Chapitre 33 - Revenir

Le soleil déclinant déployait l’éventail de ses rayons sur le plateau des Ombelles, lumières d’après l’orage, claires, limpides. En lisière de forêt, Till observait de loin la délégation : Elhyane soutenue par Harald ; ses amis à l’écart, mains unies, hésitants ; Thiya en éclaireur, tache d’ombre sur le bleu du ciel.

Il devait les rejoindre, les rassurer, mais pas tout de suite. Il désirait rester seul avec ses regrets, encore un peu, encore quelques instants. Seul avec ce qu’il ne pourrait jamais partager, ce qui lui appartenait. Il n’était pas triste. Il ne ressentait pas cet abattement capable d’écrouler les plus robustes chênes, cette mélancolie douçâtre qui isole du monde. Il n’éprouvait même pas l’envie de pleurer, ses yeux étaient secs des larmes trop versées ces derniers jours. Non, il n’était pas triste. Il avait mal. Quelque part du côté du cœur. Mal d’une chose révélée, précieuse, et qu’il venait de perdre. Et pourtant...

Douleur, joie. Il n’était plus à une contradiction près. Le garçon avait obtenu toutes les réponses à ses questions. Il pouvait ouvrir le livre de son histoire et, si la fin n’était pas encore écrite, des mots, des images avaient comblé les pages blanches des origines. Il était Till, enfant de l’île, enfant des sables.

Sans même s’en rendre compte, il s’était remis en marche. Là-bas, des doigts se tendaient déjà. On l’avait reconnu, on criait son nom, on courait à sa rencontre. Ma, Blair, Châny, Naëlle, Thiya.

Il fallut embrasser ; serrer des mains ; accepter accolades, claques sur l’épaule, dans le dos, commentaires, remarques, observations ; sourire, rire. Il fallut raconter. En dire assez pour expliquer, sans révéler ce qui ne pouvait l’être, Thiya accrochée à son épaule pour garder à l’œil son protégé. Il fallut aussi écouter, admettre une popularité nouvelle, inconfortable, embarrassante, jusqu’à ce qu’Harald sonne la fin des réjouissances et demande à chacun de regagner l’abri de la montagne. Tout n’était pas encore fini, les sylphes devaient s’assurer du départ des étrangers.

Till avait dû se résoudre à regagner la grotte, Harald demeurait prudent. Le garçon redoutait plus que tout une promiscuité à laquelle il n’était pas habitué, bienveillante à présent, mais terriblement envahissante.

Les deux journées qui suivirent parurent interminables. La délivrance vint du Magister, le jour du départ de l’extraordinaire navire étant enfin arrivé. Till et ses amis l’accompagneraient pour assister à l’évènement. Elhyane avait mollement contesté, plus pour la forme que par réelle conviction. Sa confiance en Piblô était totale. Piblô, Harald, le pouvoir multiforme des sylphes permettait l’expression de cette double entité. Till avait gardé le secret sur la nature véritable du Magister, d’abord pour préserver sa mère et puis, peut-être aussi, pour conserver un peu de ce lien singulier qui les unissait tous les deux.

La plage était déserte, ne restaient sur le sable que les traces carbonisées des explosions qu’effaceraient bientôt les remous des marées. La monstruosité de métal s’éloignait déjà. Lorsqu’elle ne fut plus qu’une anomalie sur la ligne d’horizon, la créature plongea pour disparaître dans les eaux sombres de l’océan. Till évita de tourner le regard en direction de sa maison. Il n’était pas prêt à affronter la réalité du chaos, préférant garder encore intact le souvenir. Plus tard, il serait bien temps. Il avait été décidé qu’Elhyane installerait provisoirement son officine dans les locaux du dispensaire et intégrerait l’un des appartements vacants des Maistres. Cette décision avait eu l’air de la satisfaire.

Dans le ciel Thiya et son escarbille veillaient.

Ils observèrent Harald s’éloigner pour rejoindre les sylphes, puis disparaître sous une avancée de la falaise.

