Chapitre 5 : Le Cerf d'Or - Sangel

Notes de l’auteur : Dans le précédent chapitre, Livana assiste à l'immersion de Sarvinie dans la crypte royale, ce qui l'amène à repenser aux défunts de la famille Amaris. Elle rencontre sa mère Icase, qui se conduit de manière troublante.
Je vous souhaite une excellente lecture, je suis très curieux de ce que vous allez penser de ce chapitre.

Trois jours après le couronnement, Twelzyn

Sangel

— Je peux reculer ma sirène face au griffon ?

— Oui, me répondit Ledia, la tête entre les bras, mais c’est une grave erreur. Joue-le, je vais te montrer.

Je m’exécutai et la dame de Vicène m’asséna une redoutable combinaison qui me força à battre en retraite. Il ne restait plus qu’une case libre pour mon cerf, cerné de toute part. Cependant, je n’arrivais pas à me résoudre à la défaite. Sans que je puisse l’expliquer, j’avais l’intuition d’une possible échappatoire. Je restai figée devant le plateau de longues minutes, à réfléchir aux possibles mouvements de toutes mes pièces. Cela finit par lasser Ledia, qui se leva de son fauteuil :

— On va devoir manger, on refera une partie plus tard.

— Non, m’exclamai-je, attends ! J’ai trouvé.

En déplaçant mon dragon vers la droite, je parai les menaces sur mon aile droite tout en menaçant une contre-attaque.

— Bien joué, me félicita Ledia, je ne l’avais pas vu.

Son compliment me toucha, je me sentis très fière d’avoir trouvé ce coup difficile. Depuis que Ledia m’avait appris les règles du jeu des jumeaux cerfs, je n’avais jamais pu la surpasser. Cependant, mon excitation retomba comme un soufflé lorsqu’elle ajouta :

— Mais après que je bouge ma salamandre, ta position reste perdante. C’était une belle partie, tu progresses vite.

Je ne pus m’empêcher de me taper la jambe, frustrée. Moi qui me sentais capable de tout endurer sans m’agacer à Guérison, je voyais à présent ce jeu me mettre en colère avec une facilité déconcertante. Cependant, ce n’était rien en comparaison de l’immense fascination qui ne cessait de grandir à mesure des jours. Le champ des possibles semblait infini, aucune des parties que nous avions disputées ne ressemblait à la précédente. Le jeu des jumeaux cerfs était d’une extraordinaire complexité.

 — Tu es trop forte, abdiquai-je, j’arriverai jamais à te battre.

— Tu ne devrais pas avoir trop de mal pour ça, s’amusa Ledia, je n’ai plus le niveau d’autrefois. Tu es jeune, tu apprends plus vite.

— Qu’est-ce que je dois changer pour m’améliorer ?

— Je vais te répondre ce que m’avait dit le meilleur joueur que j’aie jamais affronté : il faut jouer contre des adversaires plus forts.

— C’était qui ?

Une légère ombre passa sur le visage de Ledia, mais son sourire reprit vite le dessus.

— Serantio, le frère cadet d’Arnic. Je l’ai affronté une fois, il était encore adolescent. La partie s’est terminée en quinze coups. Serantio était invincible aux jumeaux cerfs, perdre était une hantise pour lui. Enfin, il est mort il y a des années. Ne parlons plus du passé. Allons-y, le dîner nous attend.

Ce Serantio, vainqueur du Renard Rouge et maître des jumeaux cerfs, était décidément un personnage fascinant. J’aurais donné beaucoup pour pouvoir le rencontrer.

— Maman Sentia mange avec nous ?

— Non, elle est encore avec Giadeo. Elle ne sera pas là avant demain.

Je grimaçai : ses absences fréquentes étaient la seule ombre au tableau de ce séjour dans la capitale. Je m’arrachai douloureusement à mon fauteuil pour suivre la dame de Vicène, un regard de regret en arrière. Voyant que je traînais, Ledia ajouta :

— Dépêche-toi, une surprise t’attend ce soir.

 

Au cours du repas, Ledia avait refusé de répondre à toutes mes questions. Brûlante de curiosité, j’avais terminé mon assiette de filet mignon aussi vite que possible. Je me demandais ce qu’elle comptait me faire découvrir mais je doutais que cela puisse égaler les sensations du couronnement. Au simple souvenir de l’étau de la foule autour de la place des Merveilles, mon cœur recommençait à battre. J’avais vécu le jour le plus fantastique de toute ma vie. Dans cette cité, chaque splendeur semblait en cacher une autre. J’avais d’abord été impressionnée par les riches demeures de la rue principale, ébahie par le Colosse de Twelzyn, fascinée par la hauteur de la Citadelle et enfin éblouie par l’extraordinaire Dôme de Verre. Mon plus grand rêve était devenu d’y entrer. Malheureusement, je le savais irréalisable.

