Chapitre 43 - Insomnies

Quand Hervé fut entré, je compris qu’il était ce fameux client mutique ayant passé une séance entière chez Mélanie sans dire un mot, ou presque. Cet homme extrêmement timide, mal dans sa peau, au regard fuyant, bredouilla un vague « bonjour » en me tendant une main molle et moite, puis me donna soixante-dix euros. Je resterais donc habillée. Voilà qui me changerait !

Rien que je pus lui faire pendant les trois quarts d’heure qu’il passa sur la table, ne lui arracha un son. Je n’insistai pas spécialement. Après tout, mon boulot consistait à le masser et à le faire jouir, pas à lui faire réciter un exposé. Je comprenais rétrospectivement la crainte qu’avait ressentie Mélanie, mais sans la partager. Je profitai du silence pour me plonger dans mes songes, mon mémoire dont il fallait que je choisisse le directeur et le thème, Éric qui devait être sur les traces des jambes Julia Roberts à Notting Hill, Charlotte que j’aurais plaisir à accompagner samedi à la Fnac, et dont j’attendais avec un mélange d’impatience et d’anxiété la réaction face à ma nouvelle tête.

Ce sont enfin quelques grognements qui me ramenèrent à la conscience de ma gestuelle. J’étais en pleine finition, et la verge dégoulinante d’huile s’apprêtait à se délester. Hervé avait cédé quelques décibels au plaisir croissant. Le ventre tendu et les bras secoués de spasmes, il fixa le plafond et éjacula dans un dernier borborygme, puis s’en fut à la salle de bains, revint s’habiller en continuant de ne pas me regarder, et partit en me serrant la main, encore plus molle qu’à son arrivée.

 

Avec Patrick, j’atteignis les sommets du théâtre de l’absurde, dès l’ouverture du rideau.

 

-Bonjour Patrick.

-Euh… bonjour… vous n’êtes pas Lola ?

-Si, c’est moi, pourquoi ?

-Ce n’est pas vous sur les photos.

-Je vous demande pardon ?

-Ça ne se fait pas, de mettre de fausses photos !

-Désolée, Patrick, mais c’est moi, sur les photos.

-Faut pas essayer de me la faire à l’envers !

-Oh, baissez d’un ton, c’est pas la peine d’être agressif.

-Ouais mais j’en ai marre des annonces mensongères.

-Patrick, sur les photos, c’est moi, d’accord ? Alors maintenant je ne vais pas me battre pour vous le prouver, si ça vous amuse de croire autre chose, libre à vous.

-Ah ouais, alors subitement vous n’avez plus les cheveux longs ?

 

Là, je fus scotchée. Soit, il y avait un changement de taille entre la fille des photos et moi. Mais enfin, était-ce la peine pour monter ainsi sur ses grands chevaux ? Et puis Patrick venait-il pour mes cheveux ou pour autre chose ? Mon minois, mes fesses, mes jambes, tout ça ne lui plaisait-il pas ? Il se braquait avec paranoïa sur l’idée que j’avais voulu le tromper.

 

-Euh oui, j’ai été chez le coiffeur depuis.

-Comme par hasard !

-Si mes cheveux ont raccourci c’est tout sauf un hasard, vous ne croyez pas ?

-Vous faites peut-être une chimio ! Moi je ne vais pas avec une fille malade. Je ne veux pas choper des saloperies.

-Euh…

-Vous n’avez plus rien à répondre, là, hein ?

-Ah là non, j’avoue, je suis sèche.

-Au moins quelqu’un vous aura dit vos quatre vérités !

-Comment vous remercier de l’avoir si gentiment fait ?

-J’ai pas besoin d’être remercié. Mais il ne faut pas mentir aux gens.

-Dès que mes cheveux ont repoussé, je vous rappelle ?

 

Patrick me tourna le dos et partit. En dehors des quelques dizaines d’euros perdus, il venait de m’écrire un sommet de langage de sourd.

 

Ce fut enfin au tour de Thibaut, qui venait s’offrir deux finitions pour terminer ma journée. Le beau gosse sûr de lui arborait un grand sourire quand il entra dans le salon. Il faisait partie de ces hommes qui pensent que leur seule présence égaye la vie des femmes. Il ne manquait certes pas de charme, et je trouvais un aspect du bonhomme réellement avenant et agréable, mais il n’aurait aucune chance de me faire frétiller avec cette assurance en lui tellement développée qu’elle confinait à l’arrogance.