  • C’est bizarre, lança Blair qui supportait toujours mal les trop longs silences, tout est si calme.
  • Quoi ? Tu trouves qu’y’a pas eu suffisamment d’agitation ces derniers jours ! s’exclama Naëlle.
  • Pourquoi t’éprouves toujours le besoin de déformer tout ce que je dis, hein ? Tu peux me l’expliquer un peu ? Vraiment, j’aimerais comprendre.
  • Elle t’aime trop, c’est pour ça, expliqua Châny, amusé. Quand on arrive pas à dire les mots qu’il faut, c’est…
  • Oh, boucle-là, le cerveau ! C’est pas parce que t’es intelligent que t’as obligatoirement réponse à tout !
  • Tu vois, Blair, elle m’aime aussi. C’est bien ce que je disais.

Naëlle tourna un regard agacé vers Till :

  • T’as aussi quelque chose à ajouter ?

Till recula en battant des mains, l’air faussement contrit :

  • Non, non. Moi je sais déjà que tu m’aimes beaucoup.

Le vieil homme au dos vouté et au pas laborieux qui arrivait sur le chemin n’avait rien raté de la discussion. Il sourit, en secouant la tête. La faculté de la jeunesse à renouer avec l’insouciance le surprenait encore. Mais il ne fut pas dupe, la légèreté du ton dissimulait aussi des questions difficiles à formuler.

Aucun ne s’étonna de croiser à nouveau la route de ce curieux personnage qui possédait le don de surgir au moment où l’on s’y attendait le moins. Till sourit du subterfuge, Harald s’éclipsait, Piblô apparaissait. Son incroyable ami ne manquait ni de ressources, ni d’imagination. Le stratagème était cependant habile, ce qu’Harald devait taire, Piblô pouvait le révéler. Même s’il aurait préféré connaître à l’avance ses intentions, Till ne lui en tenait pas rigueur. Sa mère était vivante, seule cette réalité comptait.

Après un échange de salutations maladroites, le sylphe aborda le sujet principal de leurs préoccupations :

  • Ils ne reviendront pas, les barrières de protection affecteront en partie leurs mémoires et fausseront leurs outils de navigation. Ils rentreront chez eux avec des souvenirs confus, des explications incohérentes et ne pourront justifier d’aucune trace de l’île. Je doute que le Haut Conseil des Commandateurs se vante d’un tel échec. L’humiliation de la Confédération conjuguée au mystère autour de cette expédition garantiront notre tranquillité.

Till aurait bien aimé partager les certitudes de Piblô :

  • Mais ils sont déjà venus… soupira-t-il, sans achever sa phrase.
  • Ils sont venus parce qu’« Elle » l’a voulu ainsi.
  • Et parce que j’étais là.
  • Cela peut paraître paradoxal, ramener ici les ennemis d’hier... Le peuple des sables s’est égaré à un moment de son histoire. Tout le monde peut se tromper, l’important est de le reconnaître. Le temps du pardon devait venir.
  • Pour eux comme pour nous, ajouta Châny.

Le sylphe acquiesça.

  • La présence de mon père ne devait rien au hasard, n’est-ce pas ?
  • Seul un sacrifice désintéressé, un acte d’amour sincère pouvait racheter la faute. Qui d’autre que ton père en aurait été capable ?

Le ventre de Till se noua à l’évocation d’Iwar. Ils avaient eu si peu de temps…

  • Alors, le sacrifice de mon père...
  • Rien n’est jamais écrit d’avance. J’aurais aimé qu’il en soit autrement, vraiment, mais c’est ainsi.
  • Moi aussi j’aurais aimé, murmura Till avec tristesse.

