Chapitre 42 : Les derniers Vanes

Notes de l’auteur : Merci à ceux qui seront arrivés jusqu'ici. N'hésitez pas à vous manifester par un petit commentaire, il sera lu avec grand plaisir :)

Freyr se souvenait du blé qui jaillissait des champs, si doré qu'il rivalisait avec les rayons du soleil. Il se souvenait des arbres qui croulaient sous des fardeaux de fruits sucrés et parfumés, du bourdonnement des abeilles, du pollen flottant dans la brise, du miel sucrant le lait du matin, des fleurs blotties dans les cheveux des courtisanes, du vin qui réchauffait ses soirées, de la chair qui embrasait ses nuits.

Les semaines s'égrainaient et rien ne fleurissait. La terre demeurait stérile à ses prières. Il en revenait chaque soir, le front dégoulinant de sueur et de la crasse jusque sous les ongles. Freya ne l'accueillait plus, alors c'était une servante qui le prenait en pitié. Elle lui préparait des bains chauds dans lesquels fondaient toutes ses douleurs. Cette fille lui plaisait bien. Ses joues rouges lui rappelaient les pivoines sur les balcons de Freya. Il aimait la douceur de ses mains quand elle le massait en assurant, de toute sa candeur, que le lendemain serait un jour meilleur. Freyr lui souriait, un peu amorphe, trop las pour la contredire, trop peureux d'anéantir ses espoirs.

Après l'avoir aidé à passer une robe de chambre, elle l'accompagnait jusqu'à ses appartements. Il s'y bousculait autrefois autant d'hommes et de femmes désinhibés qu'il n'y avait désormais de grains de poussière sur les boiseries. Freyr passait les doigts sur une commode. Sous la poussière, encore la poussière. Un million de particules des gens de Vanaheim que rien ne pouvait ramener. La fatigue l'écrasait trop pour l'en émouvoir. Toutes ses larmes avaient coulé sur la terre qui ne lui obéissait plus.

Les yeux clos, béni par les tendresses somnolentes de la servante, le sommeil ne lui était pas accordé tant que les sanglots de Freya résonnaient dans la pierre blanche. Alors, quand son amante percevait sa tourmente, elle se redressait, feignant l'étonnement, puis elle plongeait les doigts dans son épaisse chevelure poivre et sel, et couvrait les lamentations par une vieille comptine de Vanaheim.

De l'autre côté du mur, sa voix parvenait jusqu'aux oreilles de Freya. Assise devant sa coiffeuse dont le miroir avait été couvert, la déesse passait des heures dans l'obscurité, à brosser sa chevelure qui ne cessait de ternir. Son éclat, que Saga vantait dans chacune de ses histoires, tombait sur le sol, à chaque larme d'or qui dévalait sa joue.

Assourdie par cette chanson que fredonnaient les mères de Vanaheim à leurs enfants, étranglée par la peine, Freya quittait sa chambre et errait dans son propre palais comme un fantôme. Dans sa robe de laine trouée, ses pas la ramenaient inexorablement au même endroit.

Sur le balcon, bordé de jardinières dans lesquelles toutes les fleurs avaient fané, là où il ne restait rien à contempler. Le bassin était vide et empestait la moisissure. Avant, c'était là, en contrebas, que chatouillés par les remous, jouaient les enfants de ses serviteurs et où, passées les heures du jour, dansaient les corps, éclataient les rires et toute la vie des Vanes. Désormais, l'eau ne coulait plus, la cascade s'était asséchée.

La lumière de la lune n'était plus accueillie en cette place. Tous les miroirs, même ceux destinés aux astres, avaient été brisés ou recouverts. Depuis que Freya ne supportait plus de voir son visage se friper comme une vieille pomme. C'était de l'amour qu'elle tirait sa beauté, mais que restait-il à chérir sur un tas de cendres ? Même ses chats, ses deux princes, s'en étaient allés. La famine les poussait aux côtés de Skadi, qui, des semaines durant, partait en chasse, sur des territoires toujours plus éloignés.