Avec ma découverte de Twelzyn, je peinais de plus en plus à comprendre le masqué que j’avais rencontré au lac de Toreon, quelques semaines auparavant. Quelles raisons avaient pu le pousser à quitter les splendeurs de cette Cité pour devenir guérisseur sur les routes ? Comment pouvait-on refuser de vivre dans la capitale ? Malheureusement, le revoir était improbable et je n’aurais sans doute jamais les réponses à mes questions.

Ce soir-là, Accompagnée de deux suivantes de Ledia, nous avancions dans les rues animées de la capitale. Nous avions choisi des vêtements simples pour ne pas éveiller l’attention des curieux. Notre progression était rendue difficile par les spectacles qui se jouaient dans tous les coins de rue. Cracheurs de feu, dresseurs, jongleurs, magiciens et acrobates rivalisaient de talent pour attirer le plus de monde possible. Ledia peinait à les éviter malgré l’aide de ses compagnes. Toutes les auberges avaient été transformées en maisons de fête, entourées par de nombreux soldats chargés de cueillir les ivrognes à la sortie.

Des dizaines de patrouilles à cheval prévenaient les débordements. Je vis aussi des vigiles urbains transporter de grands chariots d’eau en cas d’incendie. Bien que la majorité des bâtiments soient en pierre, la végétation des rues et les jardins des demeures nobles étaient asséchées par la chaleur des dernières journées. Avec le nombre incalculable de torches accrochées et portées un peu partout, un foyer pouvait se déclencher en quelques secondes. Ledia m’avait raconté l’incendie provoqué par un jeune noble la nuit du couronnement. J’avais bien fait d’écouter Sentia et de ne pas m’y rendre.

Malgré ma connaissance sommaire de la cité, je compris vite que nous nous éloignions de ses principales attractions. Les silhouettes des plus grandes merveilles s’évanouissaient peu à peu dans l’obscurité. Nous arrivions à présent dans des rues plus calmes, principalement composées de grandes résidences de pierre blanche aux amples jardins. Devant chaque demeure, une statue de dieu protecteur était dressée, souvent accompagnée d’offrandes. Des milices privées avaient été engagées pour prévenir tout vandalisme, il y avait presque autant d’hommes et femmes en arme que dans les rues du centre.

— On va aux Jardins Suspendus ? devinai-je.

Karnol m’avait décrit plusieurs fois cet immense bâtiment à colonnades dont chaque pièce, chaque terrasse regorgeait de merveilles naturelles. Les Jardins Suspendus se trouvaient à l’écart du centre de Twelzyn, sur une terre particulièrement fertile. J’étais sûre de moi mais Ledia ne tarda pas à me détromper :

— Non, ce serait dommage d’y aller la nuit. Tu veux que je te fasse deviner ?

— Oui !

— Rappelle-toi ce qui s’est passé juste après le couronnement d’Arnic…

— Les enchanteresses ! La Tour de Dyria !

Ledia acquiesça, le sourire aux lèvres. Je fus légèrement déçue, cette merveille était loin d’égaler le prestige des autres monuments de Twelzyn. Tout ce que j’avais entendu à son sujet était qu’il s’agissait d’un temple gardé par les enchanteresses depuis des siècles. Pour monter à chaque étage, il fallait faire une offrande, à chaque fois plus conséquente. Entendre la prophétie de la Voix de Talissa, au dernier étage, coûtait une véritable fortune. Je doutais fort que nous montions jusque-là. Cependant, je mimai la joie. Toute autre réaction aurait été ingrate envers ma bienfaitrice.

Enfin, nous arrivâmes en vue de la Tour. Ses colonnades de pierre avaient subi les dommages du temps et sa façade était plus sale que celles des bâtiments environnants. Cependant, la merveille gardait une certaine majesté de par sa taille et la symétrie de ses cinq étages, exactes répliques de plus en plus petites. Malgré le temps, la Tour de Dyria demeurait parfaitement droite et équilibrée. Une centaine de personnes attendaient devant l’entrée principale, souvent en possession d’objets religieux.