Piblô aurait pu atténuer ce sentiment de mélancolie, il en avait le pouvoir. Il ne le voulut pas. Endommager le souvenir aurait été bien trop cruel. Il se contenta d’expliquer :

  • Pour que la prophétie se réalise il te fallait accepter cet héritage et accepter d’en assumer les conséquences. Ce choix, t’appartenait. Grâce à ton courage, les Torks ont retrouvé leur don, l’empreinte bat à nouveau. Toi seul le pouvait. Toi seul l’a fait. Ce n’est pas rien.
  • J’ai encore du mal à réaliser. Je ne suis même pas certain que c’était vraiment moi là-bas, tout est encore si confus dans ma tête.
  • T’en fais pas, commenta Blair, même nous, on n’a pas tout compris.
  • Comment tu peux être encore là après tout ce qui s’est passé ? ça, c’est le vrai mystère, dit Naëlle. Oh Till, on a eu si peur !
  • Tu aurais sacrifié jusqu’à ta vie pour nous sauver, ajouta Châny, la voix prise par l’émotion.
  • Et ça ! ça en dit long, bafouilla Blair.

Till rougit, mal à l’aise.

  • Tu as rendu au peuple des sables son don, tu as réveillé l’empreinte. Tu comprends ce que cela implique à présent ? demanda Piblô.
  • Que là-bas aussi, une part d’« Elle » s’est éveillée.
  • Et que d’autres îles aussi le pourront, ajouta Châny.
  • Toutes ces îles endormies qui forment le grand continent… C’est un processus qui prendra du temps, expliqua Piblô, mais chaque éveil est un espoir pour notre terre.
  • Et pour nous ? questionna Naëlle.
  • Nous ? répondit Blair, on change rien.

Naëlle le regarda, sérieuse :

  • C’est vrai que je t’aime bien.

Blair s’étrangla, pris au dépourvu par cette déclaration laconique. Il jeta un regard en biais à son amie mais celle-ci avait reporté ailleurs son attention.

  • Je vais à présent vous laisser. Il est temps de rejoindre les miens.
  • Nous reverrons-nous, demanda Naëlle ?
  • Vous représentez l’avenir, alors il est fort probable que nos routes se croisent à nouveau. Il reste tellement à accomplir...

Sur ces paroles énigmatiques, Piblô était reparti. Ils se regardèrent, perplexes : était-ce une nouvelle énigme ? Ils décidèrent d’y réfléchir plus tard, au calme et à Gran-Cairn.

À peine la silhouette de leur ami effacé par un creux du chemin, un bruit de pas ramena leur attention vers la plage. Harald gravissait le sentier :

  • Je dois à présent rejoindre le conseil pour les informer de la situation, expliqua-t-il. Chacun pourra rentrer désormais chez lui, c’est une excellente nouvelle. Bon je ne suis pas spécialement devin mais j’ai le sentiment que vous préfèreriez tous dormir chez Wilma cette nuit plutôt que de m’accompagner. J’imagine sans peine que deux jours enfermés dans une grotte, c’était déjà deux jours de trop pour vous.

Le soulagement fut si perceptible qu’il arracha un sourire amusé au Magister :

  • D’accord. Je vais retrouver Elhyane et vos familles, avez-vous un message à leur transmettre ?
  • Dîtes lui que je l’aime, répondit précipitamment Till, et que je suis sincèrement heureux que vous soyez son ami.

Des éclats de lumière dorée pétillèrent dans le regard d’émeraude d’Harald qui entendit à peine les réponses de Châny, Blair et Naëlle.

  • Alors, nous nous voyons demain à Gran Cairn, bredouilla-t-il en s’éclaircissant la voix, Grïmuld passera vous prendre. Ah, j’allais oublier, ceci t’appartient je crois.

Harald tendit à Till le coffret d’Hedda. Il s’en empara sans poser de questions, reconnaissant et soulagé. Il l’avait cru à jamais perdu.

Le Magister parti, ils restèrent un moment silencieux à contempler l’horizon. Blair reprit le premier pied dans la réalité et lança tout en se frottant vigoureusement les mains :

  • Bon c’est pas tout, on va pas attendre de s’enraciner ! Je suggère qu’on aille explorer le garde-manger de cette bonne vieille Wilma. Telle que je la connais, elle aura certainement anticipé notre venue…
  • Et ?
  • Ben, comment qu’elles disent déjà nos copines les fouillouses : « Buffet à gogo, c’est jour d’Agapes ! ».