Le cœur de Freya se flétrissait. Dans ces couloirs où soufflaient le froid et la solitude, ses princes lui manquaient. Elle se languissait de la douceur de leur fourrure bleutée, de leurs traits racés, de leur port de tête altier, de leurs yeux perçants qui se faisaient les gardiens de la noblesse passée de leur maîtresse adorée. Eux seuls paraissaient encore se souvenir d'elle comme d'une Reine et parfois, Freya doutait d'être encore digne de leur affection.

Souvent, elle finissait par tomber de fatigue, loin de sa chambre, assise à même le sol. La nuit passait ainsi et durait jusqu'à ce que vienne la servante. Cette fille venait, inlassablement, en sachant pertinemment qu'il lui faudrait affronter les humeurs de la Belle Déesse. Cesse donc de te rire de moi, crachait Freya ainsi que le faisaient ses chats. En se relevant, elle se dégageait des mains qui lui étaient tendues, elle rouspétait. Cependant, contrairement à ce que croyait Freya, son rôle n'était pas le plus difficile. Car si elle faisait face à la désolation de son royaume, elle n'avait plus aucun espoir à regarder mourir.

Les jours n'étaient pas plus gais pour la servante du palais. Le retour sur ses terres natales, annoncé telle une lumière au bout d'un interminable tunnel, s’avérait des plus obscurs. Elle se souvenait des fêtes, des musiques, des danses, des lumières dans le ciel, de banquets, de ses souverains enjoués, de tout ce qui faisait la vie des Vanes. Mais Freyr et Freya avaient vieilli. Freya, plus que son frère. Elle n'essayait plus. Sous le ciel rougi du sang des morts, elle attendait son tour, et sa servante redoutait chaque matin de la découvrir en contrebas, baignant dans les cendres de ses courtisanes.

Aussi, priait-elle pour que quelque chose rappelle la vie à Vanaheim. Une force des profondeurs ou de la voûte céleste, la volonté d'un astre ou celle des étoiles. Malheureusement, au fil des semaines, rien ne troubla sa routine. Tant qu'elle ne s'écroulait pas de fatigue ou d'anémie, elle récurait la demeure de ses maîtres. Aussi inlassablement qu'inutilement car la cendre revenait le lendemain. Elle lavait leurs habits avec soin, raccommodait les fibres, ravivait leurs couleurs à l'aide de pétales séchés rapportés d'Asgard, elle réchauffait les chambres et les salons en alimentant toutes les cheminées, battait les tapis et les tentures, veillait sur les maigres pousses qui parvenaient à sortir la tête de l'épais compost accumulé par les décennies. Des heureux hasards qui ne suffisaient ni au ravissement de Freya, ni à convaincre Freyr qui n'avait d'yeux que pour ses vastes étendues s’entêtant à demeurer stériles.

Un soir, Skadi revint, trois lapins pendus à sa ceinture. Les Princes de Freya les convoitaient sans équivoque. La chasse avait été épuisante. A la hâte, la servante délesta la chasseresse de ses prises et s'affaira en cuisine. Enrichi d'herbes et de racines cueillis dans les champs de Freyr, l'odeur du bouillon enroba les cœurs d'un baume. Les estomacs grondants se rassemblèrent dans un petit salon, dépoussiéré plus tôt dans la journée. Lorsqu'elle passa le seuil de la pièce, la servante se réjouit de voir un peu de gaieté sur les visages. Étendue sur un sofa, Freya se laissait joyeusement engloutir sous la fourrure épaisse de ses chats, qui se disputaient ses caresses dans un concert de ronronnements des plus tendres ; Skadi avait troqué ses dagues et sa cuirasse contre une robe de soie qui flattait son teint de glace ; quant à Freyr, il invita la servante à le rejoindre pour le repas. Elle ne refusa pas, évidemment, et tout le temps que durèrent les modestes festivités, elle ne cessa de recevoir les éloges de ses hôtes.