Nous vînmes nous placer en queue de file. De longues minutes s’écoulèrent sans que la porte d’entrée ne s’ouvre. Je commençai à m’inquiéter : Ledia voulait-elle vraiment que nous attendions ici toute la nuit pour visiter cette Tour ? À cette pensée, je regrettais de ne pas être dans mon lit à cette heure. Son matelas douillet et ses douces couvertures n’avaient rien avoir avec ceux de ma chambre de Guérison. Je n’avais plus aussi bien dormi depuis la mort de Maman Lésie.

Enfin, deux femmes aux robes blanches et aux ceintures rouges sortirent, une torche à la main. À ma plus grande surprise, elles ne firent pas entrer les personnes en tête de file, avancèrent jusqu’à trouver quelqu’un d’autre. Leur choix se porta sur une femme vêtue de rouge, détentrice d’un bracelet d’or qui signifiait son appartenance à l’Assemblée des Cent de Nihos. Au vu de son placement, elle ne devait attendre que depuis quelques minutes. Révoltée par ce traitement de faveur, je ne pus que serrer les poings. Que pouvais-je dire, que pouvais-je faire ?

Soudain, l’une des enchanteresses montra Ledia du doigt et sa compagne se rendit jusqu’à nous. Elle baissa la tête pour saluer la dame de Vicène et l’invita à la suivre. Voyant que je venais avec elles, la religieuse me demanda :

— Qu’est-ce que tu fais, petite ?

Ledia me prit la main avant de répondre :

— Sangel est avec moi.

— Dans ce cas…

Ledia salua ses suivantes avant d’emboîter le pas à l’enchanteresse en s’appuyant sur sa canne. La marche jusqu’à la porte fut pénible. Malgré l’obscurité, je devinais les regards hostiles des hommes et femmes qui attendaient ici depuis des heures. Que valaient leurs piécettes de bronze ou d’argent face aux généreuses offrandes des gens de la Haute ? Jamais de ma vie, je ne m’étais sentie aussi peu à ma place. Malgré mon affection pour Ledia, sa gentillesse depuis notre rencontre, je brûlais d’envie de la quitter pour repartir en queue de file. Que penserait Maman Sentia en me voyant prendre ainsi la place due à d’autres personnes ?

Ledia déposa deux pièces de bronze dans la main de la portière. Cette dernière tira un rideau et nous débouchâmes aussitôt dans la première pièce. Dans une ambiance tamisée, quatre enchanteresses fabriquaient des vases. Chacune s’occupait d’une étape : la première préparait le mélange des terres et de l’eau, la deuxième malaxait la pâte jusqu’à obtenir la consistance idéale, la troisième allait les mettre dans une remise pour les laisser reposer, ramenait l’eau, l’argile et des pâtes prêtes. Enfin, la quatrième faisait tourner un plateau de bois avec ses pieds et s’occupait de façonner son vase pendant la rotation. Ses mouvements étaient d’une dextérité impressionnante, ses doigts donnaient vie à la terre qui semblait former d’elle-même un joli vase.

Quand elle en eut fini, l’objet fut rangé dans la remise. Après séchage, il serait cuit dans un four pendant de longues heures. J’avais déjà observé le travail du potier du village près de Guérison et je le trouvais fascinant. Quand l’enchanteresse recommença à façonne, je plongeai à nouveau dans la contemplation de ses gestes savants. D’innombrables ouvrages d’argile décoraient les murs : assiettes, amphores, vases, bols, tasses, bijoux ou encore décors en forme d’animaux. Je fus particulièrement impressionnée par un petit moineau peint suspendu au plafond. L’artiste avait réussi à modeler des plumes et un bec d’une grande finesse.

Une quinzaine de personnes marchaient dans la pièce, pour la plupart attroupées autour de la troisième enchanteresse. La plupart portaient de riches vêtements, certaines parlaient avec des accents étrangers. Comme moi, elles étaient venues à Twelzyn pour le couronnement. Ledia vint me tapoter l’épaule :

— Viens Sangel, on monte.

— On peut pas rester un petit peu ?

— Il y a encore quatre étages à visiter. Et chacun est plus beau que le précédent.

Je peinais à croire cette affirmation mais suivis Ledia à regret. Nous nous engouffrâmes dans la légère ouverture du mur derrière les enchanteresses qui menait à un couloir étroit. Seulement éclairé par quelques bougies, il y régnait une ambiance lugubre. Au bout, un escalier en colimaçon nous attendait. La dame de Vicène souffla avant de me dire :

— Je crois que je vais avoir besoin de ton aide pour monter.

