Madalene
Saul me guide à travers les couloirs du Conseil des Marins. L'architecte qui a conçu cet endroit n'a clairement jamais mis les pieds sur un bateau - les fenêtres sont si étroites qu'on croirait des meurtrières, comme si la mer elle-même était l’ennemie. Le bâtiment entier semble vouloir nier son existence.
Un garde monte la garde devant une double porte aux boiseries trop travaillées. Il m'observe avec la curiosité des gens qui s'ennuient. Il ne se présente pas, je ne demande rien. À quoi bon ? Demain, son visage aura rejoint la masse floue des uniformes gris dans ma mémoire. Saul ne lui jette pas un regard.
— Haut Conseiller, annonce-t-il en poussant la porte, voici la jeune femme que vous avez demandée.
Le bureau est une insulte aux Marins : plafond torturé censé imiter une coque, dorures clinquantes, bougies qui tentent vainement d'imiter la lumière du jour. Je me demande si Varian voit encore la mer depuis sa minuscule fenêtre. À en juger par sa pâleur, j'en doute.
Il se lève à notre entrée et je découvre que même s'il en impose plus que je ne l'aurais cru avec sa carrure voûtée, il ne ressemble en rien à ce que j'imaginais d'un Haut Conseiller. Encore moins au père dont rêvait Lioréa. Et certainement pas au Marin fort et courageux qu'Éléonore décrivait quand elle oubliait qu'elle ne voulait plus penser à lui.
Non, l'homme devant moi me rappelle plutôt les Lecteurs : ces corps usés par des années qu'ils n'ont pas vécues, ces yeux vidés d’avoir trop vu. Varian a l'air d'un homme qui devrait être mort - son corps est là, mais quelque chose s'est éteint en lui depuis longtemps.
— Haut Conseiller, annonce-t-il en poussant la porte, voici la jeune femme que vous avez demandée.
L'homme m'étudie longuement, puis congédie le Marin d'un geste distrait :
— Laisse-nous, Saul. Puis, comme s'il se souvenait de ses bonnes manières, il ajouta : S'il te plaît.
Saul se redresse dans un salut mécanique et ferme doucement la porte derrière lui. Sans sa présence, j'ai l'impression que rien ne m'empêche plus de fuir. Comme si toute l'autorité de la pièce était sortie avec lui. Mais les Conseillers ont bien choisi leur cage - même les oiseaux auraient du mal à s'échapper par ces fenêtres.
— Écrire cette lettre était stupide, dit-il.
Je suis d'accord avec lui mais ne commente pas. Je pense à Lioréa, qui doit être réveillée maintenant. Seule au milieu des Lecteurs. L'ont-ils accueillie, ou la traitent-ils comme le secret qu'elle est devenue ? Comme quelque chose de dangereux.
Il se lève, et je remarque que ses mains tremblent légèrement quand il s'appuie sur son bureau.
— Où est Éléonore ?
Je n’en ai pas la moindre idée.
— En sécurité.
Je l’espère, du moins.
— Nulle part n'est sûr pour elle à Marisol.
Je fixe ses yeux vides. Il y a quelque chose dans sa voix - une urgence, presque une peur - qui me fait hésiter. Mais je pense à toutes les horreurs que j’ai lu dans ses Confessions, et je plante mes yeux dans les siens :
— Marisol ? Sans vous, elle n’y aurait jamais mis un pied.
— Dis-moi où elle est.
C'est un ordre. Ça devrait être un ordre. Mais je perçois la supplication sous-jacente.
— Non.
Il se lève lentement. Seules ses mains, légèrement tremblantes, le trahissent.
— Tu ne comprends pas. Je peux vous protéger. Vous mettre à l'abri.
— Nous enfermer, vous voulez dire.
— Si nécessaire.
— Pour qui ? La ville ? La mer ? Pour vous ?
Il fait quelques pas vers la fenêtre, me tourne le dos. Quand il parle, sa voix est à peine audible.
