Cesare
Les paroles de mon père n’ont pas quitté mon esprit. Sa force coule en moi. Je suis capable de passer à l’action. D’obtenir justice.
Après son départ, j’ai terminé mon chef-d’œuvre. Je n’ai pas ressenti l’euphorie que je pensais atteindre.
Non. Juste un sentiment de satisfaction.
Plus rien n'est important.
J’ai posé mes outils et j’ai fait le tour de l’Académie. Je me suis trainé d'embrasure à embrasure, de couloir en couloir, de salle en salle. J'ai vu des visages familiers sans les reconnaître. Je n'ai dit bonjour à personne.
Lorsque je suis revenu dans la zone des ateliers, je savais ce que je devais accomplir.
J’ai réussi à entrer dans l’atelier de Salvatore en utilisant le prodige familial. J’ai dessiné la porte et j’ai ensuite effacé le verrou. C’était un jeu d’enfant. Presque trop facile. Peu importe que je perde un souvenir. Je pourrai tous les perdre, cela ne m'atteindrait pas.
Plus rien n’a d’importance.
Je me sens étrangement serein. Presque étranger à mon corps et mes actions. Je dois le faire. Non, pour mon père, mais pour moi. Pour prouver que je ne suis pas un faible. Que je suis digne des Tailleurs d’Images !
Je m’approche du bureau. Je pose le bougeoir sur le meuble. Mes gestes sont lents. Je me sens engourdi. Pourtant, je n’ai pas bu. Ni liqueur ni jus de pavot.
J’entends quelques bruits au loin. Peut-être que Salvatore va revenir ?
Non, il semblait occupé dans le réfectoire à parler avec les autres. Son apprenti, accroché à son regard.
Le tiroir n’est même pas fermé à clé. Je l’ouvre et m’empare des parchemins noircis par son écriture. Des dizaines et des dizaines de partitions. Des notes à n’en plus finir. Un langage dont il est familier. Une langue qui m’exclut.
Je dépose le tout sur le carrelage gelé, comme une offrande.
J’attrape le bougeoir et je contemple la flamme. Elle s’étire puis vacille lorsque j’expire.
Si petite et tellement puissante.
J’approche la flamme de la liasse de feuilles. Une première partition prend feu. Puis une seconde, une troisième. Je suis fasciné. Par la vitesse de combustion, par l’éclat du brasier, par les feuilles qui s’émiettent aussi sombres que la nuit.
Mon travail à moi ne peut pas être détruit aussi facilement. La pierre a cette caractéristique de survivre au temps et aux affres du monde. Quoi qu’il arrive, mon œuvre me survivra. C’est tout ce qui importe.
J’entends une cavalcade dans le couloir.
— Cesare… Que fais-tu ?
C’est sa voix. Je n’ai pas besoin de me retourner pour le savoir.
— Non… NON !
Il se jette sur les cendres, sur ces bouts de rien qui disparaissent entre ses mains.
Ses espoirs en fumée.
— Pourquoi ? hoquète-t-il.
Je le contemple. Son visage est déformé par l’horreur. Je me nourris de sa souffrance. Même en cet instant, il serait beau à peindre. Il y a, dans sa terreur, une étincelle de vie, une fièvre rare. Ce serait une œuvre magnifique.
Il reste avachi au sol, arrachant des larmes de son visage, frappant de ses poings le carrelage. Son pourpoint rouge accentue le contraste avec sa peau laiteuse. Ses colliers brillent, échos des dernières braises. Quelle scène intense ! La tragédie est captivante.
Il se redresse un peu. Je m'attends à ce qu'il se jette sur moi qu’il me frappe, qu’il me blesse.
Rien.
Pourtant, je le mérite.
Il ne me regarde même plus. Il cherche dans le tiroir une page survivante qui n’existe pas.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
C’est Artemisia.
Elle entre à son tour et contemple les cendres. Elle étouffe un cri. Andréa et Taddeo la suivent. Ils ont une expression de sidération mélangée à de l’épouvante. Ils me pensaient incapable d’une telle chose. Ils me croyaient faible.
