Chapitre 44 - Orgueil et décandanse

-C’est abusé, là !

-Ah oui ?

-Non mais sérieux… les cheveux longs, c’était toi !

-Ça te choque ?

-Oui, mais ça veut pas dire que c’est en mal. Juste, il va falloir que je m’habitue, parce que là…

-Là … ?

-Non mais j’étais vraiment habituée à ce que t’aies les cheveux longs, quoi !

-Et moi à ce que tu sois vierge.

-Tourne-toi, pour voir.

 

Charlotte était restée comme deux ronds de flan devant ma nouvelle tête. A défaut de pouvoir porter une tenue un minimum féminine, avec ce jean flare qui à chaque pas se chargeait d’un peu de l’immonde graisse de phoque que je me tartinais sur le tatouage cicatrisant, j’avais posé mon rouge à lèvres quotidien, dont je m’étais aperçu qu’il prenait encore plus d’importance visuelle maintenant que ma coupe de cheveux recentrait les regards sur mon visage, et mis des boucles d’oreilles plus originales que d’habitude. Il faut dire qu’auparavant, il n’y avait aucune utilité à arborer quelque chose de sophistiqué à cet endroit dissimulé par des cascades blondes. Désormais, habiller mes oreilles était devenu un détail féminin supplémentaire. J’en étais exactement là où j’avais souhaité me diriger avec cette initiative : redéfinir moi-même ma propre féminité, sans que celle-ci fût mécaniquement prise en charge par la longueur de ma tignasse.

 

-Tout le monde nous mate, Charlotte…

-Normal, mais on s’en fout. Ok tourne encore.

 

A force de faire des quarts de tour sur moi-même et sous le regard intrigué des passagers de son TER, je lui fis de nouveau face. Elle semblait émue. Je m’étais attendue à des réactions franches de la part de ma petite sœur, mais pas à celle-là.

 

-Alors … ?

-Franchement… t’es juste une bombe, quoi.

-Ouhhh ça vient du cœur, ça !

-Avant t’étais une belle fille, voilà, maintenant t’es passée dans la catégorie des ovnis, comme disent les mecs.

-C’est peut-être un peu exagéré mais ça me fait plaisir.

-Exagéré ? Mais tu t’es vue ?

-Hé, m’engueule pas.

-Bah si, je suis une fille, alors sœur ou pas sœur, une nana trop canon, on a envie de l’engueuler.

-Ok, engueule-moi, alors.

-Mais tu sais, le plus spectaculaire c’est ça.

 

Charlotte posa sa main sous mon oreille et la descendit le long de ma nuque jusqu’à rencontrer le col du chemisier blanc que je portais sous mon blouson élimé.

 

-Quoi, mon cou ?

-Ouais, avant toute cette zone on la voyait pas. Et franchement, t’es gaulée même de la nuque !

-Gaulée de la nuque ?

-Ouais genre t’as une jolie nuque, quoi.

-Cool !

-Et maintenant ça rajoute à ton charme, voilà.

 

Nous sortîmes enfin de la gare. Avant de dévaliser la Fnac, nous déjeunâmes dans une brasserie. Charlotte était une amoureuse des animaux, mais sa vocation de vétérinaire ne l’avait pas rendue végétarienne pour autant. Tout en décortiquant ma casserole de moules-frites, je la regardai dévorer un tartare de bœuf au couteau, en me demandant qui d’une Charolaise et d’une chauve-souris pouvait avoir le regard le plus attendrissant. Ma sœur et son naturel avaient cette faculté de vous suggérer des questions hautement existentielles…

 

-Comment tu te sens, maintenant que t’as dix-huit ans ?

-Je signe mes billets d’absence.

-Ah t’as été absente ?

-Même pas !

-Ouais autrement dit, c’est la révolution.

-Ah si quand même, je devrais passer le permis fin mai.

-Et le bac dans la foulée. Belle fin de printemps, dis donc.

-Faut juste que j’aie les deux.

-A mon avis, pour le second, y’a pas suspense.

-C’est pour ma prépa que je flippe.

-C’est terminé, les dossiers ?

-Oui, on avait jusqu’au 20 mars pour faire la saisie sur APB.

-Ah oui c’est vrai que maintenant y’a cette procédure sur internet.

-Ben oui, t’es de la vieille école, toi.