Il n’en fallut pas plus pour ranimer la conversation :

  • Je dirais même plus : « de Bamboche » ! Blair, décidemment, tu ne penses que par la panse, plaisanta Naëlle.
  • Panse repue, esprit accru, commenta Châny, sourire aux lèvres.
  • Ben oui ! Moi, je suis d’accord avec le vieux Brack : « la vérité est au fond de la marmite ! ».
  • Bien parlé l’Ogre, dit Till en administrant à l’éternel affamé une vigoureuse tape dans le dos, passons enfin aux choses sérieuses !
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Edouard PArle
Posté le 13/11/2022
Coucou !
Je trouve que tu pourrais un peu accentuer la douleur de Till. On dirait que la mort de son père a eu peu de poids ce que j'ai du mal à croire. Surtout que c'était une mort surprenante, que personne ne pouvait anticiper. Bon après, c'est difficile de trouver l'équilibre entre deuil trop lourd ou trop léger.
Ahah sympa l'échange avec les citations sur la nourriture. C'est cool de retrouver un peu les dialogues qui faisaient le charme du début de ton histoire. (enfin de toute l'histoire !!)
"Il ne ressentait pas cet abattement capable d’écrouler les plus robustes chênes, cette mélancolie douçâtre qui isole du monde." très joli passage !
"Il était Till, enfant de l’île, enfant des sables." j'aime beaucoup ce nouveau nom, ce compromis trouvé entre ses deux identités.
Je continue !
Hortense
Posté le 14/11/2022
Merci Edouard, je vais relire en me mettant dans la peau de Till, mais c'est vrai que je ne voulais pas trop m'appesantir. Trouver le juste équilibre est délicat et je voulais finir sur une notre moins triste.
A bientôt
Baladine
Posté le 24/09/2022
Bonjour Hortense,
Bon, je suis bien partie pour terminer l'enfant des sables aujourd'hui, alors j'y vais ! Ca sent la fin et j'aime toujours autant ces personnages. Les échanges affectueux entre nos trois loulous sont amusants et pleins de tendresse. J'ai particulièrement aimé l'étincelle dans les yeux d'Harald, que je trouve très juste.
Mais je vais insister sur la nécessité d'une période de deuil pour Till, je trouve qu'il tourne trop vite la page... C'était quand même traumatique, ce qu'il s'est passé, même si son intellect l'accepte, il n'y a pas que ça. Après, il peut aussi ne pas réaliser tout de suite, mais dans ce cas il serait moins présent et moins réactif. Et puis c'est important que la littérature parle de deuil. En montrant les personnages aux prises avec cette problématique, elle aide les lecteurs à traverser leurs propres épreuves..
"Il fallut embrasser ; serrer des mains ; accepter accolades, claques sur l’épaule, dans le dos, commentaires, remarques, observations ; sourire, rire. " ils me paraissent un peu trop heureux, ces gens, après ce qu'il s'est passé, les morts, la peur... D'ailleurs je suis toujours pas sûre si c'était des sylphes ou pas des sylphes, si ce sont les habitants de l'île, quand et comment sont-ils arrivés, ou j'ai pas tout compris... Et puis il y a eu quand même cette bizarrerie de la terre qui tremble, du cheval, et de Till englouti avec les autres, ce qui a dû surprendre, à moins qu'ils n'aient pas vu la même chose...
Voilà pour mes réflexions !
Deux remarques de rien du tout qu'on ne peut même pas appeler "coquillettes" :
- Et que d’autres îles aussi le pourront, ajouta Châny. => on ne sait pas à quoi "le" renvoie
- Blair reprit le premier pied dans la réalité => structure ambiguë, le premier, on hésite un moment à décider si c'est Blair, le premier, reprit pied dans la réalité ou si ça veut dire Blair remit le premier pied dans la réalité (parce qu'il a deux pieds)...
A tout de suite !
Hortense
Posté le 28/09/2022
Je prends tes remarques et je me pose pour approfondir tous ces détails d'importance. Tu as raison.
A très bientôt
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