Chapitre 39 : le Banquet

Par Makara
Notes de l’auteur : Hello les plumes et plumeaux ! Me revoilà avec une bonne nouvelle ! Tailleur d'Images a été sélectionné lors de l'appel à texte NAOS, donc je vais avoir un rendez-vous avec le directeur de collection et l'éditrice d'ici un mois pour "vendre" mon projet !
Je suis terriblement en retard sur mes réponses de commentaires, mais sachez que toutes sont pertinentes et vont me servir à faire ma réécriture. Là, je suis sur le paufinement des derniers chapitres pour vous les livrer rapidement, histoire que vous puissiez m'aider à voir les axes de retravail (même si j'ai déjà pas mal de choses en tête et que je ne pourrai tout retravailler en un mois) !
Bref ! Merci ! Merci !

Artemisia


TRAHISON. TRICHERIE. 
Ton cerveau ne peut formuler que ces deux mots tant il est en ébullition. Quand tu as vu la statue, tu es restée interdite. Seul Cesare est capable de réaliser une œuvre d’une telle finesse ! Ton esprit a fabriqué mille hypothèses, mille conjectures. La plus probable est la suivante : Andréa a forcé Cesare à s’écarter du concours et s’est approprié son œuvre. Pourquoi es-tu étonnée ? Andréa est le seul à ne pas être un artiste. Il n’a jamais rien produit de lui-même. Il ne doit pas imaginer à quel point le vol d’une œuvre est immoral et impensable pour toi comme pour les autres.
Être face à cette mascarade, cela te rend amère. Tu as l’impression d’avoir fait tous ces efforts, tous ces sacrifices pour rien. Tu savais que tu ne gagnerais pas. Tu avais calculé les probabilités et elles étaient faibles. Pourtant, tu es déçue. Cette victoire t’aurait couronné, légitimé.
Tu as beau te répéter que tu n’as pas besoin de cette victoire, c’est dur. Ce sont les Tailleurs d’Images qui l’emportent, une fois de plus. À eux, le monopole des ressources, les principaux mécénats, l’argent du commerce, à eux les traces qui perdurent, les manigances et les complots en pagaille. Et tout ça en trichant. 
 — Est-ce que j’ai l’autorisation de broyer le morveux, maintenant ? demande Isabella en te regardant. 
— Oui, mais je te dirai le bon moment. 
Isabella acquiesce. Tu sais qu’elle ne plaisante pas, mais tu te sens tellement trahie que l’utilisation de la violence te paraît justifiée. 
— On ne sait pas ce qu’il s’est réellement passé, déclare Sirani. 
— Je suis vraiment déçu par Andréa, je l’aimais bien, ajoute Taddeo en serrant son écureuil contre lui. 
Alors que la foule continue d’ovationner le traître, tu cherches Cesare du regard. Même s’il avait décidé de ne pas participer, il serait dans cette cohue. Il serait quelque part. Pour voir son œuvre s’envoler. Tu ne discernes pas sa silhouette. Un frisson te parcourt. Tu as un mauvais pressentiment et tu essaies de te rassurer en te disant qu’il est déjà parti, qu’il doit vous attendre à l’Académie. 
— Rentrons. Nous devons nous préparer pour le banquet.
Les héritiers ne te font pas répéter l’ordre et suivent ton fauteuil. 
Personne n’a envie de s’attarder.