-Oui, j’aurai de la cellulite avant toi, c’est entendu…

-Donc on pouvait faire trente-six vœux.

-Trente-six ?

-Ouais, genre cinq classes prépa, six écoles d’ingénieur, dix BTS, huit DUT et ainsi de suite.

-Plus toutes les licences.

-Mais non, les licences t’y entres de plein droit, c’est pas une filière sélective, donc si moi par exemple je fais un vœu pour la licence de biologie, ben j’aurai automatiquement une admission, et tous les vœux que j’ai pu classer derrière disparaitront.

-Le principe c’est donc que tu fais uniquement des vœux sélectifs sauf le dernier.

-Voilà.

-Mais alors la fac c’est vraiment le vœu de repli !

-Non. J’ai des copines, elles veulent juste aller en fac, c’est leur truc, donc elles ne font qu’un seul vœu.

-Ah oui, c’est logique.

-Et tous ceux qui veulent faire médecine, pareil, c’est universitaire, donc un vœu et c’est réglé.

-Et toi, alors ?

-J’ai mis trois vœux BCPST dans trois villes différentes.

-Dont ici ?

-Bah oui, je le mettrai en première position dans le tri final, évidemment, mais j’en ai rajouté deux au cas-où. Et là j’ai déjà envoyé les dossiers, avec les lettres de recommandation, de motivation, les bulletins, tout.

-Et ensuite ? D’autres vœux ?

-Licence de biologie.

-Et tu retenterais la prépa l’année suivante c’est ça ?

-Voilà.

-Résultats en juin ?

-Oui, le 7. Première phase de résultats.

-Ok. Ça ne dépend donc plus de toi, maintenant…

-Maintenant c’est le bac !

-Ça va aller.

-Oui, je l’aurai, comme quatre-vingt-dix pourcents des candidats, mais ça ne veut pas dire que c’est pas du boulot.

-Ah mais je suis tout à fait d’accord. Et puis en terminale tu es censée préparer le post bac davantage que le bac.

-Oui, c’est un peu pénible en ce moment.

-Ah oui ?

-Ouais les cours deviennent vraiment plus difficiles, en même temps on n’est pas encore dans la dernière ligne droite…

-Je me souviens, oui, le second souffle arrive plutôt après les vacances de Pâques. Et Loïck va bien ?

-Super oui.

-Il fait quoi l’année prochaine ?

-Un BTS ou un DUT.

-Si tout se passe bien vous serez tous les deux ici.

-Ça serait génial oui.

 

Nous parlâmes pendant tout le repas, des parents, de Loïck, d’Éric, de mon année de master. Une simple discussion entre sœurs. J’oubliai pour un temps la décision que j’avais prise hier soir, avant que ma nuit entière ne consiste plus qu’à la ressasser à l’infini, comme des vagues déroulant sur la plage leurs écumes sans cesse renouvelées, mais toujours identiques aux yeux des baigneurs. Puis nous nous dirigeâmes enfin vers la Fnac, armées du monstrueux bon d’achat. Nous montâmes au rayon photo, et je me fis spectatrice du show que m’offrit ma sœur adorée.

 