Une vive émotion s'empara d'elle. Ses dieux souriaient à nouveau. Freya en oubliait de pleurer et Freyr se laissait bercer par d'autres histoires. Skadi n'avait pas seulement rapporté de quoi manger, elle rapportait aussi le récit de son périple, ce qui devait bien être le seul divertissement disponible en ces lieux moroses.

« Je dois reconnaître que ces animaux sont d'excellents chasseurs, chère Freya.

— Je n'ai cessé de te le répéter, chantonna la Déesse en flattant la gorge de ses Princes. Ils sont à la fois mes enfants et mes gardes.

— Il était difficile d'y voir autre chose que de gros chats de salon mais si je dois être honnête avec vous trois, ils ont ramené la moitié de notre repas de ce soir.

— Nous vous devons beaucoup, Déesse, dit la servante. Ce sont à vos talents que nous devons notre survie. Aux vôtres et aux leurs », fit-elle en avisant les félins.

Skadi composa tant bien que mal une expression reconnaissante avant de se rembrunir.

« Nous avons dû aller très loin d'ici pour ces pauvres bêtes. Les terres sont désolées, seuls les rats se multiplient encore.

— Les rats et les lapins, gloussa Freya.

— Freya, nous ne pourrons pas rester ici. »

Freyr se roidit. L'abandon définitif des terres de Vanaheim était un sujet longuement évoqué, sur lequel tous deux avaient délibéré en secret, mais dont Freyr repoussait chaque fois l'exécution, dans le seul but d'épargner les sentiments de son aînée. Alors, avant que Skadi n'ajoute un mot de plus, sa tête pivota lentement en une dénégation, une mise en garde que l'opiniâtre déesse balaya.

« Cette fois, c'est terminé Freyr. Tu as vu de tes yeux que les terres sont sèches. Il n'y a plus âme qui ne vive ni dans les ruisseaux, ni dans les forêts. Nous pillons les toutes dernières. Nous ne survivrons pas ici, comme des charognards, en mangeant des racines enfouies sous la chair et la cendre. Nous devons partir. Rien ne peut plus vivre sur un continent qui a connu tant d'horreurs. Il lui faut le temps d'oublier, de laisser ses spectres s'en aller. »

La main de Freya s'était figée dans la fourrure et toute son allégresse, disparue.

« Je ne quitterai pas ma maison Skadi. Tu iras chasser plus loin, c'est tout.

— Je n'irais plus chasser à l'autre bout du pays pour une si maigre pitance.

— C'est ma maison. Je ne l'abandonnerai pas une seconde fois.

— Freyr, s'il te plaît, raisonne ta sœur.

— Freyr restera à mes côtés comme il l'a toujours fait. »

Mais Freyr, prit entre deux eaux, eut à choisir son camp.

« Skadi a raison, signa-t-il. Notre terre est morte. Elle n'est plus notre maison, elle est un tombeau. Partons, ma sœur. Nous en trouverons une autre. Une plus belle, une plus grande.

—Vous vous êtes décidés sans moi. Traîtres ! s'écria-t-elle. Quelles autres machinations avez-vous élaboré dans l'ombre ? Quel autre poignard allez-vous me planter dans le dos ? Depuis combien de temps me mens-tu, Freyr ?

— Cette terre n'est plus la nôtre Freya ! Entends-le ! feula Skadi dont les yeux brillaient d'émotion. J'ai relevé des traces de Jötnars dans les forêts, j'ai vu des nids d'Elfes Noirs le long des falaises... Qui sait combien d'autres sont passés !

  • Nous les accueillerons ici, et si leurs intentions sont belliqueuses, nous les chasserons, rétorqua l'ancienne reine de tout son flegme.

— Les chasser ? Nul besoin de les chasser ! Ils sont partis parce que cette terre se nourrit du peu qui passe à sa portée ! Elle te dévore le cœur Freya, tu le verrais si tu ne t'entêtais pas à voiler les miroirs ! Elle n'est plus ton territoire, elle n'est plus un refuge, c'est un vampire qui souille ce qu'a un jour été Vanaheim et ce qui était sa reine. Et quand il ne te restera plus rien, tu seras un autre spectre dans la masse qui compose la brume. Ce jour-là, Odin, où qu'il se trouve, pourra se réjouir d'avoir éradiqué toute notre race !