* *
*


Tu n’as pas vu Cesare de la journée. Il n’est pas dans son atelier ni dans sa chambre. Il doit être dans la ville à cuver son chagrin dans un lait de pavot. Tu ne peux pas te mettre à sa recherche. Pas maintenant alors que toutes les mondanités s’enchaînent et que tu as un rôle à tenir. 
Le repas de célébration est insupportable. Toutes les familles et les professeurs sont réunis. Tu te demandes si tout le monde est conscient de la tricherie des Tailleurs d’Images. En tout cas, tout le monde fait bien semblant. Une vraie troupe de théâtre.
Aucune voix ne s’élève contre le Doge. Andréa est assis à côté d’une femme que tu n’as jamais vue. Tu as du mal à croire qu’elle est sa mère, elle a l’air d’avoir vingt-cinq ans tout au plus. Pourtant, il y a un vrai air de ressemblance. Andréa lui serre compulsivement la main et ne touche pas à son assiette. Cela te satisfait. Tu espères qu’il se sente bien coupable. Les goûteurs tendent les plats au Doge dès qu’ils sont persuadés qu’ils ne sont pas empoisonnés et tu espères presque qu’ils le soient.  
Le Doge a un visage fermé. Il n’est ni passionné par le spectacle de troubadours ni par les plats toujours plus opulents les uns que les autres. La plupart du temps, il a le regard dans le vide. 
Cesare n’est pas parmi eux, il a été effacé. De son rang, de cette famille. Comme Hilda. Remplacée par cette femme jeune à la beauté fascinante. Tu as presque l’impression qu’ils n’ont jamais existé. L’injustice de la situation te brise le cœur. Où qu’il soit, il doit souffrir terriblement. Tu te jures de mettre ta rancœur de côté pour lui remonter le moral. 
Observer son absence te rend de plus en plus nerveuse. 
Tu n’as pas pris de ses nouvelles hier soir et tu culpabilises. La vérité, c’est que tu jugeais qu’il avait dépassé les bornes. Tu ne voulais pas être celle qui apaise et réconforte alors qu’il avait tort et qu’il ne t’avait toujours pas remerciée pour tes efforts pour le retrouver. Tu avais l’impression d’avoir assez fait alors que tu n’avais récolté de sa part qu’indignation et désobligeance depuis un mois. Pourtant, juste avant de partir ce matin, tu as senti que quelque chose clochait. Et cette sensation te colle à la peau. 
Tes mères te rejoignent. Elles sont en retard. Tu n’aimes pas ça. Être à l’heure, c’est important. Si même la ponctualité se perd, à quoi peux-tu te raccrocher ? 
— Où vous étiez ? leur demandes-tu avec un air furieux. 
— En discussion avec la Maison des Orfèvres, ils viennent de nous confier un secret. 
Ton cœur s’arrête. 
— Lequel ? 
— Ils ont trouvé le chien prodige. Celui qui appartient à Hilda, chuchote Mi.
Tu fronces les sourcils.
— Elle ne s’en sépare jamais, c’est étrange. 
— C’est ce que nous avons dit, poursuit Ma.
— Il s’avère que nous n’avons plus de nouvelles d’Hilda depuis un mois, continue Mi.  Pas depuis que le Doge a appris son rôle dans l’enlèvement des garçons. 
— Vous pensez qu’il la retient prisonnière quelque part ? 
— Non, Artemisia. Si son chien est dehors. C’est qu’elle a été tuée, rétorque Ma. Il l’a tuée. 
Tu frissonnes. Une couleur sourde gronde en toi. Tes doigts se crispent contre les accoudoirs de ton siège. Tu penses immédiatement à Cesare. Il a dû l’apprendre. Voilà qui explique son absence.
Ma te dévisage avec crainte. 
— Artemisia, ne tente rien sans nous en avoir parlé. Il en va de l’avenir de notre Maison. 
Tu acquiesces et fixes le Doge. Tu aimerais que ton regard le réduise en cendres. 
Sans surprise : rien ne se passe. 
Tu réfléchis à la manière de le faire tomber et tu ne trouves rien. À moins de prouver l’assassinat de sa femme, il est intouchable. 
Pour te calmer, tu te mets à compter le nombre d’hommes qui portent une cape et ceux qui portent une cosaque. Puis tu te mets à calculer la hauteur des coiffes de certaines invitées et la distance entre certaines familles. Enfin, tu remarques que plusieurs personnes ont accroché une petite plume de paon sur leur cape. Afficher si ostensiblement son soutien au Doge te répugne. Alors que tu t’apprêtes à faire cette remarque à voix haute, tu remarques que la Doyenne demande le silence :
— Gents Dames et Gentilshommes, nous voici réunis pour célébrer la victoire des Tailleurs d’Images. Ce banquet clôture six mois de concours durant lesquels les héritiers se sont formidablement investis et ont présenté des œuvres toutes plus belles les unes que les autres. Les travaux seront exposés dans l’Académie après la cérémonie de l'Élévation qui aura lieu demain matin. Durant cette cérémonie, nous entendrons la voix du Sérénissime adouber la famille gagnante et nous écouterons les projets innovants que nous réserve la Maison des Tailleurs d’Images. En attendant, je vous invite à faire frémir vos papilles avec nos merveilleux desserts ! 
Des applaudissements polis suivent son discours. Tu notes le sourire figé de la grand-mère d’Isabella. L’air sombre de toutes les femmes de la Maison de la Métallurgie. La matriarche chuchote quelques mots à sa fille qui hoche la tête. Celle-ci rejoint la Maison des orfèvres et se lance dans une discussion feutrée avec eux. Tu aperçois Sirani qui te fait un signe. Tu le lui retournes. Tu te concentres sur le nombre de plats : cent-vingt-trois. Tous différents. Des mets des quatre coins de l’île d’Egade. Des spécialités de chaque région. Il y en a même plus que lors du bal masqué en début de concours.  
