantes. Alors que Jimmy s’affairait à l’intérieur, Isabeau saisit le bras de Bertille :
- Allez ! Tu es la meilleure de ta classe d’allemand. Comment tu veux que ça se passe mal ? Et personne n’est là pour se moquer de toi.
- À part certaines…maugréa Bertille.
Elle avait le regard tourné vers le petit groupe de filles qui s’était formé au pied de l’estrade. Adélaïde Bontempi et ses trois inséparables copines. Ayant capté son hésitation, Isabeau regarda à son tour dans cette direction. Elle leva aussitôt les yeux au ciel.
- Sérieusement ? Ces filles ont l’air complètement stupides. Elles se ridiculiseraient bien plus que toi, même si tu le faisais exprès. Allez, reprit-elle alors que Frau Kamelsberg approchait. Regarde-les droit dans les yeux en récitant ton texte. Impressionne tout le monde avec ton bel accent. Je serai là pour faire la traduction de l’anglais, de toute façon.
Alors Bertille respira un bon coup, ses notes serrées contre sa poitrine, et attendit le signal pour grimper l’escalier.
- Ils auraient pu faire un effort et nous écouter un peu plus attentivement, soupira Bertille en atteignant le bas de l’escalier.
Quelques applaudissements crépitaient encore, mais ils n’étaient effectivement pas très fournis. Isabeau, qui descendait à côté d’elle, renchérit :
- Ils ne se rendent pas bien compte de tout le travail que ça représente. À leur place, j’aurais trouvé ça impressionnant pour des enfants de dix ans.
Bertille retrouva le sourire. Jimmy ôta son chapeau et se passa la main dans les cheveux.
- Bah, ça change un peu des chorégraphies bizarres de ton père, Bertille. Et au moins, je me suis un peu amusé.
- En parlant de ton père, intervint Isabeau qui sembla soudain se rappeler de quelque chose. Je crois qu’il avait l’air plutôt fier de toi.
- Il nous a regardés ? s’écria Bertille en regardant tout autour d’elle.
- Il était à la fenêtre de la cuisine pendant toute la durée de la pièce. Tu ne l’as pas remarqué ?
Embarrassée, Bertille fixa le dessin des pavés de la cour.
- Je suivais ton conseil, expliqua-t-elle. J’ai regardé l’autre idiote pendant tout le temps. Je crois qu’elle est dégoûtée.
Isabeau éclata de rire.
- Au moins, si elle se moque encore de moi, j’aurai une bonne raison de rire d’elle aussi, vu la tête qu’elle faisait…, remarqua Bertille.
- Tu vois que ça fait du bien de se défendre, lui dit Isabeau avec un clin d’œil.
- Bon, si vous voulez vous éloigner un peu des gens, je vous propose qu’on aille à l’intérieur, voir si on ne peut pas manger un peu, suggéra Jimmy, qui venait de récupérer son sac.
- Vous ne voulez pas rester dehors ? demanda Monsieur Alain, qui servait les assiettes par l’une des fenêtres ouvertes de la cuisine.
Aucun d’eux trois ne répondit. Ils refermèrent la porte et s’installèrent sur la table de la bibliothèque avec leurs parts de tarte et de gâteau.
- N’empêche que plus j’y pense, et plus ces histoires de fantôme me paraissent stupides, commenta Jimmy, la bouche pleine. Comment on a pu mettre autant de temps à se rendre compte que c’était monsieur Vermoncourt qui cherchait son chat ? Si on s’était tout de suite rapproché, on l’aurait vite découvert.
- On a été plus efficace avec celui des soi-disant cachots de la mairie, remarqua Isabeau. Ils venaient juste de cadenasser le bateau dans l’embarcadère pour que personne d’autre n’emprunte la barque de Jehanne, si c’est bien la sienne.
- Je pense qu’ils ont bien fait, dit Jimmy. D’autres auraient pu la voler, ou faire des bêtises avec, des gens comme ma débile de sœur.
- Elle n’est pas si débile que ça, ta sœur, tempéra Bertille. Elle avait quand même remarqué qu’il y avait quelque chose de louche sur le lac.