J’ai envie d’immortaliser leurs réactions.
Artemisia pose la main sur le dos de Salvatore, qui continue de pleurer. Andréa m’interpelle. Sa question ne fait pas sens. De toute manière, plus rien n’a d’importance.
Il a l’air scandalisé. Il agite sa main et mes yeux s’arrêtent sur son bouton de manchette.
Je me fige.
Je le reconnais. C’est celui de mon père. C’est son préféré. Celui à l’effigie de la famille.
Ma vision se trouble, j’ai l’impression que les formes se mélangent. Tout me parait plus petit, puis plus grand dans l’atelier.
La réalité me frappe de plein fouet. Il l’a reconnu comme héritier légitime. Les bruits autour de moi deviennent assourdissants.
Toute l’atrocité de la scène me saute aux yeux.
Mon acte.
Son caractère irrémédiable.
Le désespoir de Salvatore.
J’ai le souffle coupé.
Qu’ai-je fait ?
Sa souffrance m’envahit et s’enracine dans ma poitrine. Je recule de quelques pas. Chacun de ses sanglots me fend le crâne. Je ne peux pas rester là. Devant cette constellation de regards haineux.
Je traverse la pièce en courant. Je bouscule les autres héritiers. Sur leur visage, j’aperçois un mélange d’horreur et de colère.
Je me précipite vers mon refuge et je referme brutalement la porte derrière moi.
Ce que je viens de faire est impardonnable.
Je m’adosse contre le bois pour tenter de respirer.
Qu’ai-je fait ? Et au nom de quoi ? Est-ce que je viens de détruire la vie de la personne que j’aime le plus sur cette terre ?
Je me laisse tomber au sol. La tête dans les mains.
Mes ongles viennent lacérer mes bras.
Je suis un monstre. Un monstre. Je n’ai pas de cœur.
Les visages horrifiés des autres héritiers me reviennent en tête. J’entends encore les pleurs de Salvatore qui résonnent sans fin en une plainte qui me broie de l’intérieur.
J’entends du tapage dans le couloir. J’entrouvre un peu la porte. Artemisia appelle Salvatore. Elle le supplie de rester. De me confronter. Une cavalcade lui répond. J’aperçois Andréa et Sirani qui tentent de le retenir. Sans succès.
Je referme la porte et cours jusqu’à la fenêtre. D’ici, j’ai une vue sur l’entrée principale.
Après quelques minutes, je discerne la silhouette de Salvatore. Il traverse la cour en grandes enjambées puis s'arrête au niveau des grilles. Il porte un baluchon sur ses épaules.
Il se retourne et lève les yeux vers ma fenêtre.
J’ai envie de lui crier de revenir. Je suis prêt à tout encaisser. Les insultes. Les pleurs. Les coups. Les hurlements.
Mais pas ce silence.
Pas cette fuite.
Il rabat un capuchon sur sa tête et je sais que c’est la dernière fois que je le vois.
Je hurle son nom.
Mon cri est avalé par la nuit.
Sa silhouette disparaît dans la brume.
Je reste figé de longues minutes à guetter une ombre qui ne reviendra pas.
J’ai fait ce que mon père voulait. J’ai obtenu du temps. Je me suis vengé.
J’ai perdu ce qui comptait le plus pour moi.
Je me sens totalement vide.
Mes membres sont transis par le froid. Je referme la fenêtre et me retourne.
Les rayons de la lune illuminent ma statue au centre de la pièce. Elle est si belle.
Le regard de pierre me transperce. Elle me nargue. C’est un jugement. C’est un défi. Si Salvatore ne peut plus concourir, alors je n’en ai pas plus le droit.
J’aperçois le marteau à quelques mètres de moi. Je rampe jusqu’à l’outil. Je dois détruire mon chef-d’œuvre.
Le manche me parait glacial. Je me relève et me positionne face à mon travail. Je brandis le maillet au-dessus de ma tête.