— Pour tout le monde. Le Conseil ne peut pas se permettre ce genre de perturbation.
— Quelle perturbation ? On n’a rien demandé.
— Éléonore sait des choses sur le Conseil, des choses qu’elle ne devrait pas savoir. Elle pourrait être utilisée pour compromettre certaines décisions.
Je plisse les yeux comme si je pouvais lire tout ce qui se cachait derrière ses mots. Je n’ai pas l’habitude des mensonges. Les mots qui arrivent jusqu’à moi, à défaut d’être beaux, sont au moins toujours vrais. Seule la vérité peut s’écrire dans la langue de Moara. J’abandonne.
— Et moi ? Qu’est-ce que je viens faire là ?
— A ce stade, je n’en sais rien. Un appât. Une garantie, peut-être.
Je pense à Lioréa. Combien de fois, elle, a-t-elle pensé à son père ? Combien fois s’est-elle demandé ce qu’elle manquait ? Vingt-sept fois par jour ? Plus ? C’est du gâchis. Les yeux absents du Conseillers me donnent envie de hurler. Je me contente de lui adresser le sourire le plus laid que je peux imaginer :
— Vous êtes un père en or.
Il ne cille même pas.
— Un Conseiller ne peut être un père. Et encore moins un bon père. C’est la seule façon de servir la Mer correctement.
— La mer n’exigerait pas qu’on n’abandonne ses enfants.
— Que sais-tu de ce qu’elle veut ? Un Conseiller ne doit avoir d’autre attache que celle qui le lie à la Mer. C’est ce qui me nous rend juste. Impartiaux.
— Alors c'est pour ça qu’on est là ? Pour protéger la mer ?
— Pour protéger l'ordre à Marisol.
Sa voix est contrôlée. Trop. Comme quelqu'un qui a peur de ce qui pourrait lui échapper s'il parlait normalement. Je ne connais pas le mensonge, mais j’ai passé tellement d’année à reconnaitre les visages que je suis devenue très bonne pour lire ce qui se dessine dessus. Et Varian ne dit pas tout.
Trois coups résonnent contre la porte. Saul entre, suivi d’un homme d’âge moyen. Le masque de Varian se raffermit instantanément.
— La cérémonie va commencer, annonce Saul.
— Parfait, intervient l’autre avant que Varian ne puisse répondre. Votre fille pourra y participer.
— Conseiller Helfsk, le salue Varian avec déférence, mais il ne s’incline pas.
Je scrute le visage de l’homme à la recherche d’un signe distinctif, mais rien ne vient à mon secours. Cheveux : bruns, courts. Yeux : bruns, inexpressifs. Uniforme : gris, terne. A son épaule trônent plus de barrettes que je n’en ai jamais vu, cependant. Trois bandes rouges à gauche, deux à droite. Ça, ça peut être utile, ça ne doit pas courir les rues.
— Les familles attendent déjà, poursuit Helfsk. Une présence... familiale serait sans doute appropriée.
Je sens Saul se raidir à côté de moi. Varian ne bouge pas, mais quelque chose change dans son regard.
— Qui vous dit que cette jeune fille est la mienne ?
— J'ai vu Éléonore. (Il marque une pause) Elle n'a pas changé, vous ne trouvez pas ?
Le silence de Varian ne décourage pas Helfsk.
— Toujours aussi... insaisissable. C'est une femme d'habitude.
— Jusqu'à ce qu'elle nous surprenne.
— Comme avec une enfant ? (Helfsk penche la tête) Était-ce réellement une surprise pour vous ?
— Je ne l'ai pas vue depuis plus de dix-huit ans.
— Et pourtant, sa fille se retrouve dans votre bureau. (Son sourire s'élargit) La fille d'un Conseiller... Elle doit avoir ça dans le sang.
— Y allons-nous ? intervient Saul, coupant court à l'interrogatoire.
Varian se tourne vers le jeune Capitaine.