— Tu ne pourras pas entretenir le souvenir de Vanaheim auprès des morts.

— Vous êtes tous les deux contre moi !

— Jamais je ne serai contre toi, ma sœur bien-aimée.

 Il n'y a nulle bien-aimée là où règne la traîtrise ! »

Skadi fut sur le point de répliquer mais Freyr posa une main sur son bras pour l'en dissuader. Il n'aimait évidemment pas affronter le chagrin de sa sœur mais aussi, il la connaissait mieux que quiconque. Elle n'était pas la déesse de la raison. Que Skadi la provoque encore et une avalanche l'emporterait car Freya était la déesse des passions. De la démesure, des tourments, des joies, des larmes, des cris, des folies. La victime d'une nature passionnée qui la consumait autant que l'ennui l'empoisonnait. Sur Vanaheim, elle avait brillé comme le plus puissant, le plus orgueilleux des astres et même dans ses plus cruels caprices, elle n'avait jamais cessé d'être le cœur, d'être l'âme, d'être la vie, d'être la beauté de leur royaume. Freyr ne rêvait que de la voir scintiller, illuminer, éblouir à nouveau.

Priant sa tendre idole, il s'agenouilla et dans ses mains caleuses, enveloppa celles, délicates et frissonnantes de Freya. Ils n'échangèrent aucun mot, pas même un regard. Il n'y en avait pas besoin, car tous deux ne faisaient qu'un. Les deux facettes d'une même existence. Les lèvres de Freyr se froissaient doucement et petit à petit, la furie de sa sœur fut aspirée de son esprit, comme un poison hors d'une plaie. Elle coula vers les veines de Freyr et le broya de douleur. Un mal qui lui tordait les organes et l'esprit, qui recouvrit jusqu'à l'idée même de l'espoir. Comment Freya avait-elle pu vivre si longtemps avec un tel poids ? Comment avait-elle fait pour ne pas sortir aveugle d'une telle noirceur ? Des larmes d'or coulèrent des yeux de Freyr. Freya les recueillit sur le bout de son pouce. Toute la vie des vanes se dilapidait en peines inconsolables. Cela devait cesser.

«          Mon Soleil, mon frère, je suis tellement désolée, murmura-t-elle. Tu n'as pas à supporter cela. »

Malgré ses suppliques, ses plus sombres pensées s'écartèrent, chassées par un vent clément. Freya retrouvait les rayons pâles venus après la pluie. Son fardeau accablait Freyr, aussi lourd sur sa conscience qu'un sac rempli de pierres. Freya n'éprouva aucun soulagement à en être délestée. Elle ne savait que trop bien le mal qu'il engrangeait. Mais la nature de Freyr était plus optimiste, plus raisonnable que la sienne. Freyr ne romprait pas, il plierait à peine, et endurerait l'effort de la résistance jusqu'à supplanter le mal. Ainsi en avait-il été avec les tempêtes et les intempéries qui malmenaient ses cultures. Freyr était doué de patience, là où l'emportement ne suffisait pas.

« Je t'en prie, ne me laisse pas seule ici.

— Je m'en irai avec toi, quand tu seras prête. Pas avant. Nous sommes liés, ma sœur. Et rien ne saurait rompre ce lien. Il est ce qui me maintient en vie. »

Au loin, retentit un coup de tonnerre, qu'aucune pluie n'avait annoncé.

Freyr pressa sa soeur contre lui. La servante se blottit dans un fauteuil, genoux pliés contre la poitrine. Le coup frappa à nouveau. Ce n'est pas sur la terre qu'il s'abat. Skadi se leva, main sur le pommeau d'une dague cachée dans la doublure de sa robe ; Dos hérissé et la queue gonflée, les deux chats présentaient une posture hostile.