À trois.
Un.
Deux.
Trois.
J'abats la masse dans le vide.
L’instrument termine sa course contre un coin du mur.
Je le récupère et j’essaie une nouvelle fois.
Un
Deux
TROIS
Un hurlement de frustration s’échappe de ma bouche. Le marteau voltige contre la table.
Je suis incapable de détruire mon travail. Mes cris se muent en sanglots. Une rage contre moi-même. Je jette tout ce qui m’entoure. Déchire les croquis, les modèles de cire et de glaise, les pinceaux, les carnets, les toiles.
Le visage de Salvatore se cristallise devant moi : taillé dans l’horreur.
Je suis responsable.
J’ai envie de vomir.
Je ne vois qu'une seule solution. Cette perspective m'apaise immédiatement.
Mon regard erre dans la pièce et s’arrête sur la corde en chanvre qui a été utilisée pour tirer le bloc de marbre jusqu’ici.
Je la récupère et réalise un nœud coulant.
Mes mouvements sont méthodiques. Je ne tremble pas. Je suis sûr de moi.
Je ne mérite pas d’autre fin.
Je contemple la statue. Seule œuvre encore immaculée et intacte dans la pièce. Au moins, je la verrai jusqu’au dernier moment.
Mon prodige. Mon testament.
Et en même temps, vu ce qui s'est produit au précédent, la suite était logique.
Bon, je rallongerai peut-être un poil la scène où Cesare passe de ce côté spectateur de l'horreur qu'il a créée à "mon dieu qu'ai-je fait" mais dans l'ensemble c'est quand même réussi, et son personnage est suffisamment bien construit jusqu'ici pour que ça reste parfaitement crédible.
Le déclencheur est aussi logique, mais je me demande si ça ne serait pas le moment que Cesare réalise qu'il se fait manipuler par son père (ce qui pourrait peut-être rendre encore plus dur la scène, et encore plus logique sa conclusion. "Il l’a reconnu comme héritier légitime." -> là il comprend que son frère est le "préféré" mais au-delà de ça je n'ai pas le sentiment qu'il conçoive la manipulation.
Je reviens sur ma remarque précédente du coup : ça fait sens (même si c'est affreusement cruel) que son père ait voulu le pousser à saboter Salvatore : il se moquait que Cesare se sabote lui-même tant qu'on éliminait le premier du concours pour laisser la place à un de ses fils. Mais au-delà, ça met aussi en relief qu'il a davantage confiance dans le travail d'Andréa que dans celui de Cesare.
Ça rejoint aussi que depuis le début son père a été chercher Andréa parce qu'au final il n'avait pas confiance en Cesare. Mais pourquoi pousser tant Cesare, sinon pour le torturer ?
Je m'arrête aussi sur le souvenir manquant : c'est dur de ne pas savoir ce que c'est... (pour la lectrice que je suis).
Quelques broutilles :
-"Je pourrai tous les perdre" -> pourrais
-"Si petite et tellement puissante." -> un peu facile peut-être, mais j'aurais bien suggéré "si fragile et tellement puissante"
Je trouve qu’il change un peu vite sur le « je vais tout détruire c’est bien fait » à « quel acte ignoble » mais j’ai peut-être pas bien compris le déclencheur avec les manchettes (qui veulent dire que Andrea est reconnu comme un frère légitime ou lui vole sa place ?)
Bien retranscrit ce désespoir ! J’imagine que c’est pas évident d’écrire ce passage ?
Donc, si le chapitre est efficace et rude, plutôt bien écrit sur cet acte final, il est pour moi amoindri par l'existence du voyage dans le temps ! Je vais voir un coup plus loin. <3
Je pense que c'est pas facile d'écrire ce genre de passage sans tomber dans la naïveté ou le sentimentalisme ou la cruauté gratuite. Je trouve que tu t'en tires pas mal ; je me suis demandé un instant si c'était pas Salvatore qui mettrait fin à ses jours. Je pense que ça serait pertinent de rappeler - que Cesare se rappelle ou qu'on le lui rappelle - qu'il a potentiellement condamné le père de Cesare à être emprisonné. ça rajouterait une couche.