Jimmy avala la fin de sa part :
- C’est ma mère qui dit que c’est l’âge bête. Je ne suis pas pressé d’y être mais je ne pense pas qu’on puisse faire pire.
C’est à ce moment que M. Fauripré entra dans la salle, en refermant tout doucement la porte derrière lui. Bertille, qui lui faisait dos, vit le visage de ses amis se transformer, les yeux fixés derrière elle, et se tourna vers lui, fronçant les sourcils.
- Pardon de vous déranger. Ce n’est pas très correct de vous cacher comme ça, c’est quand même la fête de l’école.
- Bertille n’a pas envie de croiser certaines personnes, répondit Isabeau de but en blanc.
Bertille la fusilla du regard, bien qu’intérieurement, elle la remerciait d’avoir pris la peine de répondre à sa place. M. Fauripré lui fit signe de le suivre.
- Je reviens vite, promit-elle à ses deux acolytes.
Ils montèrent jusqu’en haut de l’escalier, à l’endroit où Bertille aimait se percher le matin pour observer la cour. Ce soir, elle était noire de monde et des lampions pendaient entre les platanes dans la nuit tombante. Son père se racla la gorge.
- C’était très bien, Bertille. Madame Kamelsberg m’a toujours dit que tu étais douée en allemand. C’est vrai.
Bertille sourit, mais elle avait l’impression que quelque chose de dangereux arrivait. M. Fauripré n’avait jamais vraiment réussi à lui parler depuis la mort de sa mère. Qu’il veuille la voir toute seule, et ce pendant la fête de l’école, était très déstabilisant.
- J’ai vu que tu avais trouvé la clé de la boîte de maman.
Non. Bertille sentit sa gorge se serrer. Pourquoi voulait-il en parler maintenant ?
- Maman m’avait dit qu’elle avait fait ça pour toi. C’est même moi qui ai enterré la clé au pied du saule pleureur. Elle ne s’attendait peut-être pas à ce que tu la trouves si vite. Je ne voulais pas que tu la trouves maintenant, je pensais que tu étais trop jeune. C’est pour ça que je me suis énervé la dernière fois. Mais si elle l’a fait, et je le sais parce qu’elle me l’a dit, c’est parce qu’elle ne supportait pas de te quitter sans t’avoir montré à quel point elle t’aimait et elle était fière de toi.
Bertille pinçait les lèvres pour les empêcher de trembler mais elle voyait flou. Elle se recroquevilla un peu plus contre le mur, cherchant à s’éloigner de la fenêtre. Personne surtout ne devait la voir. Son père sembla comprendre sans mal son intention :
- Tu as tort d’avoir honte, Bertille, jugea-t-il. Les autres comprennent que ce n’est pas facile pour toi.
- Non.
Bertille avait dit cela d’une toute petite voix.
- Ils ont dix ans et ça ne leur est jamais arrivé. Ils ne comprennent pas. Et ils s’en fichent que ça m’arrive à moi, ça ne les empêche pas d’être encore plus méchants qu’avant.
Cette fois, les larmes roulaient sur ses joues, mais elle ne voulait plus les cacher. C’était le moment où jamais, son père devait comprendre.
- Et tu n’as jamais rien fait. Là, tu te caches pour ne pas avoir à me féliciter devant tout le monde.
M. Fauripré serra les lèvres. Il sembla plusieurs fois sur le point de dire quelque chose, puis il finit par saisir l’épaule de Bertille et l’attirer à lui.
- Pourquoi tu ne m’en parles jamais ? chuchota-t-il à son oreille.
- Parce que tu t’en fiches, répondit Bertille, incertaine. Ça arrive tous les jours et tu n’interviens jamais, parce que tu as peur que les parents disent que je ne suis pas traitée comme les autres…
Son père ne répondit pas. Il regarda un moment par la fenêtre. Bertille essuya ses joues mouillées sur son pull.
- Je ne me cache pas, rectifia-t-il.
Il se dégagea de l’étreinte pour pouvoir regarder sa fille droit dans les yeux.