« Restez-là tous les trois. Je vais aller voir.

— Déesse, l'implora la servante. Qu'est-ce que c'est ?

— Je l'ignore. Ne bougez pas d'ici.

— Es-tu certaine que ce pays soit désert ?

— Comment pourrais-je le savoir Freya ! gronda Skadi. Il est immense ! Que sais-je des cavernes, des tunnels, des villages qui se trouvent de l'autre côté ? Qui que ce soit, il n'est pas venu par la mer. Le gardien ne l'aurait pas permis.

— Alors qui cela peut-il être ?

— Tu n'as qu'à y aller si tu es si impatiente de le savoir !

— Puisque tu me le proposes avec tant de diligence, c'est ce que je vais faire. »

Drapée dans son orgueil, Freya quitta à son tour le sofa. Le visage encore rougi par le chagrin, elle arborait pourtant un haut port de tête, plein de dédain, calqué sur celui de ses félins. Elle passa devant Skadi, sans accorder de réponse à Freyr qui tâchait de la retenir, et quitta ainsi la pièce, roide et déterminée.

Un nouveau coup retentit, mais ce ne fut rien en comparaison de l'agacement de la Déesse, qui secoua les murs.

Implorée par un Freyr inquiet, Skadi lui emboîta le pas, arme au poing, et récupéra au gré des couloirs ses lames dissimulées ici et là, tantôt dans un interstice entre deux pierres, tantôt sous un tapis, dans la main d’une statue, incrustée dans le relief d’une boiserie. Arrivée en haut de l'escalier qui menait à l'entrée du domaine, il ne lui resta plus qu'à lacer sa cuirasse. Devant les portes, elle était redevenue une panthère en chasse, prête à user de ses crocs et ses griffes de métal.

La main sur la poignée, Freya daigna lui accorder un regard entendu. Elle ouvrit la porte à la volée et ceux qui se trouvaient de l'autre côté n'apaisèrent en rien sa profonde irritation.

« Toi, lança-t-elle avec mépris. Que fais-tu ici ? Comment es-tu arrivé ? Peu m'importe en vérité, je ne veux rien entendre de ce que tu auras à me dire. Va-t'en ! »

Skadi écarta un peu plus la porte. En découvrant Loki sur le seuil, l'agacement de Freya prit tout son sens. Les deux se détestaient d'un commun accord, et cette unique entente galvanisait sans commune mesure leurs rivalités.

Si tous les vanes et tous les ases étaient un jour passés par la couche de Freya, il y en avait à peu près autant qui avaient fait escale dans celle de Loki. Freya accusait une nature trop changeante, trop incertaine pour faire du démon, un amant digne de ce nom. Trop dangereux. Et il a un tel manque de manière et d'élégance ! Pour rien au monde je ne souillerai mes draps de soie pour pareille créature ! Cette nature était aussi coupable d'une concurrence déloyale, selon ses dires. Il n'avait pas fallu beaucoup de temps à Skadi pour comprendre que tous deux redoutaient d'être dépassés par les charmes de l'autre. Chacun voulait rester son propre maître. C'était, elle, le commun accord le plus grotesque et le plus tordu de toute la création bien qu'elle en saisissait la base, si l'on voulait. Certes il maintenait le statut quo, et avait limité les querelles, mais il se taillait aux excès des deux personnes les plus excessives d'Yggdrasil. Dans un contexte martial, on aurait presque pu considérer là un respect pour l'adversaire, ce dont Freya se défendait à grands cris, naturellement. La vérité, c'est qu'il s'agissait avant tout d'un forfait non reconnu par deux adversaires qui craignaient trop la défaite pour mener bataille.

« Qui sont tes compagnons ?

— Skadi, ma toute belle, tu es resplendissante ce soir. Aussi tranchante qu'une lame et aussi efficace qu'une décapitation ! Me laisseras-tu un jour toucher ces griffes d'ivoire ?

— Parle Loki. Parle vite.