Sentir le bras de Ledia autour de mon cou pendant toute la montée me procura des sensations étranges. Une chaleur au toucher de sa peau, accompagnée d’un petit tremblement. Pourtant habituée au contact physique avec les hôtes de Guérison, je sentais une légère gêne aux côtés de Ledia. Sans doute était-ce en raison de son rang. Sa gentillesse me faisait parfois oublier qu’elle était la maîtresse d’une des plus grandes cités du continent. Je ne comprenais toujours pas ce qui la poussait à m’accorder tant d’attention.

Enfin, nous parvînmes devant la deuxième porte. Ledia donna vingt pièces de bronze à l’enchanteresse, ce qui accrût encore mon malaise. Pour monter jusqu’au cinquième étage, il faudrait débourser une grosse somme. Je ne voulais pas gâcher cet argent alors qu’on en manquait tant dans les campagnes autour de Guérison. Je me promis de convaincre Ledia de s’en aller après l’étage suivant.

Nous arrivâmes dans une pièce circulaire silencieuse. Je m’étonnai de découvrir des murs vierges et aucune enchanteresse : que se passait-il ici ? Une dizaine de visiteurs se tenaient au milieu de la pièce, immobiles. Parmi eux, la femme en rouge qui était entrée dans la tour juste avant nous avait les yeux rivés au plafond. En suivant son regard, je découvris une gigantesque fresque aux couleurs bleu azur. Deux enchanteresses peignaient en hauteur, installées sur de petites nacelles suspendues. Je frissonnai en m’imaginant à leur place, le risque de chute devait être grand.

Dans la pénombre, il me fallut un petit peu de temps pour mieux discerner les détails de la peinture. En son centre, une créature marine colossale sortait des eaux, provoquant tourbillons et déferlement de vagues gigantesques. Ses yeux faisaient deux fois la taille du petit navire qu’elle s’apprêtait à couler d’un coup de nageoire. Sa peau avait la même couleur que l’océan mais avec de petits reflets grisâtres. La lumière et l’ombre des chandelles lui donnaient un air terrifiant, comme si la créature était l’incarnation d’une déesse vengeresse.

— C’est une baleine, me murmura Ledia. On en voit parfois en s’éloignant un peu de la côte ouest.

— Vraiment ?

Je n’avais pas chuchoté, ce qui m’attira plusieurs regards réprobateurs. J’étais ébahie d’apprendre l’existence d’une telle créature.

— Oui, s’amusa Ledia, mais elles sont loin d’être aussi grosses. Le jour où tu viendras à Vicène, je t’emmènerai les voir.

À la simple idée d’un tel voyage, je me sentis traversée d’un sentiment d’excitation presque euphorique. La mer m’avait toujours fascinée, mais découvrir qu’elle renfermait de telles créatures me la rendait encore plus mystérieuse et exaltante. Je m’imaginai sur le pont d’un grand navire, comme si la baleine se tenait devant moi. Je n’avais qu’une envie : faire disparaître les deux enchanteresses qui cachaient certains pans de la fresque, pour rendre l’illusion encore plus réaliste. Une fois encore, Ledia dut m’arracher à ce sentiment de fascination pour continuer notre découverte.

Après le paiement de deux pièces d’argent et l’ascension d’une vingtaine de marches, nous arrivâmes à l’étage suivant. Avant même d’y entrer, nous entendîmes déjà plusieurs voix entonner un chant solennel. Quatre visiteurs se trouvaient au centre de la pièce, captivés par le spectacle proposé. De grands draps blancs cachaient les murs et les enchanteresses. Tout en chantant, ces dernières évoluaient gracieusement à la lumière des bougies derrière elles. Leurs ombres agiles accompagnaient la mélodie avec une grande justesse.

Entendre ces voix me rendit nostalgique du chœur qu’elles avaient formé le jour du couronnement. Ce chant était resté gravé dans ma mémoire et il m’arrivait de le fredonner certaines nuits. S’il n’avait pas la même puissance, celui-ci avait une résonnance plus sombre et triste. La faible lumière qui traversait les draps blancs répandait une ambiance fantomatique. L’ensemble m’effrayait plus qu’il ne me fascinait et cette fois, je me dirigeai la première vers la sortie.

Dès que Ledia m’eut rejointe, nous gravîmes le troisième escalier, encore plus escarpé que les précédents. L’enchanteresse à la porte dut me prêter main forte pour aider la dame de Vicène à monter. Elle semblait très frustrée de ne pouvoir avancer seule. Je comprenais son impuissance.