 

-Merci d’avoir accepté ma demande, Lola.

-Mais de rien.

-Tenez, vous avez dit cent cinquante, les voilà.

-Une douche, pour prendre des forces ?

-Ok, j’y vais.

 

Comme la première fois, il revint content de lui, fier d’exhiber ses abdominaux scientifiquement mal essuyés, et son corps de maniaque de la musculation.

 

-Et bien une fois n’est pas coutume, vous allez vous mettre sur le dos pour commencer.

 

Au summum de la représentation de lui-même, Thibaut se coucha sur la table et croisa les bras derrière sa tête, histoire d’en bander les muscles et d’adopter une posture mi décontractée, mi exhibitionniste. Il me faisait rire. Il était dans une telle démesure, que tous les clichés sur ce type de personnage s’en trouvaient minimisés. C’est finalement ce qui le rendait sympathique : assumer à ce point ses propres exagérations.

J’enlevai mon soutien-gorge et pris de l’huile, nappant le pénis qui n’était déjà plus au repos complet.

 

-Je n’avais pas vus vos seins la dernière fois.

-Rien que pour ça, ça valait le coup de revenir, non ?

-J’avoue qu’ils sont mignons, oui. Je peux ?

-Vous pouvez.

 

Il passage sa main dessus, sans réelle tendresse, sans brutalité non plus. La verge grandit rapidement et atteignit sa taille impressionnante. C’était l’un des mecs les mieux montés que j’avais vus défiler ici. Le gland très légèrement pointu apparut sous le prépuce, que je décalottai. Je n’avais pas l’intention de m’attarder sur la première finition. Je ne voulais pas me retrouver piégée avec un pénis incapable de se redresser dans quarante-cinq minutes, ou obligée de me faire une crampe au poignet pendant un quart d’heure pour lui arracher une deuxième éjaculation. J’allai donc droit au but, masturbant la hampe avec douceur, pendant que ma main droite caressait le gland. Thibaut ne tenta pas de se retenir. Le show, et le match entre lui et moi, auraient lieu à la fin. Il laissa l’excitation l’envahir, qu’il entretint en caressant mon corps, principalement ma poitrine. La longue verge durcit dans ma paume, atteignant rapidement son impressionnant climax. Thibaut semblait content de me montrer tout le bien que son pénis pensait de moi, et les prémisses éjaculatoires se firent bientôt sentir. Je dirigeai la hampe pour orienter le méat vers son ventre, et tournai sur les rebords du gland tout en imprimant mon va et vient sur la longue raideur. Thibaut respira fort, la ceinture abdominale proéminente sous la peau bronzée se contracta, et deux belles giclées de sperme l’aspergèrent.

 

-Ça va, Thibaut, demandai-je en l’essuyant ?

-Magnifique !

-Toujours motivé ?

-Plus que jamais !

-Alors on se tourne…

 

Je me retrouvai devant une difficulté. Mon massage du dos avait toujours été accompagné de gestes coquins et sensuels qui non seulement étaient agréables pour le client, pour qui la partie érotique n’était pas concentrée sur la seule finition, mais cela me permettait surtout de faire monter très tôt la pression dans la libido du client, et de faciliter les finitions, qui devenaient un aboutissement, et la libération de toutes ces délicieuses tensions sexuelles accumulées pendant la quasi-totalité du massage. Mais Thibaut venait de tout libérer d’entrée ! Il serait donc peu réceptif pendant quelques minutes. N’étant pas un mec, j’ignorais combien de temps il faut à ces messieurs pour se reconstituer. Mes quelques ex petits-amis, et Éric lui-même, m’avaient appris que c’était variable d’un homme à l’autre, mais je me retrouvai en face d’un cas de figure à ré-exciter au plus vite sans savoir s’il lui faudrait dix minutes ou trois quarts d’heure, la dernière hypothèse m’arrangeant très peu.  