— Accorderiez-vous l'hospitalité à trois humbles voyageurs épuisés ? Rassasiez-les et ils vous raconteront tout. »

Le rire de Freya côtoya alors l'hystérie.

« Mais que croyais-tu en venant jusqu'ici ? Ma demeure n'est pas un refuge pour chien errant, Loki.

— A voir ton pelage miteux, j'aurais pensé le contraire. »

Deux choses se passèrent simultanément : Skadi élança son poing vers l'estomac de Loki et Sygn déploya tout un essaim écarlate en rempart.

Appuyée contre l'encadrement de la porte, une main posée sur sa hanche, Freya soupira de satisfaction. Elle applaudit mollement tout en dardant ses yeux bleus sur la jeune étrangère. Sygn s'en trouva profondément intimidée. Son bouclier bourdonnant s'évanouit, aussi promptement qu'il était apparu. Dans l'ombre de Loki, ses joues flambaient. Skadi était une déesse ! Que venait-elle de faire ? Et ces griffes qui lui sortaient d'entre les doigts ! Elle recula un peu plus dans l'obscurité, cherchant désespérément une poche, un pli, un pan de tissu où y dissimuler ses mains, portant en leur engourdissement la preuve de leur crime.

« Je vous demande pardon, je suis désolée, je ne voulais pas...

— N'ayez pas toutes ces politesses pour Skadi, lança Loki. Elle n'est pas aussi sauvage qu'elle n'en a l'air.

— Qu'est-ce qu'elle fait avec toi ? grogna la panthère.

— Sa jeune compagne est donc une sorcière, dit tranquillement Freya. Une sorcière qui ne se maîtrise pas, mais une sorcière tout de même. Viens, approche. Laisse-moi te regarder. Vanaheim est l'amie des Sorcières et nous n'avons pas été présentées, me semble-t-il. Cela aurait marqué mon souvenir. Je suis Freya, se présenta pompeusement la Déesse. Fille de l'Amour et de la Beauté. »

A cette prétention, nul ne trouva à contredire. Car bien que la jeunesse de la vane s'était éloignée depuis longtemps, l'âge poursuivait son œuvre avec fidélité. Chaque jour façonnait les traits de son visage et les courbes de son corps avec plus de grâce que le précédent mais il n'en oubliait pas pour autant l'affûtage de son esprit. La splendeur de la déesse résidait dans l'éclat diamanté de ses boucles, dans la netteté de ses lèvres pâles mais aussi dans les charmes émanant de ses mots, dans l'attention qu'elle portait à toute chose. Quand Sygn fit un pas vers la lumière, Loki la retint par l'épaule, d'une main ferme. Pas trop près, semblait dire son étreinte. Méfiance. Ses mots n'avaient pas quitté la mémoire de Sygn : une sirène.

« Quel est ton nom ? D'où viens-tu ?

— Je suis Sygn. Je viens des forêts qui bordent la Cité de Heimdall, répondit-elle avec hésitation.

— Cet imbécile !

— Skadi a raison mais nous ne parlons pas de lui. Comment t'es-tu retrouvée à faire cause commune avec lui ? »

Sygn chercha la réponse dans les yeux de Loki. Que pouvait-elle confier à cette déesse ? Que pouvait-elle dire ici ? Elle qui avait eu l'habitude de nier le plus possible son existence, n'osait plus parler.

« Quelle question ridicule ! s'exclama Loki en balayant la chose d'un revers. On me joint par choix bien évidemment !

— Par choix ! Que faut-il entendre ! Mieux vaut être sourd que de t'écouter, pauvre fou !

— J'ignorai qu'il y avait des Sorcières dans cette forêt. Hormis Torunn, précisa Skadi dont les soupçons plissaient le front. Se pourrait-il qu'elle ait vécu des années dans ces bois en ignorant la présence d'une de ses sœurs ?

— Ce n'est pas sa sœur.

— Sais-tu te taire Loki ? Il n'est pas question de toi ! Tu pourras te manifester lorsque nous évoquerons les rats que Skadi extirpe des trous !