Ledia paya vingt pièces d’argent, ce qui représentait à mes yeux une somme colossale. Il y avait de quoi nourrir tous les soignants de Guérison pendant une semaine. Elle s’aperçut de mon malaise et me chuchota :

— Ce n’est pas de l’argent perdu, Sangel. Les enchanteresses s’occupent de plusieurs hospices et temples dans le royaume, il sera bien utilisé.

Cet argument eut l’effet escompté. Ledia savait comment me convaincre.

Si la pièce où nous arrivâmes était plus étroite que les précédentes, elle était aussi bien plus grande. Encore une fois, il fallait lever les yeux pour admirer le spectacle. Cette fois, nous pouvions admirer les prouesses d’agilité de trois acrobates. Vêtues de tenues plus serrées que le reste des enchanteresses, elles rivalisaient d’adresse pour impressionner les deux spectateurs. Six barres dressées entre les murs et deux échelles constituaient leur seul support. En cas de chute, aucun filet ne les sauverait.

Dans cette pièce, il n’y avait ni chandelles ni bougies. La seule lumière provenait des lucarnes percées à diverses hauteurs. Il était impossible de discerner les traits des artistes, qui n’étaient que des ombres indiscernables. Un courant d’air froid venu de l’extérieur faisait voler leurs cheveux et rubans, ce qui rendait leur performance encore plus gracieuse. Ce ne fut qu’à leur vue que je compris enfin le fonctionnement de la tour de Dyria.

Un étage était consacré à chaque élément : la poterie pour la terre, la peinture pour l’eau, le chant et les jeux d’ombres pour le feu et maintenant l’acrobatie pour le vent. Il n’en manquait plus qu’un : l’harmonie. D’après les prêtres et prêtresses, cet élément immatériel était celui qui unissait tous les autres. C’était là que se trouvait la Voix de Talissa, la fameuse prophétesse. Je me demandais à quoi elle allait ressembler, si elle allait me dire quelque chose. Se pouvait-il qu’elle voie vraiment l’avenir ?

Cette curiosité brûlante me fit presque oublier les acrobates. Je voulus entraîner Ledia avec moi à l’étage suivant mais elle était trop occupée à écouter la joueuse de flûte. Jusque-là, je n’avais guère prêté attention à cette musicienne assise au sol dont les morceaux dictaient la chorégraphie des acrobates. À y regarder de plus près, son instrument ne ressemblait pas vraiment à une flûte. Plus long, avec un bout conique, il produisait un son sonore mais doux.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à Ledia.

— Un hautbois, ça faisait longtemps que je n’en avais plus vu de si beau…

Nous restâmes toutes deux près de la musicienne qui, se sentant observée, décida d’accélérer le rythme. D’un regard vers le haut, je me rendis compte que ses compagnes tenaient tant bien que mal la vitesse qu’elle leur imposait. Elles étaient plus douées que je ne l’avais cru de prime abord et leurs figures se compliquaient avec l’avancée du morceau. Ce qui était le plus impressionnant était leur organisation. Jamais elles ne se gênaient lors de leurs échanges, chacune trouvait sa place naturellement. Leur endurance était stupéfiante, aucune ne faiblissait alors que nous étions là depuis de longues minutes.

Enfin, le morceau s’acheva et la chorégraphie s’arrêta. Un spectateur applaudit et nous l’imitâmes. À regret, les deux hommes arrivés avant nous décidèrent de redescendre. Ledia me prit la main et m’encouragea à la suivre. Nous avions encore un étage à découvrir.

 

Après avoir payé la dernière offrande, nous pénétrâmes dans une pièce dépourvue de tout éclairage. Lorsque la portière referma la porte derrière moi, nous nous retrouvâmes dans une complète obscurité. Privée de tous repères, je commençai à frissonner. Ledia renforça sa prise sur mon poignet en me rassurant :

— Ne t’inquiète pas, c’est normal.

Après plusieurs secondes de flottement, une voix suave brisa soudain le silence :

— Ferme les yeux. Relâche tes mains.

Cette voix avait une tonalité grave, qui ne ressemblait à aucune autre. Elle commandait avec un tel calme, une telle autorité, que je me surpris à lui obéir.

— Laisse ma voix te guider. Respire doucement. Sens l’air qui pénètre dans tes poumons, il amène avec lui une douceur agréable, tu es bien. Tu n’as jamais été aussi bien. Tes muscles s’apaisent, tes paupières s’alourdissent. Tu sens la douceur se répandre dans chaque pore de ta peau. Quand je dirai « maintenant », tu commenceras à marcher doucement, droit devant toi, à gravir les marches de l’escalier qui se présentera. Tu ne t’arrêteras qu’une fois tout en haut. Maintenant.