Je pris le parti de passer un quart d’heure sans chercher quoi que ce soit de sexuel. Thibaut eut donc droit à un vrai massage relaxant, à tel point qu’à l’instar de bien des hommes venant de jouir, il somnola et faillit s’endormir. Le massage était commencé depuis un peu plus de vingt minutes au total quand je glissai ma main entre ses fesses, passant un doigt interrogateur sur la verge assoupie que j’entourai avec délicatesse. Ma deuxième main vint masser les fesses fermes et bombées, pénétrant entre elles pour appuyer doucement sur la région anale, concentrant le massage sur des zones que j’avais peu l’habitude d’explorer. L’idée s’avéra bonne et elle eut le mérite de surprendre Thibaut, qui gigota, signe qu’il était réveillé, et dont le membre frétilla dans ma main comme une truite récupérée dans une épuisette. Je profitai de mon coup d’avance pour masser généreusement les testicules, qui allaient devoir monter en régime. Le pénis gonfla, atteignant un intéressant stade intermédiaire, dont le volume eut déjà satisfait pas mal d’hommes aux anatomies complexées. Je pris les choses entre mes deux mains, les roulant entre elles pour induire des oscillations incitatrices. La queue prise au piège poussa vers le bas, s’étirant entre les jambes alanguies.

Je l’invitai à se retourner.

 

-Vous êtes vraiment très forte.

-Vous en doutiez ?

-A vrai dire, non.

 

Je passai un quart d’heure à masser tout le côté pile de Thibaut, sans jamais délaisser les zones érogènes plus d’une minute. Un soufflé, c’est fragile ! A l’attaque du dernier quart de lubricité contractuelle, il bandait haut et dur. Accentuant chacun de mes mouvements qui habituellement se suffisent à eux-mêmes, je commençai la traque du moindre geste susceptible de faire monter le thermostat ralenti par sa première explosion. Mes seins balayèrent le visage ébaubi, glissant sur les lèvres, invitant la langue à sortir à leur rencontre alors que mes mains descendaient trouver le gouvernail pour en prendre possession. Thibaut embrassa généreusement ma poitrine, happant les tétons, les mains arquées vers l’arrière de la table pour effleurer mon dos, cherchant le contact avec tout ce qui fait de moi une femme.

 

-J’aime beaucoup votre corps.

-Mais tant mieux !

-Il est tonique. Vous prenez soin de vous.             

-Si vous saviez combien de chocolats j’ai avalés depuis midi…

-Une vraie épicurienne !

 

Je relevai le dossier de la table pour accentuer la proximité entre Thibaut et moi. Je savais que cette alternative renforçait la sensualité de la finition, et ne voulais négliger aucun détail. Thibaut allait tout tenter pour durer le plus longtemps possible, l’affaire était entendue. J’avais accepté de relever le défi, et pour le gagner, il faudrait que l’éjaculation arrive au plus tard au moment où sonnerait le glas de l’heure pour laquelle il avait payé.

La finition débuta dix minutes avant, sur un pénis parfaitement dressé. Je commençai par solliciter conjointement la hampe et les bourses. En raison de l’inclinaison que j’avais donnée au dossier, nos épaules nues se touchaient presque. Thibaut ne put résister au plaisir de se saisir de mes seins, non plus avec sa bouche, mais avec ses mains, ses doigts, et ils les cajolèrent avec tact et appétit. Je passai cinq bonnes minutes à travailler les testicules, la base du pénis et le frein, procédant de façon méthodique afin d’accélérer la fabrication de la semence dont la deuxième libération m’incombait, de même que l’acheminement vers la rampe de lancement, et l’aspiration vers le ciel. A vrai dire, je doutai que le fonctionnement de l’appareil génital masculin fût aussi simpliste, mais enfin il fallait bien tenter quelque chose. Réceptif, Thibault déplaçait ses mains sur mon corps.

 

H moins cinq minutes.

 

Je fis un petit pas sur le côté afin que mon sein droit soit en contact permanent avec son bras gauche, même sans que Thibaut ne fasse aucun mouvement particulier. Chacun de mes gestes créa alors un frottement sensuel entre le biceps viril et le mamelon modeste. Je sentis tout de suite Thibaut devenir plus fébrile. Ce contact, chargé d’un érotisme bien plus intense que la légèreté de la situation ne le suggérait, pouvait le déstabiliser. Il tenta alors de déplacer son bras, mais n’eut d’autre solution que de le passer autour de moi, tenant alors tout contre son corps la fille qui lui caressait le gland. Des frissons parcoururent la carcasse massive, et sa peau se hérissa.