— Ne la lâche pas d'une semelle.
Une main légère se pose sur mon épaule. Saul.
— Viens, murmure-t-il.
Il m'entraîne vers les remparts, au-dessus de la cour où se tient la cérémonie. Le vent nous gifle dès que nous émergeons, et je respire enfin. En bas, les Conseillers forment un cercle parfait autour de Varian. Leurs robes bleues ne frémissent pas dans l'air stagnant de la cour tandis qu'ils se passent la coupe cérémonielle.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— C’est le sang des Marins qui ont survécu.
Il me montre l’entaille encore fraiche sur son avant bras avant de poursuivre.
— Il rendent hommage à la mer, et lui confient l’âme des disparus.
— Alors pourquoi restent-ils si loin ? murmuré-je. Comment peuvent-ils pleurer leurs morts sans même regarder leur meurtrière en face ?
Saul me jette un regard surpris. Il plonge ses yeux translucides dans les miens. Mais ce sont les yeux d’un jour de tempête. Le sable est secoué et tout semble plus sombre, plus effrayant. Il ne semble plus si parfait, d’un coup.
— Leur meurtrière ? Ils ne voient pas les choses comme ça.
— Ah oui ? Alors pourquoi se cachent-il ?
Le vent siffle entre les créneaux, emportant les prières vers la mer. Elle les rejette, les renvoie vers nous en rafales glacées. Je frissonne. Pas de froid - de colère. Comment peuvent-ils rester là, à supplier une mer qu'ils n'osent même pas regarder ?
— Ce n'était pas comme ça avant, murmuré-je.
Saul me jette un regard interrogateur. Il n’est pas vide. C’est même le regard le plus vivant que j’ai vu depuis longtemps. Depuis toujours ? Je poursuis :
— La cérémonie pour….
Je me retiens avant de parler de mes parents.
— Je veux dire… j’en ai déjà vu. Des cérémonies. On était sur la plage. Je me souviens de l'écume sur mes pieds. Les femmes jetaient des fleurs à la mer, pas... pas ça.
Je fixe la coupe cérémonielle, son argent trop brillant sous les torches. Saul acquiesce.
— C’était comme ça, avant.
— Qu'est-ce qui a changé ?
— La peur, répond Saul doucement. Les tempêtes sont plus violentes. Les navires ne reviennent plus.
— Alors on se cache ?
Il secoue la tête.
— Ils ont leur raison, la mer n’est pas tendre en ce moment.
Je détourne les yeux. Les Confessions m'avaient préparée à cette ville qui se cache derrière ses murs. Mais les voir ainsi, tournant le dos à ce qu'ils prétendent honorer... je comprends pourquoi la mer nous envoie tant de secrets.
Les Conseillers chantent les noms des disparus. Une à une, les familles avancent. Une poignée de sel dans la coupe – tout ce qui reste de leurs marins. Une femme trébuche. Son fils, six ans à peine, la rattrape. Il porte un pull trop grand. Son père ne le verra jamais.
Au centre, Varian verse le contenu de la coupe dans un bassin plat. Le sang des Marins se mêle à l'écume rouge. Un pacte renouvelé.
Puis un homme se lève. Un chant s’élève. Jusqu'à cet instant, je n'avais jamais entendu qu'Éléonore chanter. Sa voix était douce, faite pour bercer. Celle du Marin rugit comme la mer, et malgré moi, elle me touche jusqu’au plus profond de mon âme. Là où je porte tant de laideur. D'autres voix rejoignent la première, d'abord un murmure, avant qu'elles ne montent, s'unissent, et se gonflent comme une vague.
Je m'entoure de mes bras quand le froid s'infiltre sous ma tenue d’emprunt. Je les imagine, ces marins disparus, leurs visages effacés par les vagues. Ils sont là, quelque part dans le tumulte, et ce chant n'arrivera pas jusqu'à eux.
— Tu crois qu’ils savent ? murmuré-je.