Je sentis mes jambes avancer, comme guidées à distance. Je ne voulais pas que la voix se taise, tant elle était belle et réconfortante. J’espérais qu’elle me suive, pour l’avoir près de moi. Malgré le noir complet qui m’entourait, mon pas avait une assurance parfaite et je montai l’escalier sans trébucher une seule fois. Dès que j’eus passé la dernière marche, je m’immobilisai, comme la voix me l’avait ordonné.

— Ouvre les yeux.

Ces trois mots suffirent à me libérer de l’emprise de la voix. Ils avaient été prononcés par un vieil homme chauve vêtu de la même tenue que les enchanteresses : une tunique blanche avec une ceinture rouge. Il trônait sur une simple chaise, au milieu d’une petite pièce dépourvue de tout ornement. Derrière lui, un petit brasero éclairait et réchauffait la pièce. Je m’étonnai de le voir seul, j’avais toujours cru que la Voix de Talissa était une femme. L’ordre des enchanteresses était fermé aux hommes.

La Voix de Talissa avait un air grave et plissait les yeux pour mieux m’observer. J’avais rarement vu un visage aussi marqué par le temps : sa peau fine et ridée était parsemée de petites déchirures. En baissant les yeux, je découvris que sa main droite était couverte de plaques rouges, signes d’une ancienne brûlure grave. La peau de ses pieds nus était également flétrie.

Je m’inquiétais de ne pas avoir Ledia à mes côtés mais ne trouvais pas le courage de rebrousser chemin. Je voulais savoir comment une simple voix avait pu me forcer à lui obéir mais n’osait le demander à l’intimidant vieil homme.

— Approche-toi, me dit-t-il d’une voix aiguë, viens mettre tes mains dans les miennes.

Malgré mon appréhension, je parcourus les quelques pas qui me séparaient du vieil homme. Il avait des mains squelettiques, striées de veines violettes. Il me tendit ses paumes et je posai timidement mes doigts. Sa peau était froide. Aucune émotion ne se lisait sur son visage, pas même un léger sourire d’encouragement. Après plusieurs longues inspirations, il ferma les yeux. Les secondes de silence qui suivirent me parurent interminables. Enfin, il commença à parler d’une voix lente, en articulant chaque syllabe :

Voici les mains d’une guerrière,

Qui dépassera les exploits de son père,

Qui prendra les armes pour défendre sa terre.

Ce sont aussi les mains d’une mère,

Qui épousera un beau chevalier au milieu de l’hiver,

Qui se sacrifiera pour protéger la chair de sa chair.

 

Ce ne pouvait être qu’une erreur. Les prophéties de la Voix Talissa ne pouvaient être qu’erronées, j’en étais convaincue. J’étais une soignante, pas une guerrière. Je n’avais pas de père, le seul exploit de l’homme m’ayant donné la vie était de m’avoir abandonné. Je n’avais pas envie d’être mère, ni d’épouser un chevalier. Pourtant, ces phrases m’avaient hantée pendant tout le chemin du retour. Si la présence de Ledia m’avait permis de garder la face, je me sentais à présent mal, seule dans un lit trop grand.

Peut-être n’avais-je pas compris le sens caché que renfermait la prédiction. Qu’avait voulu me dire Talissa ? J’avais l’impression qu’elle s’était trompée de personne. J’aurais voulu voir Maman Sentia ou Maman Lésie pour leur faire part de mes états d’âme, pour qu’elles me réconfortent. Je me sentais seule, si loin de Guérison.

Incapable de trouver le sommeil, je résolus d’aller voir Ledia. Tant pis si je la dérangeais, j’avais besoin de parler à quelqu’un. Seulement habillée d’une chemise de nuit, je traversai nos appartements plongés dans l’obscurité d’un pas furtif. Je frappai à la porte de sa chambre et la dame de Vicène vint m’ouvrir, vêtue d’une surprenante robe verte, la même que celle du couronnement. Elle portait ses boucles d’oreille en forme de demi-lune et un joli collier d’argent. Je me demandais pourquoi elle était si apprêtée en pleine nuit.

— Tout va bien, Sangel ?

— C’est la prophétie. J’arrête pas d’y penser.

— Je comprends, viens t’asseoir sur mon lit.