 

H moins quatre minutes.

 

Embarrassé par ce bras piégé dans mon dos, il tenta de le stabiliser. Je donnai un petit coup de rein vers la gauche pour que sa main n’ait plus que mes fesses pour zone de jeu. Je sentis la paume cajoler mes rondeurs, et le bout de ses doigts glissa sur la minuscule frange de tissus de mon string. Mon bec d’oiseau habituel commença à tournoyer au-dessus du gland assombri et descendit l’envelopper de tendresse et de lubricité.

 

H moins trois minutes.

 

Thibaut fit un travail sur sa respiration, tentant de maîtriser les émotions qui commençaient à le déborder. Ma main gauche maintenait la verge décalottée, tirant la fine peau vers le bas pour que chaque caresse soit pleinement ressentie. Ma main droite lovée autour du triangle rouge tournait sans jamais donner de signe de fatigue, alternant ses amplitudes, dessinant des sinusoïdes imaginaires dans le paradoxe de ce courant continu dont le contrôle échappait inexorablement à l’homme en rut. Mon regard lança un petit éclair de défi bleuté dans celui froncé de ce compétiteur invétéré, et lire ce trait de caractère dont il était si fier dans les yeux la femme presque nue qu’il tenait dans ses bras, l’excita deux fois plus. Thibaut serra les dents.

 

H moins deux minutes.

 

Ma main affectée à la guérilla sur la colline désormais carmine ne bougeait plus, et se contentait d’envoyer ses incessants signaux sur la surface que je venais d’huiler une dernière fois. Mes doigts y tournoyaient, caressant, lustrant, tapotant avec frénésie, variant les intensités, les pressions, ne laissant pas davantage de seconde de répit que de millimètre carré inexploré. Mon autre main alternait les plaisirs, revenant aux bourses, remontant la hampe, provoquant le frein, tournant autour de la verge, exploitant les trois dimensions possibles. Mon regard se fit candide, alors que le sien brûlait, si près du but, mais si près aussi d’une extase autant souhaitée que redoutée. La femme aux seins nus qui le malmenait se muait en petite fille perdue entre ses bras, un pénis surdéveloppé dans ses mains innocentes. L’orgueil masculin n’est pas le meilleur calmant, quand l’éjaculation approche.

 

H moins une minute.

 

Le torse musclé de Thibaut se gonflait et se contractait au rythme d’une respiration saccadée. La longue verge n’était plus qu’une branche soutenant difficilement un fruit trop mûr.

 

-Tu ne m’as pas dit au fait, elle te plait ma nouvelle coupe de cheveux ?

-Hein ???

 

Thibaut avait relâché son attention trois secondes. Alors que ma question peinait à se frayer un chemin vers son cerveau, mes deux mains vinrent se concentrer sur le pauvre gland délaissé de toute protection mentale. Changeant subitement de rythme, je le pris entre mes deux paumes, et posai mes pouces sur le sommet, en appuyant doucement. L’intérieur de mes doigts balaya les contours de la zone lubrifiée, comme une pluie sensuelle, tournant avec précaution comme j’eusse dévissé avec amour une bouteille de grand cru, accélérant le manège, transformant l’averse en orage puis en déluge, incendiant les sens en éveil forcé, arrachant les résistances dérisoires comme un ouragan envoie au loin les abris que l’on espérait suffisants. Le temps qu’il comprenne ma diversion, Thibaut m’appartint. Une onde de plaisir tonna dans son ventre, sa main autour de moi se contracta sur mes fesses, le bras se tendit, me ramenant avec vigueur contre l’épaule puissante, qui épousa ma joue. Quelques secondes avant de me pousser hors délai, Thibaut perdit son défi face à une blondinette aux cheveux courts. Pour la deuxième fois en une heure, des arabesques blanches volèrent avec grâce au-dessus du sexe soulagé. 

 

Thibaut ne retrouva l’usage de la parole qu’en sortant de la douche. Il s’habilla sous mon regard approbateur.

 

-Franchement, tu m’épates.

-…

-Je pensais vraiment tenir. Mais t’as triché un peu, non ?

-Ose me dire que chez toi, tous les moyens ne sont pas bons pour remporter un défi ?

-Ok, ok… Je m’incline.