J'aurais pu faire ce retour au chapitre précédent mais j'y pense maintenant : je trouve vaguement étonnant qu'Artemisia, vu qu'elle est censée être pote avec Cesare, ne fasse pas au moins une vague apparition de temps en temps à l'atelier de Cesare, ne serait-ce que pour se faire rejeter, et à la rigueur ne plus essayer de le voir, mais au moins passer une tête au début.
Y a des petites répétitions, mais qui disparaîtront à la réécriture.
J'avais pas capté que c'était la nuit, et ça m'a perturbé que ça soit mentionné quand Salvatore se barrre, sur le coup j'ai cru que c'était une dramatisation stylistique et pas une indication temporelle.
J'ai adoré les avant dernières phrases "mon prodige. mon testament", tellement que je pense que tu devrais enlever la toute dernière phrase, que j'ai trouvée en plus superflue et, pour le coup, rajoutant le petit soupçon de trop en termes de drama pour que ça fasse pas un peu too much à mon goût. je trouve qu'elle fait un peu clichée, en vrai. Alors que "mon prodige mon testament", c'est unique à ton univers, et le mot testament dit tout.
Je trouve ce chapitre bien réussi, en vrai, je savais pas trop à quoi m'attendre mais ça m'a bien convaincu.
Plein de bisous !
Et il a fait quelque chose d'encore plus déplorable après !
Je me dis qu'il ne va sûrement pas mourir, que quelqu'un va arriver, mais d'un autre côté, si c'était moi qui avais écrit, j'aurais été tout à fait capable de le faire mourir maintenant alors je me dis qu'il n'est pas impossible qu'au prochain chapitre, point de vue d'Andréa peut-être, ou d'Artémisia, on le retrouve pendu, déjà raide, au bout de sa corde...
En tout cas, la situation a très mal tourné... Je pensais que Salvatore se souviendrait d'une partie de sa mélodie, mais il avait l'air totalement dévasté... Va-t-il tout de même pouvoir sauver son père ?
Par ailleurs, les deux derniers chapitres nous ont montré l'influence que le père a sur Cesare, mais peut-être que montrer ce revirement de comportement plus lentement serait plus judicieux... J'ai l'impression que Cesare change trop vite ses pensées... En lisant, je me rappelle qu'il a une tendance à se sentir coupable et à être très hésitant, mais je me dis que c'est quand même étrange d'avoir deux revirement de comportement et de pensées en seulement deux chapitres...
En tout cas, j'ai hâte de voir la suite ! Je serai curieux de voir un chapitre du point de vue du père, même si je pense que ça n'arrivera pas, peut-être par souci de conserver l'aura mystérieuse et inquiétante qui émane du personnage...
"
Taranee
Posté le 11/02/2025
Il a fait la chose stupide !
Et il a fait quelque chose d'encore plus déplorable après !"=> En effet...
"Je pensais que Salvatore se souviendrait d'une partie de sa mélodie, mais il avait l'air totalement dévasté... Va-t-il tout de même pouvoir sauver son père ?" => Je ne répondrai pas à cette questions :p
Je note pour tes doutes au niveau du comportement de Cesare. Pour moi, il a toujours été dépressif, le fait d'être abandonné par tout le monde et de commettre quelque chose qui entraîne une telle culpabilité me semblait suffisant pour passer à l'acte. A voir, à la reclecture, il y a certainement un moyen de mieux amener tout ça (et là, j'ai vraiment la tête dans la texte^^).
"Je serai curieux de voir un chapitre du point de vue du père, même si je pense que ça n'arrivera pas, peut-être par souci de conserver l'aura mystérieuse et inquiétante qui émane du personnage..."=> en vrai ce serait intéressant, mais j'ai un peu peur de l'incarner XD
Merci encore ! J'avais hâte de lire ta réaction :)
A bientôt !