Elle s’y connaissait pas mal, en photo et en matériel, et savait ce qu’elle voulait. Elle avait étudié les appareils actuellement sur le marché, les optiques et autres accessoires, et les questions qu’il lui restait à poser étaient techniques et précises. Par ailleurs, elle espérait que certaines offres pour les adhérents seraient intéressantes. Dès qu’elle eut mis la main sur un vendeur spécialisé, elle ne le lâcha plus pendant une heure et demie. Je regardai avec amusement s’allonger la longue file des clients désireux de poser eux-aussi une question, parfois pris en charge par un autre vendeur afin qu’une émeute ne vienne clore l’après-midi dans un bain de sang. Le type au gilet beige et jaune que Charlotte avait harponné avait toutefois compris que la jolie demoiselle disposait d’une belle somme à dépenser, et ne se fit pas prier pour répondre à chacune des questions, participant au processus d’élimination progressive des appareils que Charlotte avait sur sa liste, guidant sa réflexion vers les accessoires les plus pertinents, orientant son choix vers les bonnes affaires, quitte à prendre la carte d’adhésion, et transformant même la séance de vente en un cours de photographie improvisé sur des détails qui m’échappèrent totalement. Il me sembla que le vendeur, qui devait avoir moins de trente ans, n’était pas insensible au charme de ma cadette, dont le jean slim et le pull décolleté en V dessinaient très avantageusement la silhouette. Nous nous ressemblions elle et moi sur bien des points, situés essentiellement dans le visage : forme des yeux, de la bouche, nez identiques légèrement retroussés en porte-manteau vers le haut, peau diaphane… J’étais blonde et elle châtain clair, j’avais les yeux bleus assez clairs et elle bleus tirant sur le gris. Cependant, de corps, nous étions très différentes. Charlotte se rapprochait de plus en plus du physique de Mélanie : une poitrine généreuse, des hanches larges, qui marquaient un sensuel contraste avec sa taille fine d’adolescente, et une jolie cambrure. J’avais le charme longiligne des femmes aux hanches plus étroites, aux très longues jambes qui prolongeaient des petites fesses fermes, fines et musclées, et aux poitrines menues. Le patient vendeur de la Fnac trouvait visiblement les formes de Charlotte à son goût, et je le vis par moments loucher dans le V de son sage décolleté, pendant qu’elle-même louchait sur les réflex numériques alignés dans les innombrables vitrines.

Vers 17 heures, enfin, Charlotte eut achevé le tour de toutes les questions et de tous les conseils. Elle prit congé du vendeur afin de faire le point, et revint vers moi, qui m’étais assise avec une BD que j’étais allée chercher au rayon ad-hoc.

 

-Bon, je crois que c’est plus clair.

-T’as bien de la chance.

-Je vais prendre le Nikon D7000 avec un grand angle et une longue focale.

-Euh oui, en quelle couleur ?

-Haha ! En fait tout le problème c’était de savoir où je mettrais le plus de fric, dans le boitier ou les optiques. Moi je rêvais du Canon 5D Mark III qui vient de sortir, mais rien que le boitier nu coûte plus cher que je n’ai reçu à mon anniversaire.

-Pardon ?

-Bah oui il est à trois mille, alors j’ai un peu d’économies de mes petits boulots des années passées, du baby-sitting, tout ça… mais j’aurais même pas pu m’acheter un objectif, alors à quoi bon ?

-Trois mille euros un appareil sans objectif ?

-Oh c’est loin d’être le plus cher, tu sais.

-Bah non je sais pas, c’est toi la pro.

-Donc le vendeur m’a convaincue qu’en fait il vaut mieux un boitier moins haut de gamme mais d’excellentes optiques que l’inverse.

-Et donc là avec ton Nikon machin et tes deux objectifs, tu en as pour combien ?

-Le boitier est à huit cents, et chaque optique à neuf cents, mais si je prends la carte Fnac j’ai déjà cinq pourcents sur le total, et le grand angle qui m’intéresse fait partie d’une offre réservée ce mois-ci aux adhérents. En plus, j’ai un sac offert. Bref, là j’en suis pour environ deux mille deux cents euro.

-Bien visé !

-Oui et du coup je vais pouvoir rajouter une carte mémoire rapide à cent-vingt-huit giga et un trépied à rotule, et j’arrive à deux-mille six-cents.

-Une carte mémoire rapide ?

-Oui, pour le mode rafale.

-J’ose même pas poser la question à propos de la rotule. Et donc quel genre de photos tu pourras faire avec tes deux objectifs ?

-Le grand angle c’est pour les paysages, et la longue focale pour les portraits, les détails au loin, et la photographie animalière.

-Et pour les macros ?

-Non, là j’attendrai, il en faudra un troisième.

-Bien, bien…

 

Le vendeur revint et la vente se termina, Charlotte libérant enfin la place pour la meute qui attendait son tour.

 

-Bon je te prends pas tout de suite en photo, faut que je charge la batterie, mais j’immortaliserai ta nouvelle tête !

-J’y compte bien.

 

Charlotte était folle de joie. Elle faisait plaisir à voir. Nous nous dirigeâmes vers la gare où elle devait reprendre son TER. Sur le trajet nous croisâmes une boutique de vêtements en cuir. Charlotte me retint par la manche.

 

-Hé ça t’irait bien, ça !