-…

-Mais je reviendrai.

-Tu vas quand même pas me demander trois finitions !

-Non mais je reviendrai quand même.

-T’es capable de faire l’amour trois fois par jour pendant une semaine avant de venir, juste pour essayer de gagner.

-Tous les moyens sont bons, non ?

 

Ma fin d’après-midi se déroula tranquillement. Éric m’appela et me donna quelques nouvelles de son court séjour à Londres, qui se déroulait comme il l’avait espéré. Il nouait des contacts, avait signé sa convention de stage, et cherchait désormais des logements chez l’habitant auprès d’organismes de mises en relation entre accueillants et étudiants. Je travaillai, je dînai, et je visionnai quatre épisodes de Lost avant de me coucher. Je fus pourtant incapable de trouver le sommeil. Tournant et retournant dans mon lit, je tentai de sonder mes pensées, afin de comprendre ce qui me retenait arrimée au rivage de l’éveil. Mais l’esprit est retors et ne livre pas ses explications clés en mains. Plongée dans la plus désarmante des situations, quand s’enfuit sans comprendre pourquoi ce sommeil que l’on désire tant, je ressentis les poétiques incantations désespérées de la dame en noir.

 

Mais je rêve que je rêve qu’on a tué mes insomnies

Et que, pâles, en robes blanches, on les a couchées dans un lit

A tant rêver que j’en rêve, les revoilà, mes insomnies.

 

Mon réveil me tira d’une noirceur sur laquelle je fus incapable de mettre un visage, autant que de dire si j’avais dormi dix minutes ou trois heures. Les quelques instants que j’avais passés endormie avaient été agités, et j’eus l’impression que j’aurais été moins fatiguée si j’avais terminé la saison 2 de Lost toute la nuit, plutôt qu’à tenter vainement de trouver un sommeil qui semblait avoir été tout sauf réparateur.

J’allai à la fac, et me sentis davantage en forme une fois repris le cours de ma vie.

 

A 13 heures, alors que mon week-end commençait, je traversai le centre-ville pour me rendre dans le salon de mon tatoueur qui, après m’avoir percée durant l’hiver, avait la charge de m’encrer au printemps.

 

-Salut belle blonde…

-Hello.

-Dis-donc tu as besoin de changement, en ce moment ?

-Vous parlez de mes cheveux ?

-C’est spectaculaire !

-C’était un coup de tête.

-Pas de regrets ?

-Aucun, bien au contraire.

-C’est l’essentiel. Bon tout est prêt. Je te montre le dessin mis à l’échelle. Il est tel que je vais le réaliser sur toi.

 

Il me montra le projet, parfaitement conforme à la photo du catalogue qui m’avait tapé dans l’œil l’avant-veille. La rose avait une tige noire très fine entièrement remplie. Les deux feuilles qui se séparaient de gauche et de droite seraient partiellement remplies d’encre, afin de créer l’impression ombrée, et enfin tout en haut, la rose ne serait dessinée que par les contours de ses pétales, lesquels resteraient blancs, c’est-à-dire couleur peau. Vu la pâleur virginale de la mienne, il n’y aurait aucune ambiguïté sur la nature crayeuse de la fleur. Le grand chauve avait représenté les pétales avec davantage de délicatesse que sur la photo dont il s’était inspiré, et la rose était vraiment magnifique. Je me sentais prête.

 

-Franchement, elle est belle. C’est parfait.

-Alors viens avec moi.

 

Il m’emmena dans l’arrière-boutique. J’avais enfilé mon jean flare, pour respecter scrupuleusement ses conseils et avoir quelque chose de large aux chevilles. Je le remontai jusqu’au genou droit et m’assis sur le fauteuil en cuir, posant le pied sur un petit tabouret. Sur le plan de travail à côté de lui, qu’il avait recouvert d’un film plastique, le chauve prit un pulvérisateur et m’aspergea le bas de la jambe.

 

-C’est une solution antiseptique.

-Je vous crois sur parole.

-Niveau épilation, c’est bon, je n’ai pas besoin de repasser.

 

Il attrapa le dessin qu’il m’avait montré et le positionna sur ma cheville, en faisant attention à ce que la tige s’enroule parfaitement autour de ma malléole. Je n’avais pas du tout compris ça, moi qui avais naïvement imaginé qu’il réaliserait le dessin à même ma peau en y copiant celui qu’il avait préparé. Mais non, il décalqua ce dernier afin que l’encrage ne consiste plus qu’à suivre les lignes.