— Je suis sa fille, avoua Sygn d'une voix si éteinte, qu'elle espéra ne pas avoir été entendue.

Mais de toute évidence, il n'en était rien et ses mots eurent l'effet d'une bombe.

« Torunn n'a fait que parler de son fils.

— Torunn n'est pas une idiote et elle garde ses meilleurs atouts dans sa manche, devina Skadi. Et lui ? Finira-t-il par parler ou lui a-t-on coupé la langue ?

— Et bien, chère Skadi, ronronna Loki. Toi, dont l'esprit est aussi aiguisé que tes lames. N'as-tu pas compris ? Nous venons de la Cité de ce cher Heimdall.

Les yeux blancs de la déesse s'arrondirent. Son visage se détendit d'un coup, comme si tous les tendons avaient été sectionnés.

« Qu'y a-t-il ?

— Freya, ne comprends-tu pas ? C'est l'enfant de Lopten. Regarde-le. Il a son teint, il a ses yeux fendus. Il a son mutisme.

— Qu'est-ce qui te prend de le ramener ici, Loki ? demanda Freya, horrifiée. Veux-tu jeter sur nous la malédiction ?

— La malédiction, qui la jettera selon toi ? Le Vieux est mort !

— Mais pas Heimdall, espèce d'imbécile !

— Heimdall ne le trouvera jamais ici. Il est trop occupé à ramasser les miettes de son palais.

— Et qu'imagines-tu ? Que nous allons accorder à son prisonnier une chambre en attendant que s'abattent sur nous tous les maux !

— Freya, c'est à ton frère d'en décider car c'est à lui que Lopten avait accordé la paternité de son enfant. Freyr l'avait acceptée. Il t'attendrait bien plus grands malheurs si une telle promesse venait à être rompue.

— A ce sujet, qu'en est-il de Lopten ?

— Ma mère s'est sacrifiée pour me laisser sortir.

— Il parle, constata Skadi avec une surprise dédaigneuse.

— Tout ceci est très malheureux mais je ne vous laisserai pas franchir le seuil de cette porte !

— Alors je ne t'offrirai pas le présent que j'avais prévu de te donner. »

L'aversion de Freya s'affaissa. L'hameçon était grossier, Sygn n'avait pas changé d'avis, mais le fait est qu'il semblait appâter la déesse, dont la posture changea subtilement. Les bras croisés sous la poitrine, son air s'adoucit, et pareille à une chatte, elle ne parvint pas à résister à sa curiosité.

« Avec quoi nous viens-tu, cher Loki ? »

L'avis de Sygn n'avait pas davantage changé sur le sujet du présent qu'il convenait de lui offrir. Loki en avait bien conscience et ce fut une affaire de rapidité. Sygn fut la première à extraire une pomme d'or de son sac.

« Nous vous avons cueilli ceci, dit-elle en tendant le fruit à Freya.

— Alors Torunn disait vrai, souffla Skadi.

— Elle dit vrai, confirma Sygn.

— Je suis d'ailleurs étonné qu'elle ne soit pas avec vous, ici, nota Loki. Vanaheim est autant son foyer que le vôtre.

— Toruun tient davantage à sa vengeance. Après l'accueil que lui a fait Thor, elle a disparu dans la Forêt de Fer. C'est du moins la rumeur que nous avons laissé courir. Le fait est qu'elle se terre chez ton amante. Chez Tanagra. Loki t'a-t-il parlé de Tanagra, chère Sygn ? C'est une elfe et une sorcière admirable, pleine de charmes et de talents.

— Cesse ton babillage Freya. Prends ce que l’on te donne et laisse-nous entrer. »

La belle déesse cueillit le fruit dans la main de Sygn et y croqua directement. La pomme d'or passa dans la main de Skadi, qui y laissa l'empreinte de ses crocs. En un seul regard, toutes deux décrétèrent que ce présent était un prix honnête pour une audience avec Freyr. 

 

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