Tu perds la notion du temps. Tu regardes les spectacles sans les voir. Tu manges alors que rien n’a de saveur. Tu attends le moment où Andréa sortira de table, pour pouvoir le confronter et avoir une explication. La salle se désemplit petit à petit. Tu sens une terrible tension dans l’air, cela te donne un goût âcre dans la bouche. Tu te penches vers tes mères. 
— Quand je vous le dirais, il faudrait que vous occupiez le Doge, je dois parler à Andréa et je pense que son père ne va pas le quitter d’une semelle. 
Elles hochent la tête sans t’interroger davantage. 
Quelques minutes plus tard, tu aperçois Andréa qui se lève, certainement pour aller aux toilettes. Tu donnes le signal aux autres héritiers ainsi qu’à tes mères. 
Le premier essai est un échec. Tes mères n’arrivent pas à temps et le Doge arrive à rattraper Andréa pour l’obliger à rester à table. En remontant le temps de trois minutes, le deuxième essai s’articule mieux, mais tu sens que le Doge arrivera trop vite à fausser compagnie à ta famille. Lors du troisième essai, tu as mis au parfum la Maison du Vivant et leur intervention te permet de suivre Andréa sans te faire remarquer. Taddeo, Isabella et Sirani te rejoignent. Vous sortez du réfectoire. 
Le brouhaha de la grande salle laisse place à un silence oppressant. La silhouette d’Andréa est visible au loin. Il marche les épaules voûtées. Son allure n’est pas celle d’un jeune homme fier et victorieux. 
— Andréa ! 
C’est Sirani qui l’appelle la première. Il se retourne, se fige en vous apercevant, tremble et s’effondre littéralement au sol. 
Tu t’arrêtes. 
Les autres font de même. 
La tête dans ses bras, il pleure si fort que les sanglots résonnent dans le couloir. Il marmonne quelques mots incompréhensibles. Ta mâchoire se crispe. Tu essaies de trouver une raison à son bouleversement, mais tu n’en trouves aucune. Tu vois le visage de Sirani se tourner vers toi. Tu devines son expression : l’inquiétude.
Taddeo se balance de gauche à droite, certainement gêné par la scène. Isabella crache au sol, peu touchée par son état. 
Andréa renifle bruyamment, mais ne s’arrête pas. On dirait qu’il a retenu ses larmes tellement longtemps qu’il est incapable de se ressaisir. Tu sens qu’il a été contraint, tu sens qu’il a traversé une épreuve. Et soudain, tu n’as pas envie de savoir. Tu as envie de retourner dans le réfectoire parce qu’il te regarde, et tu sais que ce qu’il a vécu va t’affecter. 
Te briser. 
Cela concerne Cesare. 
Tu le sens au plus profond de tes entrailles. 
— Relève-toi correctement pour que je puisse te filer la branlée de ta vie, lui ordonne Isabella. 
Étonnamment, il obéit et regarde l’héritière comme s’il acceptait cette perspective. Elle se rapproche avant d’être arrêtée d’un geste par Sirani. 
— Laissons-le s’expliquer. 
— Il n’y a pas besoin d’explication. Il a volé l'œuvre de Cesare. Il va payer. 
Isabella l’agrippe par le col de sa chemise et le soulève. 
Il ne fait pas un geste et attend en la fixant avec des yeux larmoyants. 
Isabella te jette un coup d'œil et tu secoues la tête pour lui comprendre que ce n’est pas nécessaire. Elle repose Andréa. Il te dévisage.
— Cesare s’est… Il… Il…
— Accouche, le presse Isabella. 
— Il s’est suicidé, avoue-t-il dans un hoquet.
Tes oreilles bourdonnent. Des satanées abeilles. 
— Tu mens, rétorque Isabella. 
Ses yeux se remplissent de nouveau de larmes. Les tiens sont secs. Tes mains tremblent. Le couloir tourne. Tu baisses la tête et tu regardes tes genoux. 
À l’intérieur de toi, tout hurle. Les pensées. Les souvenirs. Les regards. Les mots. La culpabilité. Le désarroi. La honte. L’horreur. 
Tu penses à la raison de l’enlèvement. Tu penses à son état hier. Tu réfléchis à ton inactivité et à ton indifférence. Tu comptes le nombre de fois où tu aurais dû agir. Qu’est-ce que tu peux être bête ! 
Tu vis un séisme. 
Tu l’as abandonné. Et maintenant, il est trop tard.
Tu ne peux pas remonter aussi loin dans le temps. Un tel geste entraînerait ta mort. 
La panique s’insinue dans tout ton être. Tu cherches l’air. Sirani et Taddeo s’agenouillent et se penchent vers toi. Ils ne sont que des ombres. Ils te donnent des conseils, te disent de mieux respirer. 
Tu n’y arrives pas. C’est trop dur. Chaque respiration est une réalisation de ton impuissance. C’est trop difficile. 
Tu sens une main se poser sur la tienne : Sirani. Une autre t’agrippe l’épaule : Taddeo. 
— Andréa ! 
Le Doge, accompagné, par sa nouvelle femme, traverse le couloir et empoigne Andréa pour le forcer à revenir dans la salle du banquet. Tes mères apparaissent soudain dans ton champ de vision. Est-ce que les autres sont allées les prévenir ? Tu l’ignores. 
Tout ce que tu vois c’est la plume de paon qu’elles ont attaché à une de leurs robes. 
— Vous ne pouvez pas porter ça ! 
Tes mains tâtonnent pour arracher la plume. Mi t’attrape les doigts et murmure :
— Artemisia… Ce n’est pas ce que tu crois. Fais-nous confiance. Nous savons ce que nous faisons. 
 