Saul me regarde un long moment. Puis il grimpe sur le muret au-dessus des vagues. Le vent colle son uniforme à son corps. Il place la main sur son cœur et s'agenouille, face à la mer. Son geste est celui d'un amant qui demande pardon, pas celui d'un serviteur qui implore grâce.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Monte.
Je pose mes mains sur le muret et me penche. Sous la digue, la mer s’écrase contre les rochets. Mais ce qui s’y mêle me glace le sang. Des dizaines de bouteilles, piégées entre les rochers. Certaines brisées, d’autres à demi immergées. Ce n’est pas normal. Les Confessions ne s’échouent pas ici.
Je me penche un peu plus, mon regard accroché à une bouteille plus sombre que les autres. Un reflet bleuté danse sous le verre. Un frisson remonte le long de ma colonne. La mer ne m’oublie pas.
— Monte, insiste Saul.
Je ne sais pas si j’aurais obéit car l'arrivée d'un homme en uniforme gris m’empêche de trancher. Je compte les barrettes sur ses épaules. Helfsk. Il sourit de toutes ses dents. Son regard n’est pas vide, non plus. Mais je ne suis pas sûre d’aimer ce que je vois dedans.
— Ton père aurait été fier, mon garçon. Lui aussi s’accrochait aux traditions.
— Je me moque bien de ce qu'aurait pensé mon père... Monsieur.
Il saute au bas du muret. En bas, la cérémonie s'achève, les familles se dispersent. Helfsk s'avance vers le muret, son uniforme impeccable malgré le vent.
— Regarder la mer en face. Un sourire étire ses lèvres. Peu le font encore.
Saul se relève lentement, mais ne quitte pas l'océan des yeux.
— Les vrais Marins se font rares, poursuit Helfsk en caressant le parapet. Comme nos réserves.
— Le Safeguard ne remplacera jamais le courage.
— Non. Mais il protège ceux qui n'en ont pas. Il se tourne vers moi, son regard me jaugeant. N'est-ce pas étrange ? La fille d'un Conseiller qui préfère les remparts à la sécurité des murs.
Je soutiens son regard.
— Je ne demande qu'à sortir d'ici.
— Vraiment ? Le Festival des Marées approche. Ce sera l'occasion de le prouver.
Je sens Saul se tendre.
— Elle n'est pas...
Un sourire étire les lèvres d'Helfsk.
— Prête ? Le sang des vrais Marins n'a pas besoin d'entraînement. N'est-ce pas ce que tu crois, Capitaine ?
— Je crois que nous préparons des jeunes des années avant de les autoriser à plonger lors du Festival. Et que peu d’entre eux en sortent.
— Si cette jeune fille est bien la fille de Varian, elle n'a pas à s'en faire.
— Ce n'est pas si simple.
— Personne dans la famille Varian n'a jamais été rejeté par la mer. Elle a toujours eu ses favoris.
Un souvenir surgit. L’eau glacée. Le sel qui brûle mes poumons. La mer m’a prise, comme elle a pris mes parents. Mais elle m’a offert un choix. "Veux-tu vivre ?" Ce jour-là, j’ai dit oui. Et la mer m'avait guidée vers l'île, vers les Lecteurs. Vers un don que je n'avais pas bien compris.
Je fixe l'océan qui gronde en contrebas. Est-ce pour ça que je suis là ? La mer m'a-t-elle ramenée à Marisol pour une raison ? Les Marins entendent ses murmures, a dit Helfsk. Moi, j'entends les secrets qu'elle charrie jusqu'à mon île. Peut-être que ce n'est pas un hasard.
— Le Festival approche, répète Helfsk. Nous verrons si la mer te reconnaît comme l'une des siens.
Je serre les poings. La mer m’a déjà reconnue une fois. Mais elle m’a laissée en vie pour que je porte les secrets des autres. Pas pour être une Marin. Et à quoi sert une Lectrice qui a peur d’ouvrir des bouteilles ?