 

-Ça te convient ?

-C’est exactement comme ça que je le voyais, oui, pile à cet endroit-là.

-Bon, alors j’y vais.

 

Il prit un appareil qui ressemblait à un pistolet à peinture, et je me crus revenue au paint-ball avec Mélanie et Charlotte. Il plaça sa main gauche sur mon pied pour le maintenir. Avait-il peur que je m’enfuie ? Dès qu’il piqua avec la buse, mille fois hélas, je compris…

La douleur fut subite et intense. Je ne m’étais absolument pas préparée à ça, et je fus à deux doigts de vomir mon sandwich au thon avalé en sortant de cours. Il s’arrêta.

 

-C’est l’effet de surprise.

-Oh putain non, c’est juste que ça fait maaaaaaaaaaaaal !

-Oui mais tu t’y attendais pas. Ça va aller mieux.

-Euh… ?

 

L’image du pauvre Karl, venu se faire épiler la verge entre les mains tortionnaires de Mélanie, s’illumina dans mon cerveau. Ah j’avais bien ri et fait la maligne, dans son dos, en observant la scène avec délectation, ce jour-là… J’allais expier pour mon second degré malveillant ! Le chauve serra mon pied et la buse reprit son travail, grésillant dans les airs et déchirant ma peau. Je tins cinq minutes puis suppliai une pause.

 

-T’es douillette, hein ?

-Mais oui !!!! Et comment, que je suis douillette !!!

-Non mais je te taquine, ça fait mal, je sais. Je t’avais dit, plus la peau et la zone sont fines et plus c’est douloureux.

-J’aurais dû faire de la rétention de flotte et avoir deux poteaux à la place des mollets !

-Tu sais quoi ? Tu devrais prendre un magazine.

-J’ai pas ça en stock.

 

Très gentiment, le chauve me rapporta un exemplaire de « tatouage magazine ». Comme si je pouvais envisager un tatouage ailleurs, alors même que je souffrais le martyre pour une pauvre rose de quelques centimètres ! Au stade où j’en étais, je crois toutefois que s’il m’avait refilé Playboy, j’eusse pu trouver élégantes les playmates aux jambes écartées, avachies sur des serviettes de bain léopard au bord de piscines en marbre et les seins aussi luisants que les verges que je masturbais deux fois par semaine.

 

-C’est gentil, merci.

-De rien ma belle.

 

Il changea de gants, visiblement tatillon sur l’hygiène, et me tortura à nouveau. Je tournai quelques pages, observant avec circonspection des dos entiers recouverts de scènes mythologiques, quand je ressentis une brûlure intense. Je paniquai modérément.

 

-Putain de chier... il se passe quoi, là ?

-Rien, j’essuie l’encore qui coule.

-C’est l’encre, qui brûle comme ça ?

-Ouais…

 

C’était quoi déjà, ce film, le dernier de la nuit du cinéma fantastique, où une malheureuse jeune fille était écorchée vive par pure expérience scientifique sur la douleur ? Evitant de penser à d’aussi réjouissantes images, je me replongeai dans la lecture assidue de « tatouage magazine », laissant le chauve prendre son pied en tatouant le mien. Au bout d’une grosse demi-heure plus ou moins supportable, il fit une pause et me proposa à boire.

 

-Tu veux un coca ?

-Volontiers.

 

Le sucre pétillant et glacé coula dans ma gorge qui bénit la mondialisation. Mon front perlait de transpiration et je sentais des trainées froides tracer dans mon dos.

 

-On en est où ?

-Je vais attaquer la partie difficile.

-C’est-à-dire ?

 

Je regardai ma cheville. Les pétales étaient là. Les feuilles étaient là, avec leur ombrage. Il restait à encrer la tige autour de la malléole.

 

-Autour de l’os, ça va être douloureux.

-Ça promet.

 

Je finis mon coca, et serrai les dents. La buse piqua tout contre l’os et ce fut l’horreur. Les vibrations de l’aiguille se propagèrent de la malléole à toute la jambe, me donnant l’impression qu’on me découpait l’os à la scie électrique. Cela dura moins de dix minutes, mais chaque seconde m’en coûta. Enfin le chauve m’annonça que c’était fini et, me prenant pour Laurent Blanc, j’eus envie de lui embrasser le crâne de soulagement.