Je n’eus aucun mal à me confier à la dame de Vicène. Je lui expliquai tout ce qui m’avait traversé l’esprit depuis ma rencontre avec le vieillard, mes peurs pour l’avenir. J’osai même évoquer la mort de Maman Lésie. Ledia m’écouta sans me quitter des yeux. Lorsque j’en eus terminé, elle me répondit :

— Je suis désolée de t’avoir emmenée là-bas, Sangel. Il n’y a rien de plus difficile qu’être confronté à la Voix de Talissa.

— Ce qu’il a dit va vraiment m’arriver ?

— Peut-être pas de la manière dont tu l’imagines. Ne te préoccupe pas trop de ça, tu as encore beaucoup de temps.

Ledia me prit dans ses bras avec la tendresse d’une mère. Notre étreinte se prolongea longtemps. Elle me fit du bien. Quand elle me relâcha, je lui demandai d’une petite voix :

— Est-ce que tu veux bien me raconter une histoire ?

— Une histoire ?

— Maman Lésie m’en racontait tous les soirs avant. Ça me manque.

— Eh bien, s’amusa Ledia, je ne l’ai jamais fait mais je peux essayer. Allons dans ta chambre.

 

Me retrouver assise sur mon lit me rendit aussi joyeuse que triste. Mon bonheur de retrouver ce rituel était modéré par la nostalgie des moments passés avec Maman Lésie. J’aimais beaucoup Ledia mais ce n’était pas la même chose. Cependant, je n’eus pas trop de mal à chasser ces pensées dès que le récit commença.

— Le jeu des jumeaux cerfs est le plus vieux de toute l’histoire de la Terre des Géants. Il est censé reproduire la guerre civile qui opposa les dieux il y a des millénaires. Vingt pièces s’affrontent sur quarante cases jusqu’à la défaite de l’un des deux cerfs. Ces pièces sont les plus précieuses du plateau. Il n’est pas rare qu’elles soient faites de bronze ou d’argent. Mais dans le monde, il en existe quelques exemplaires en or massif.

Ils ont été forgés il y a près de deux mille ans, à l’initiative d’Eleagorn, le roi des premiers hommes. Il les offrit à ses plus grands fidèles, qui formèrent dorénavant l’ordre du cerf. Ils décidèrent de se réunir deux fois par siècle dans un lieu sacré pour assurer la paix à travers la Terre des Géants. Eleagorn espérait ainsi mettre fin aux guerres sanglantes qui avaient provoqué la mort de nombreux êtres aimés.

Chaque membre de l’ordre devait trouver un héritier à qui confier son cerf d’or. S’il ne trouvait pas de personnes à la hauteur, il devait le jeter à la mer. Avec les siècles, le nombre de membres se réduisit considérablement et l’ordre devint secret. Les rares érudits à en connaître l’existence pensent qu’il a disparu pendant la Grande Guerre. Pourtant, il existe encore bel et bien. Ces représentants, des hommes et femmes de pouvoir répartis à travers tout le continent, coopèrent dans le but de maintenir la paix.

Lors des derniers siècles, ils ont plusieurs fois empêché Amarina de sombrer dans la guerre. Il y a trente-deux ans, ils avaient aussi permis de signer la paix entre les familles Oglion et Corbac pour mettre fin à la Grande Guerre. Malheureusement, l’assassinat de nombreux Corbac a brisé ce fragile équilibre. Depuis, les membres de l’Ordre font tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’une telle catastrophe ne se reproduise plus jamais.

— Comment sais-tu qu’ils existent ?

— J’ai rencontré un de ses membres il y a plusieurs années, me répondit Ledia. C’est lui qui m’a raconté cette histoire. Très peu de gens ont la chance de la connaître, je compte sur toi pour garder le secret.

— Oui, c’est promis.

Je ne savais que penser du récit de Ledia. Se pouvait-il qu’une telle organisation existe vraiment ? Et s’il s’agissait vraiment d’un secret, pourquoi me le raconter à moi ? Le comportement de Ledia à mon égard était étrange. Qui étais-je à ses yeux, moi la petite soignante de province ? Elle me cachait forcément quelque chose.

— Bonne nuit, Sangel. Je ne serai pas là demain-matin mais Izniane s’occupera de toi. On se retrouvera le soir, d’accord ?

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

Malgré la pénombre, je pus lire un sourire radieux se dessiner sur les lèvres de Ledia. Elle répondit d’une voix douce :

— J’ai rendez-vous avec Delmeron Igis.

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annececile
Posté le 23/12/2023
Ce chapitre qui n'a pas d'equivalent dans la version precedente est tres reussi.