 

Elle désignait du doigt une veste printanière en cuir de couleur cognac, très cintrée, qui remplacerait avec élégance et modernité les blousons de début de printemps, dès que les beaux jours seraient installés. Ma sœur avait du goût. La coupe était fluide et élégante, et le cuir lui donnait un aspect jeune et rock.

 

-On entre ?

-Allez !

 

Je passai la veste. Ma difficulté avait toujours été de jongler entre mon mètre quatre-vingt-un et ma corpulence très fine. Dès qu’il m’arrivait d’être contente de la longueur, je nageais dans le vêtement, et quand c’était ajusté, cela s’avérait en général trop court. Là, une fois passée la taille S pour ne pas prendre le risque que le XS ne m’arrive aux coudes, ce fut parfait. La veste était dans une coupe slim très près du corps et, par-dessus le chemisier, le tomber était idéal.

 

-T’es géniale là-dedans, me dit Charlotte.

-Oui, elle est belle.

-Avec ta nouvelle coiffure, tes boucles d’oreilles, c’est vraiment canon.

 

Je demandai le prix à la vendeuse. La veste coûtait quatre cents euros, soit une heure vingt de sexe avec Nicolas.

 

-Je la prends.

-Excellent ! Tu te fais plaisir en ce moment.

 

La remarque de Charlotte n’était pas dénuée de sens. Si la coupe de cheveux n’avait pas coûté davantage que n’importe quelle visite chez le coiffeur, et que le tatouage restait un caprice raisonnable, il y avait eu quelques nouveautés récentes dans ma garde-robe, il y aurait bientôt un piercing hors de prix, et désormais une belle veste en cuir, qui étaient autant d’achats que Léa n’était pas censée pouvoir se payer sans l’aide d’une Lola qui restait inconnue au bataillon.

 

-J’en fais aussi du baby-sitting !

 

Rarement je n’avais eu honte à ce point d’un mensonge aussi pathétique. Je ressortis toutefois de la boutique avec la veste sur les épaules, et mon vieux blouson dans un sac plastique.

 

Il était 19 heures quand je ressortis du hall de la gare, et je n’avais pas eu de nouvelles d’Éric. Je tentai un appel, sans succès. Quelques minutes plus tard je reçus un sms.

 

-Désolé, réseau de merde, suis dans le train, je n’arrive pas avant 23 heures.

 

Je répondis.

 

-Je t’attends à la gare ou tu préfères demain ?

-J’arrive à 23h17. Me ferait plaisir de te voir.

-J’y serai.

 

Je rentrai chez moi travailler. Mélanie avait dû m’entendre car elle toqua alors que je me tartinai la cheville de pommade. J’allai ouvrir, les mains gluantes.

 

-Qu’est-ce que tu fabriques ?

-Je vais te montrer, attends deux minutes que je me lave les mains.

-T’es pas avec ton homme ?

-Il arrive à onze heures.

-Il passe te voir ?

-Je vais le chercher à la gare.

-C’est mignon.

-Et toi, pas avec un de tes hommes ?

-J’ai passé l’après-midi avec Vincent, il est parti il y a une heure, il a un anniversaire chez un pote que j’aime pas trop donc j’y vais pas.

-Ok. Tiens regarde.

 

Je soulevai le bas de la jambe droite de mon jean.

 

-Ah oui, toi quand tu veux du changement, t’es pas du genre à le faire par étapes.

-C’est joli, non ?

-Je ne suis pas une immense fan des tatouages mais je dois reconnaître qu’il est prometteur. Une fois que ta jambe ne ressemblera plus à une quille de bowling bien rouge, ça devrait être sexy.

-Moi j’adore.

-Sur toi, ça devrait être pas mal, oui. T’as eu mal ?

-Failli me pisser dessus.

-T’es douillette ?

-En plus, oui.

-Bah alors ma poulette, tu t’es jamais battue à l’école ?

-Euh non, je suis pas issue d’une famille de mafieux siciliens, moi.

 

Mélanie resta une heure à bavarder. Nous nous fîmes livrer des sushis et un pot de crème glacée. La discussion ne pouvait pas ne pas y arriver.

 

-T’as l’air préoccupée.

-Ah ?

-Un peu, oui.

-Peut-être.

-Un truc dont tu veux parler ?

-J’ai pas vraiment dormi, depuis deux nuits.

-Et visiblement, c’est pas parce que tu t’es envoyée en l’air.