 

-Allez, admire-toi.

 

La rose était vraiment superbe. Pas trop présente, elle se voyait si on regardait mes chevilles, mais n’attirerait pas l’œil d’elle-même. C’était exactement le compromis que j’avais souhaité. Les ombres des feuilles donnaient de la profondeur au graphisme, et le dégradé du noir au blanc de la subtilité. J’étais enchantée.

 

-Vraiment merci, et bravo. J’adore.

 

Fabien Barthez enveloppa ma cheville d’un film plastique.

 

-Alors maintenant voilà ce que tu vas faire. Tu passes dans une pharmacie acheter du Septivon et du Bephantène, je vais te noter ça, tu rentres chez toi, et dans deux heures, tu enlèves le film, et tu nettoies la peau avec le Septivon, c’est pour désinfecter. Tu ne remets pas le plastique, tu laisses sécher à l’air libre. La pommade cicatrisante, tu l’appliques trois fois par jour, et une quatrième fois en te couchant, en couche un peu plus épaisse pour la nuit, après avoir nettoyé et désinfecté la peau. Des croûtes vont se former, puis tomber. Tu arrêtes ces traitements quand tout sera parti. A ce moment-là tu reviens me voir, et je regarde si c’est terminé ou s’il faut faire une retouche.

 

-Parfait !

-La crème est très grasse, et elle tâche. Essaye de mettre des vêtements auxquels tu ne tiens pas trop, d’ici-là. Parce que les tâches ne partiront pas forcément au lavage.

-Ah, d’accord.

-Il faut que tu gardes de l’air autour du tatouage, une fois la pommade appliquée, donc pas de jean slim, pas de chaussettes montantes.

-Très bien.

-Voilà, c’est tout.

 

Je me levai, descendis le bas de mon jean sur ma cheville, puis remis mes ballerines. Nous nous dirigeâmes vers le comptoir.

 

-Je vais commander le piercing.

-Le diablotin ?

-Oui !

-Super ! Très bon choix. Je passe la commande dès aujourd’hui, je pense que je l’aurai quand tu viendras pour le contrôle du tatouage.

-Ok, mais c’est pas urgent puisque c’est encore trop tôt pour le bijou définitif.

-En effet. Tu me laisses deux cents d’acompte, ça te va ?

-Voilà.

 

Je lui tendis quatre billets de cinquante.

 

-Merci. Et donc je te fais cadeau du solde pour le tatouage, comme promis !

-C’est gentil. Bon, donc je vous revois dans …

-Deux à trois semaines, je pense. Si tu as un problème ou une question, tu passes ou tu appelles, n’hésite pas. Voilà le papier avec le rappel des recommandations et le nom des produits à acheter.

-Impeccable. A bientôt, alors.

-Salut belle blonde.

 

Toute fière de ma transformation qui décidément s’accélérait, je sortis de sa boutique et arpentai la ville, cherchant une pharmacie, la cheville comprimée dans de la cellophane comme un steak au réfrigérateur.

 

J’arrivai chez moi dans le milieu de l’après-midi et, en attendant que deux heures fussent passées, j’allumai mon portable professionnel. Lola avait été abondamment sollicitée, mais je ne casai que trois pour le lundi suivant. Martin, qui avait été le premier client à me proposer de faire l’amour, prit rendez-vous pour une heure de massage à 13 heures. Il serait suivi à 14h30 de Raymond, sexagénaire qui s’était présenté comme un habitué d’Alessia, et qui voulait un massage de trois quarts d’heure, puis de Tiago, un jeune trentenaire courtois et agréable qui passerait entre mes mains à 15h30 pour trois quarts d’heures également. Enfin, Nicolas appela peu avant 19 heures.

 

-Salut Nico.

-Salut Lola.

-Tu vas bien ?

-Très bien, oui. J’ai un peu réfléchi à ce dont on a parlé.

-Oui ?

-Et même si tes idées sont plaisantes, je crois que la seule chose dont j’ai vraiment envie, c’est de toi.

-Je vois.