D'abord, c'est toujours un plaisir de retrouver Sangel, et on a l'occasion de se demander, comme Sangel le fait d'ailleurs, d'ou vient l'interet que lui prodigue Ledia?
VIsiblement, il y a une sympathie spontanee qui joue, on le sent bien, mais aussi, j'imagine, une connection avec les parents d'origine de Sangel? Elle prevoit deja de l'inviter a Vicennes.

La promenade nocturne dans la ville et la decouverte de la tour se suit egalement avec fascination. Descriptions tres reussies.
Que "la voix de Talissa" soit un homme, quelle bonne idee, c'est une vraie surprise.
Mais la prophetie m'a un peu laissee sur ma faim.
C'est tres limpide, et la description lapidaire de l'intrigue typique d'une princesse guerriere : talent incomparable, courage, mariage avec un beau guerrier et sacrifice pour sauver son enfant.
Bien sur, la surprise, c'est que Sangel n'est pas Ame, et etre une guerriere n'est pas sa vocation.

Mais la prophetie en elle meme manque un peu de mystere...

Petits details :

ce qui l'amène à repenser aux défunts de la famille Amaris > bon, c'est dans l'introduction mais ca m'a fait tiquer. Pourquoi pas "ce qui l'amene a evoquer les defunts..."

On va devoir manger, on refera une partie plus tard. > c'est Ledia qui parle, donc un langage un peu plus "chatie"? Nous allons diner, on jouera a nouveau ce soir/plus tard?

Mais après que je bouge ma salamandre, > mais une fois que j'ai bouge ma salamandre...

je voyais à présent ce jeu me mettre en colère avec une facilité déconcertante > concision: pourquoi pas directement "a present, ce jeu me mettait en colere..."

mon cœur recommençait à battre > pauvre Sangel, j'espere que son coeur ne s'est pas completement arrete de battre jusqu'a ce moment! ;-)


Je n’avais plus aussi bien dormi depuis la mort de Maman Lésie. > la aussi, ca manque de fluidite. Quelque chose comme : j'y dormais si bien, comme au temps ou maman Lesie vivait encore?

Vraiment tres reussi, un plaisir de lecture !
Edouard PArle
Posté le 05/01/2024
Coucou Annececile !
Désolé du délai de réponse, j'ai un peu délaissé PA ces dernières semaines mais je suis de retour^^
Clairement, il se cache quelque chose dans les motivations de Ledia mais elle ne feint pas la sympathique pour Sangel.
C'est un choix volontaire que la prophétie soit aussi "cliché", c'est quelque chose que je veux exploiter pour le personnage de Sangel mais c'est clair qu'à court terme elle n'est pas passionnante.
Merci de ton commentaire !
A bientôt (=
MrOriendo
Posté le 08/11/2023
Hello Edouard !

Comme promis je reviens commenter ce chapitre que j'avais passé sous silence, désolé pour mon oubli !
On apprend ici beaucoup de choses sur Sangel et ces révélations entraînent de nouvelles questions. Je me demandais dans les chapitres précédents si la jeune orpheline n'était pas de la famille de Ledia, vu l'intérêt qu'elle a pour elle. Mais la mention de son père dans la prophétie de la Voie de Talissa m'amène à une autre hypothèse : Ledia s'intéresse-t-elle à Sangel car elle sait qui est son père, et cela lui donne de l'importance dans les jeux de pouvoir à Twelzyn ?
Pourrait-elle par exemple être la fille de Serantio ?
Cette histoire d'ordre du cerf d'or m'interroge aussi, ça laisse entendre qu'il existerait deux factions "rivales" qui s'affrontent dans l'ombre des puissants : les masqués qui veulent précipiter la Terre des Géants dans la guerre, et les Cerfs d'Or qui veulent à tout prix sauver la paix ? Intéressant, je me demande où tu vas nous emmener avec tout ça.

Je n'ai pas de remarques particulières à apporter sur le style, le chapitre est bien écrit comme d'habitude et se lit de manière très fluide. Les différents étages de la tour sont bien décrits eux aussi.

Au plaisir,
Ori'
Edouard PArle
Posté le 09/11/2023
Coucou Ori !
Dans tous les cas les origines de Sangel suscitent ton intérêt, c'est top ! Fille de Serantio ce serait grave stylé^^
Oui, un affrontement entre ces factions pourraient arriver à supposer qu'elles existent. Dans tous les cas, la situation est loin d'être facile au vu du nombre d'acteurs.
Content que tu aies apprécié la lecture !
Merci du commentaire (=
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