-Pas vraiment.

-Bah dis-moi.

-J’ai accepté d’aller plus loin avec Nico.

-Oh ! T’as couché avec lui ?

-Non ! J’ai juste accepté le projet, si je peux dire.

-C’est pour quand ?

-Jeudi.

-Et ça te travaille.

-Il faut croire.

-Qu’est ce qui t’a poussée à dire oui ?

-Je ne sais même pas vraiment.

-T’en es toujours au même point, donc.

-Oui. La logique voudrait que, ne sachant pas trop ce que j’ai dans le crâne, je dise non.

-Si tu avais répondu non, tu saurais ce que t’as dans le crâne.

-Tiens c’est pas idiot, ça.

-N’est-ce pas ?

-Je crois que j’ai envie de me prouver que je peux le faire, ou quelque chose comme ça.

-Quitte à relever un défi, saute en parachute, propose un trio à Éric avec une mannequin ukrainienne, inscris-toi à la Nouvelle Star, je sais pas moi, mais pas ça…

-J’ai le vertige et je chante aussi mal que Lio.

-Et pour le trio ?

-Si tu réussis à convaincre Blake Lively, je pense qu’Éric se laisserait tenter.

-Il place la barre très haut, dis-donc.

-Normal, il couche avec moi.

-Putain, depuis qu’on t’a tatoué une cheville, ça te les a doublé de volume !

-Bon enfin voilà où j’en suis.

-Avec un compte à rebours fixé sur jeudi. Quelle heure ?

-Midi.

-Où ça ? Au local ?

-Non, non, il doit trouver un hôtel.

-Ah carrément.

-Ouais.

-Tu lui demandes combien ?

-Six cents, deux heures.

-Evidemment… c’est ça le fond du problème ?

-Je ne crois pas.

-Si c’était le même tarif que les massages, tu le ferais ?

-Non.

-Donc ça fait partie du problème.

-Pas forcément. Peut-être que je veux savoir ce que je vaux aux yeux des clients.

-T’es sûre que c’est la bonne méthode ?

-Je suis sûre que ce n’est pas la bonne méthode.

-Mais t’as dit oui quand même.

-Oui, mais je te dis, je ne sais pas vraiment ce qui me passe par la tête, en ce moment.

-Léa, je ne sais pas si c’est ce que t’attends de moi, mais je ne vais pas te dire « Ne le fais pas ».

-Je ne pense pas attendre ça de toi.

-Par contre si tu veux parler pour t’aider à prendre toi-même ta décision, je veux dire, l’infirmer ou la confirmer, je suis là. Quand tu veux. Autant que tu veux.

 

Je regardai Mélanie. Je l’avais rarement vue avec un visage aussi sérieux. Je me rendis compte à quel point ses deux dernières phrases représentaient une immense preuve d’amitié. Je la pris dans mes bras, renversant de la sauce soja sur mon jean qui, avec la Bephantène, n’était plus à une tâche près.

 

-Merci.

-Tu sais, je t’aimerai toujours même si tu le fais, mais pense aux autres. A Éric, Charlotte. Evidemment, tu cloisonnes tes deux vies, mais fais gaffe quand même.

 

Mélanie avait tellement raison… Céline Dion l’avait si bien chanté, sous la plume magnifique de son fidèle Jean-Jacques, dont elle était une muse et qui était le seul à avoir su canaliser cette voix extraordinaire pour n’en point faire uniquement de démonstratives vocalises.

 

La vie n’est pas étanche, mon île est sous le vent

Les portes laissent entrer les cris même en fermant.

 

Mélanie me laissa seule et je tentai de travailler jusqu’au moment d’aller chercher Éric.

Je me rendais compte que je mettais mon petit ami de côté, dans mes raisonnements qui n’en étaient d’ailleurs pas. Il allait de soi que je voulais le protéger, protéger ma relation avec lui, qui était la meilleure chose qui me soit arrivée ces dernières années. Evidemment, pour y parvenir, il suffisait de renoncer au rendez-vous pris avec Nicolas. Je n’étais pas aveugle au point de ne pas en être consciente. Mais toutes ces séances de massages érotiques, de body-body où j’avais glissé mon corps entièrement nu sur des hommes en érection dont les mains avaient exploré ma féminité, tous ces pénis que j’avais alternés avec le sien entre mes doigts, tout cela n’était-il pas déjà allé beaucoup trop loin ? J’avais eu envie de certains clients, à tel point que je m’étais masturbée quelques fois en fin de séance pour épancher cette montée de désir. N’était-ce pas déjà allé beaucoup trop loin ? Faire l’amour avec un client, était-ce vraiment pire ? Cela avait peut-être au contraire le mérite de la clarté, et l’honnêteté de ne plus jouer les hypocrites. Si Éric devait apprendre accidentellement mes activités cachées, sa réaction serait-elle la même avec ou sans pénétration ? Était-ce vraiment le point crucial ?