- Je voulais qu’on fasse ça rien que tous les deux, parce que je ne pouvais pas attendre de te dire que j’étais fier de toi. Et je suis sûr que là d’où elle te regarde, Maman est très fière de toi aussi.
Bertille fronça les sourcils.
- Je ne crois pas aux fantômes, papa.
- Je ne te parle pas de son fantôme. Tant qu’on parlera d’elle, Maman sera toujours là. Si un jour tu en doutes, regarde toutes ces photos qu’elle t’a laissées.
Il acheva sa phrase avec un sourire. Bertille ne pleurait plus du tout. Elle avait l’impression que le poids qui la serrait depuis que sa mère était partie venait de s’alléger un peu. Elle n’était pas toute seule.
M. Fauripré commença à redescendre l’escalier. Il s’arrêta sur la quatrième marche et se retourna :
- Tu me diras quand les autres t’embêtent ? Ça te donnera une bonne excuse pour écouter aux portes pendant les réunions que j’ai avec les élèves perturbateurs.
Il agrémenta sa question d’un clin d’œil. Bertille hocha la tête en souriant et s’appuya sur le bord de la fenêtre. Elle observa de haut la cour de récréation qui fourmillait d’animation, les filles de CE2 qui faisait leur danse sur la scène, les parents attablés qui finissaient leur dîner sous les platanes enguirlandés. Elle se laissa bercer par les pas discrets de son père dans l’escalier.
Elle pensa à Jimmy et à Isabeau, à son père et à Tante Jo et leur comportement suspect.
- Au moins, peut-être qu’Isabeau reviendra nous voir, se dit-elle en pianotant sur le carreau.
Elle aperçut Adélaïde Bontempi qui ricanait avec ses copines. Elle avait l’impression qu’elle n’y mettait pas autant de méchanceté que d’habitude, comme si son assurance de toujours avait été un peu ébranlée, et Bertille se laissa imaginer que c’était elle qui en était à l’origine.
Elle vit aussi Mademoiselle Hélène qui regardait les petites danser, Monsieur Alain qui servait les jus de fruit sous le préau, les garçons de sa classe qui s’éloignaient dans la petite cour avec un ballon sous le bras.
Elle se sentait bien sur son perchoir. Elle aurait presque voulu, comme toutes les autres fois, rester là et dominer le monde sans que le monde n’en sache rien.
Mais elle avait des amis. Des amis qui n’allaient pas la laisser tomber, parce qu’ils avaient vaincu l’allemand, l’anglais et un revenant pas si mort que ça avec eux. Ses amis l’attendaient en bas et elle devait redescendre.
Alors Bertille se décolla du mur, fit volte-face et dégringola l’escalier, en se répétant les mots magiques avec délectation :
- Vas-y, Bertille !
Après avoir lu cette fiction jusqu’au bout, je la classe définitivement dans les récits d’initiation, d’apprentissage, puisque cette rencontre avec Isabeau a aidé Bertille à évoluer et à renouer le dialogue avec son père. Je trouve vraiment qu’il faudrait changer le résumé, parce qu’avec cette promesse d’aventures palpitantes, le lecteur risque d’abandonner la lecture avant la fin avec l’impression d’avoir été trompé sur la marchandise.
Personnellement, j’ai bien aimé cette histoire, qui est émouvante et pleine de charme, traitant avec justesse et sensibilité des thèmes comme l’intégration et le harcèlement scolaire, le deuil, le départ en EMS, tout ceci au milieu d’une belle amitié entre trois enfants. Quelqu’un a reproché à tes protagonistes de ressembler à des enfants du XXe siècle ; comme je fais partie de cette catégorie, je ne peux pas en juger, mais je crois que le choix des prénoms a influencé son opinion. Cependant, je trouve que les sujets que tu abordes sont intemporels.
Coquilles et remarques :
— sous le préau et à proximité de la porte de la classe de Mademoiselle Hélène et de l’escalier de l’estrade. [Pour éviter d’avoir deux fois « et », tu peux simplement enlever celui qui est avant « à proximité ».]