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Taranee
Posté le 06/03/2025
Coucou !
Bravo pour ta sélection à l'appel à textes ! Cette histoire le mérite amplement !

Pour le chapitre, j'ai remarqué d'abord quelques coquilles : "couleur" au lieu de "colère" et "cosaque" au lieu de "casaque" (ça ne doit pas être facile de porter un cosaque quand-même ^^)

Sinon, j'ai bien aimé le chapitre (comme d'habitude, tu me diras), mais je n'ai pas très bien réussi à m'immerger dans les sentiments d'Artémisia au début... Je dirais que c'est parce qu'on n'a pas assez eu de chapitres de son point de vue, ce qui fait que l'on ressent moins de compréhension envers le personnage. Mais la fin du chapitre, quand Andréa s'effondre et qu'il annonce la mort de Cesare à ses camarades est très convaincante. On ressent bien le drame et l'émotion de la situation.

Ce qui m'étonne, c'est que tous les candidats aient pu penser qu'Andréa avait simplement volé l’œuvre de Cesare, sans explication, par plaisir personnel... Cela révèle peut-être de l'hypocrisie chez les jeunes héritiers, une facette de leur personnalité que l'on avait pas vue avant, car au bout d'un an, ils devraient pourtant savoir qu'Andréa vaut un peu mieux que ça. A moins qu'ils ne le prennent pour un incapable et un marginal depuis le début, sans avoir jamais changé d'avis...

Et comme d'habitude, tu nous laisses sur un petit suspens ! Raaaah ! J'ai tellement envie de lire la suite ! Si jamais le Tailleur d'Images devait sortir en livre, je pense que je l'achèterais !!
ANABarbouille
Posté le 06/03/2025
Félicitations pour Naos ! :)
Content de retrouver Artemisia, la pauvre… effectivement un peu tard pour revenir dans le temps !

Ses yeux se remplissent de nouveau de larmes. —> ça suit une exclamation d’Isabella et j’ai cru d’abord que « ses » = ceux d’isabella (on comprend vite que c’est pas possible qu’elle pleure mais pour plus de fluidité peut-être remettre « les yeux d’Andrea »?)
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