Je me sentis coincée entre deux interprétations opposées d’une même attitude. La précaution la plus élémentaire pour préserver ce qui me restait d’âme était de renoncer. Mais la raison pour laquelle je me sentais attirée par cette folie était peut-être, en partie, dans mon rejet des comportements précautionneux.

Je n’ai jamais douté qu’à l’appel de Camus, on pût imaginer Sisyphe heureux. Mais dans le tiraillement infernal qui me maintenait éveillée depuis trois jours et deux nuits, nul Dieu courroucé ne me faisait rouler vainement aucune pierre au sommet inaccessible de sa montagne punitive. J’étais seule. J’étais la randonneuse sur les crêtes. J’étais le casseur de pierre roulant sa bosse elle-même sur ses chemins perdus. J’étais le châtiment et son incarnation à la fois. J’étais Dieu, décidant moi-même de ce que je méritais, après avoir décidé de faire ou non ce qui allait ensuite passer entre les ténèbres de Mon jugement.

 

Rien d’absurde là-dedans. Uniquement de l’orgueil.

 

Le train d’Éric entra en gare alors que le vent encore froid de ces dernières nuits de mars s’engouffrait dans ma nuque vide de cheveux et dans ma veste en cuir vide de col. Quand les beaux yeux noisette croisèrent les miens, il ne me reconnut d’abord pas, ou crut s’être trompé. Puis ça fit tilt dans son esprit.

 

-Léa…

-Eric…

-Mais… tes cheveux ?

-Je suis désolée, j’ai oublié de mettre ma perruque.

-C’est incroyable !

-En bien ou en mal ?

-Les deux.

-Ah merde !

-Non, au contraire. En mal parce que les cheveux aussi longs, comme tu les avais, c’est unique, c’est précieux.

-Dans quinze ans, peut-être …

-Mais en bien parce-que whaouuuuh !

-Ça c’est de l’argument !

-J’en ai un autre mais si je te le donne ici, sur le quai, on va finir en cellule chez les flics.

 

Il me regarda. Ses yeux brillaient.

 

-Tourne-toi.

 

Rejouant le film de l’arrivée de Charlotte, mais en version classée X, je tournai lentement sur moi-même, ondulant avec provocation, et ma voix qui chantait aussi mal que Lio tenta le coup pour le plaisir, saisissant la balle au bond.

 

-Non… contre moi…  Non, pas comme ça… et danse … la décadanse…

 

Une demi-heure plus tard nous étions dans mon lit, nus, enlacés. Éric avait découvert la rose au bas de ma jambe droite, et son désir s’en était trouvé décuplé. Nos bouches ne se quittèrent que pour goûter nos sexes respectifs. Serge Gainsbourg et Jane Birkin avaient installé une image subliminale dans nos esprits ouverts à tous les plaisirs partageables. Alors qu’entre mes cuisses la langue d’Éric écopait mes ruissellements, je sentis son index jouer avec ma dernière virginité. Je dégageai mes fesses pour les rendre accessibles. Comprenant le message, il continua les caresses de sa langue, et l’index pénétra derrière moi, défrichant les chairs qui découvraient des sensations inédites, comme d’angoissantes promesses d’ambivalence. Le doigt resta en moi un moment, habituant ce nouveau terrain de jeu à sa présence tout en m’aidant à accepter de m’ouvrir à ce point. Puis il se retira, créant une impression de vide, et le majeur entra, le remplaçant facilement. L’excitation mêlée de crainte montait en moi. Nos jeux se poursuivirent, longuement, jusqu’au bord d’orgasmes que nous repoussâmes, sans dire un mot, comme télépathes, conscients qu’autre chose se préparait. Une heure se passa en jouant à provoquer et éviter le plaisir suprême. Ivres de désir et d’excitation, nous atteignîmes les frontières de nos hésitations.