— Ah, salut Bertille ! s’exclama Jimmy. On s’est fait embarquer par la mère d’Olivier pour vendre des gâteaux, chuchota-t-il en désignant une grande dame sèche à deux mètres de là. [Il me semble préférable de ne mettre qu’une incise dans une réplique de personnage. Je propose : « s’exclama Jimmy avant de baisser la voix en désignant une grande dame sèche à deux mètres de là. »]
— Non, mais on a eu la mauvaise idée d’arriver en même temps que la maman de Jimmy, se lamenta Isabeau. [Je donnerais la préférence à « déplora Isabeau ».]
— Bon, vu que le spectacle va bientôt commencer et qu’on est les premiers à passer, vous allez avoir une excuse pour partir, les rassura Bertille. [On ne sait pas si ce qu’elle dit les rassure et c’est redondant avec la phrase qui suit : « Elle voulait les tranquilliser ». Je suggère simplement « dit Bertille » et je te proposerai différents verbes pour d’autres incises.]
— Elle tira Isabeau et Jimmy pour contourner les tables [par la main ? par la manche ? Il faut préciser.]
— intervint Isabeau qui sembla soudain se rappeler de quelque chose [se rappeler quelque chose]
— Ils refermèrent la porte et s’installèrent sur la table de la bibliothèque [à la table ; ils ne s’assoient pas dessus]
— Bertille, qui lui faisait dos, vit le visage de ses amis se transformer, les yeux fixés derrière elle, et se tourna vers lui, fronçant les sourcils. [L’expression « qui lui faisait dos » me semble étrange. Je propose : « Dos à lui, Bertille vit le visage de ses amis se transformer, les yeux fixés derrière elle. Elle se tourna vers lui, fronçant les sourcils. »]
— Bertille la fusilla du regard, bien qu’intérieurement, elle la remerciait d’avoir pris la peine de répondre à sa place [elle la remerciât (il est nettement préférable de mettre un subjonctif après « bien que ») ; si tu veux éviter le subjonctif imparfait, je propose « même si intérieurement, elle la remerciait »]
— Elle avait l’impression que le poids qui la serrait depuis que sa mère était partie venait de s’alléger un peu [le poids qui l’écrasait ou l’oppressait, peut-être ?]
— Tu me diras quand les autres t’embêtent ? [Concordance des temps : « Tu me diras quand les autres t’embêteront ? » ou « Tu me diras si les autres t’embêtent ? »]
— à son père et à Tante Jo et leur comportement suspect [Pour éviter les deux « et » qui se suivent : « à son père, (à) Tante Jo et (à) leur comportement suspect ».]
— rester là et dominer le monde sans que le monde n’en sache rien [Pour éviter la répétition, je propose : « sans qu’il n’en sache rien » ou « sans que personne n’en sache rien ».]
— parce qu’ils avaient vaincu l’allemand, l’anglais et un revenant pas si mort que ça avec eux. [Je remplacerais « avec eux » par « ensemble » ou « en prime » suivant ce que tu veux dire.]
— en se répétant les mots magiques avec délectation [Je propose « ces mots magiques ».]
Propositions pour quelques incises :
— Juste à déposer mon sac et à mettre ce chapeau, dit Jimmy [répondit Jimmy]
— Tu vois que ça fait du bien de se défendre, lui dit Isabeau avec un clin d’œil [fit Isabeau avec un clin d’œil]
— Je pense qu’ils ont bien fait, dit Jimmy. D’autres auraient pu la voler [conclut Jimmy]
— Bertille n’a pas envie de croiser certaines personnes, répondit Isabeau de but en blanc [répliqua ou rétorqua Isabeau de but en blanc]
— Parce que tu t’en fiches, répondit Bertille, incertaine [lâcha ou hasarda Bertille, incertaine ; plus loin, il y a : « Son père ne répondit pas ».]
— Au moins, peut-être qu’Isabeau reviendra nous voir, se dit-elle en pianotant sur le carreau [pensa-t-elle]
Voilà. Je termine mon commentaire-fleuve avec une dernière remarque. Si tu as le temps et le courage, je trouve que cette histoire vaut la peine d’être remaniée, même si tu ne souhaites plus la proposer à l’édition.