-Je comprendrais très bien que tu dises non. Et je continuerais à venir pour des massages. Mais … je t’ai senti hésitante, hier, ou alors je me suis peut-être trompé… Je n’en sais rien. Donc voilà, je voulais vraiment te faire la proposition clairement, pour ne pas avoir de regret, tu comprends ?

-Je comprends, Nicolas.

-Et qu’en dis-tu ?

-Mais quelle est-elle, concrètement, ta proposition ?

-Se retrouver dans un hôtel, prendre le temps…

-Et …

-Et faire l’amour.

-Je ne sais pas quoi te dire, Nico…

-Simplement oui ou non.

 

Tout se bouscula dans ma tête. La curiosité. Ma dignité. La tentation d’un gain financier encore plus rapide. Éric. Mon goût croissant pour le sexe. Le regard de mes proches. La volupté d’une belle chambre d’hôtel et l’originalité stimulante d’un moment interdit. Le risque de croiser une personne connue, alors qu’en recevant au local aménagé en salon de massages, je ne croisais personne d’autre que mes clients. Le défi personnel de repousser mes limites, et l’orgueil déplacé qui allait avec. Une petite voix perverse, grimée en sagesse, me suggéra qu’il serait toujours temps d’annuler après avoir dit oui, si je ne voulais finalement pas passer à l’acte, et que le frisson était peut-être davantage d’accepter et de l’envisager, que de le faire réellement. L’étudiante intelligente se laissa berner par elle-même.

 

-D’accord, Nicolas. Mais je vais poser quelques conditions.

-Je t’écoute, répondit-il excité par la tournure que prenait la discussion.

-Je vais te demander trois cents euros par heure que tu souhaiteras passer avec moi. D’autre part, cela restera un secret entre toi et moi. Si tu te refais masser par Alessia, tu ne lui en parles pas, et je veux que tu me promettes que tu n’écriras jamais rien à ce sujet sur le forum où il t’est arrivé de poster des commentaires. Enfin, tu évites un hôtel au bord de l’autoroute… tu vois ce que je veux dire.

-Accordé. Tout cela tombait sous le sens. Mais tu as raison de le préciser. Les choses sont très claires. Je vais trouver un joli hôtel.

-En ville. Je n’ai pas de voiture.

-D’accord. Pour ton tarif, c’est d’accord aussi. Etant marié, comme tu le sais, j’aimerais bien un jour entre midi et deux.

-Alors ce sera jeudi prochain, je ne peux rien avant.

-Très bien. Midi pile ça irait ? On passe deux heures ensemble ?

-D’accord.

-Je suis ravi, vraiment, et j’ai hâte.

-Tu me confirmes ça et tu me donnes le nom de l’hôtel, la chambre, tout ça à temps ?

-Bien sûr oui. Au niveau de la tenue vestimentaire…

-Je prévois quelque chose de sexy, t’inquiète pas.

-Je te fais confiance, oui.

-Pour rester discrète, je viendrai peut-être dans une tenue normale quitte à me changer dans la chambre, ok ?

-Bien sûr.

-Bon… ben voilà…

-Merci Lola. Je te tiens au courant, et je te dis à jeudi.

-Salut Nico.

-Je t’embrasse, bye.

 

Il était vain d’espérer dormir cette nuit. Je me mis devant ma télé, la cheville tartinée d’une ignoble pommade grasseyante, grignotant quelques fruits en guise de dîner, et terminai la saison 2 de Lost, ingurgitant jusqu’à l’overdose les sept derniers épisodes. A deux heures du matin, ne trouvant plus d’autre biais pour fuir mes pensées, ma conscience et mon sentiment croissant de culpabilité, je tentai quand même le sommeil. Après tout, je pouvais encore tout annuler, pas vrai ?

 

Engoncée dans mes draps, Barbara eut bien évidemment le dernier mot.

 

A force de compter les moutons qui sautent dans mon lit

J’ai un immense troupeau qui se promène dans mes nuits

Qu’ils aillent brouter ailleurs, par exemple dans vos prairies

Labourage et pâturages ne sont pas mes travaux de nuit.

 

Sans compter les absents qui me reviennent dans mes nuits,

J’ai quelque fois des vivants qui me donnent des insomnies.

Et je gravis mon calvaire sur les escaliers de la nuit

J’ai déjà connu l’enfer, connaîtrai-je le paradis ?

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