Je me tournai, calant mon oreiller sous mon ventre pour relever mes fesses. Éric s’allongea sur moi, le pénis poussant de toute sa vigueur contre mes cuisses. Il embrassa ma nuque dégagée et susurra dans mon oreille.

 

-Tu es incroyablement belle… est-ce que tu as …

-… dans le tiroir, là…

-… il en faudrait des …

-… oui, il y a une boite où ils le sont…

 

Les paroles exprimaient des idées qui les avaient précédées. Éric ouvrit une boite de préservatifs lubrifiés et en déroula un sur son sexe, puis il disparut dans mon dos. Je le sentis écarter très doucement mes deux fesses qu’il aimait tant. Il déposa un baiser tout en bas de mon bassin, puis une main s’arrima sur ma hanche. Il était un peu plus haut que lors de nos levrettes endiablées. Mon cœur se mit à battre, comme lorsque j’avais été dépucelée. Quand quelque chose pénétra à nouveau dans mes replis interdits, cela n’était plus un doigt.

Il entra avec immensément de délicatesse, tentant à la fois de rester attentif à mes réactions, évitant à tout prix de me faire mal, et essayant de gérer sa propre excitation qui menaçait de faire tourner court notre étreinte, tant il avait déjà approché son orgasme, et tant l’étroitesse des lieux tapis d’ombres où il venait de s’insinuer, tourmentait sa patience et sa volonté.

Je n’eus pas mal. Il fut si doux que la progression du pénis se révéla imperceptible. Je sentis simplement sa présence, qui me remplit comme ses doigts l’avaient fait avant lui, de façon plus envahissante encore, amplifiant ce que mon corps ressentait face à cette pénétration invasive mais mutuellement désirée, comme un cadeau fait ensemble, sans concertation, sans préméditation, uniquement dans la spontanéité d’un moment de basculement. Quand il fut suffisamment en profondeur, il s’arrêta juste avant que cela ne devienne inconfortable. Je sentais des os inconnus résister au fond de mes entrailles, mais ils se turent quand Éric resta amoureusement au-dessus de moi, caressant encore mon dos, ma nuque, se penchant pour m’embrasser la joue, le coin des lèvres. Chaque mouvement de son bassin induisait un cisaillement mais à ma grande surprise, il n’eut rien de désagréable. L’excitation revint, colorant de miel la grisaille du doute. Ma main crispée se détendit, et empoigna l’avant-bras d’Éric, qui répondit à mon invitation. Il commença quelques va et vient. Les premiers me déchirèrent, mais le préservatif lubrifia mes profondeurs obscures et doucement, précieusement, Éric glissa de bonheur entre mes fesses. Alors sa main gauche, qui n’avait exploré aucun sens interdit contrairement à la droite, caressa ma hanche, passa sous l’oreiller, et chercha les lèvres libres de mon sexe qui, bien qu’au repos, gémissait son envie de jouir. Lâchant son bras, j’étirai mes deux mains vers l’avant du lit, laissant mon bassin reposer sur l’oreiller, et, pour une fois totalement passive, abandonnai à mon amant tous les droits sur mon corps. Éric jouit en soufflant, comme pris au piège par l’étroitesse tant fantasmée, alors que, dédoublée par des torrents de plaisir contradictoires, je fus rattrapée par un orgasme dantesque, enveloppant mon sexe dans une déflagration de plaisir, tandis que lui parvenait en écho des résonances de la plus enivrante des profondeurs, et les deux ondes se multiplièrent en moi, comme si chacune entretenait la puissance de l’autre dans un mouvement perpétuel.

Je sentis enfin se dégonfler la pression qui venait de l’intérieur de mon propre corps, et Éric se recula, laissant en moi deux vides qu’il combla en me prenant dans ses bras.

 

La décadanse

Sous mes doigts

T’emmènera

Vers de lointains

Au-delà

 

Des eaux troubles

Soudain troublent

Mes sens

La décadanse

M’a perdue

Ah tu me tues

Mon amour,

Dis m’aimes-tu ?

 

Dieux !

Pardonnez nos offenses

La décadanse

A bercé

Nos corps blasés

Et nos âmes égarées.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez