Trente secondes top chrono, lunch fait et plongé dans le sac à dos. Un sandwich au fromage jaune, pains blancs et moutarde de Dijon : c’est mon casse-croute officiel depuis deux ans, depuis que je prépare moi-même mes repas du midi, ça fait le job comme on dit. Je me presse vers l’arrêt du coin. Je dois prendre « La 15 ». Bizarre… à Montréal, on dit « Le 15 ». Normal puisqu’autobus est un nom masculin… On dirait bien que cette règle de français ne se soit pas rendue à Québec… Je me suis toujours demandé comment nos ancêtres avaient procédé pour attribuer le genre des objets… Ils ont joué les mots aux dés ou bien ils se sont séparés ça à l’amiable? J’imagine :
Ève : Je veux absolument la pomme!
Adam : bon ça va, garde-la ta satané pomme, moi je vais prendre le pommier entier.
Il y a probablement eu une grande bataille, entre une troupe de fillettes guerrières, équipée de fléchettes, de mitraillettes et toute une réserve d’armes en « ette » et un régiment de garçons, munis de munitions en « on », pour charger leurs canons…
- Nous réclamons les noms de fruits : poire, banane et orange, hurlent les amazones lexicales.
- Vous n’aurez jamais nos citrons et nos ananas, ripostent les mercenaires du dictionnaire.
Vrouuuuum… Maudite marde. La bus vient de me passer dans la face, c’est tellement mon genre. Une chose est claire en tout cas : Les filles sont des guenilles, les gars sont des soldats. Je remonte la rue les bras pendant jusqu’aux chevilles.
- Qu’est-ce que tu fais là? Ne me dis pas que tu as manqué ton autobus? Demande ma mère tout en frottant le bec de mon frérot avec sa salive.
- Je n’ai pas fait exprès, elle était en avance!
- Primo c’est « un » autobus, IL était en avance, secundo, tu n’avais qu’a partir avec Jérôme ce matin, comme je te l’ai suggéré, ajoute-t-elle.
- Papa pourrait me conduire à l’école?
- Voyons donc, Richard, il travail, Je ne vais pas le faire revenir à la maison pour son coco de fils qui ne sait pas gérer son horaire, franchement.
- L’autobuche, y pache à toutes les cheures, fait remarquer Jean-thomas le menton encore coincer entre la pince de ma mère.
- Comment tu sais ça toi? C’est vrai mais je vais être en retard…
- He bien, tu seras en retard! Conclus ma mère.
Je capote, enfermé dans la salle de bain, assis sur le trône, les deux mains dans la face. Ça commence super bien. Je vais débuter mon année scolaire sans casier, sans carte étudiante, sans horaire, et sans cahier. Je suis nul, archi nul, le roi de la nullité. Je pense que je vais être malade, ça y est, je ne respire plus… Aaaaaah…ah merde, je respire encore. Je regarde ma montre : 10 h 20. Le prochain bus sera-là dans dix minutes. Ok, je passe à un niveau supérieur : Changement de plan. J’inspire un grand coup. Je suis prêt. Je me redresse sur le siège, roule deux fois le papier hygiénique sur lui-même, appuis sur deux vis simultanément et tire la chasse d’eau en la maintenant quelques secondes. Six tuiles du plancher se mettent à vibrer, un grand bruit de convoyeur retentit, suivi d’un sifflement aiguë, je serre les genoux pour ne pas heurter le sol et je m’enfonce sur mon ascenseur sanitaire vers un monde intérieur, un univers parallèle. Dans cette réalité, je suis un agent infiltré parmi des humains pastiches : Mes parents, mes frères, mes professeurs… tous ignorent qu’ils ne sont que des copies illusoires vivant sous l’urinoir. Mais moi, je le sais très bien et je n’ai plus peur de rien.
Je descends la rue en courant. Vrouuuuum… Encore lui ! L’autobus précoce me nargue et file à nouveau sous mon nez. Mission « Interceptor » acceptée. Je dois rattraper ce bus dans son parcours plein de détours. Je sprints dans les rues et les passerelles du quartier. Je vais le poursuivre à travers la ville s’il le faut. Je rejoins les coins de la rue du domaine et de la rivière. Un, deux, vous me recevez ? aucune trace de la 15… je répète, aucune trace de la 15… Attendez… cible en vue, nous avons réussi !
Ma nouvelle école secondaire : les Compagnons de Cartier. Bâtie en 1970 pour rassembler, dans le bonheur, les sans-ami comme moi. Vingt-neuf ans plus tard, tout le monde la surnomme « Les cons ». Disons que c’est un peu moins vendeur. Sa réputation n’est plus à faire depuis qu’un étudiant à circulé en moto entre ses corridors. Pourtant, elle a tout pour plaire : pas trop grosse, entourée d’un boisée pour frencher, des classes à la fenestration incroyable pour se laisser déconcentrer par les écureuils, un fumoir central où règnent les caïds de secondaires 5 sur leur nuage puant.
Finalement, je ne suis pas en retard! Je pouvais passer entre 10 h et midi; avoir sue, j’aurais dormi un peu plus. On m’a attribué le casier numéro 113. Bon… 12, 28, 35
« Tournez le cadran trois fois dans le sens des aiguilles d'une montre », ok ça doit faire trois tour…
« Arrêtez de tourner lorsque le repère pointe vers le premier chiffre », 12…
« En dépassant ce chiffre, tournez le cadran dans le sens contraire des aiguilles d'une montre sur un tour », ça se complique…
« Arrêtez le cadran sur le deuxième chiffre de la combinaison », humm, 28…
« Tournez-le dans le sens des aiguilles d'une montre et arrêtez-vous sur le troisième chiffre », 35… je tire… merde, ça ne marche pas…
« Si le cadenas ne s'ouvre pas, répétez le processus depuis le début ».
On reprend… tournez… aiguilles d’une montre…12…dépasser ce chiffre… 28…tourner… arrêter…35… zut…Répétez
Tourne… grrr… 12… merde… répétez… zut…trois fois… crissss… 12… dépasser… 28… grrr …. Répétez… grrr… 28… tabar… 12… 28… 35… Clic !
C’est simple. Plusieurs générations d’occidentaux ont été traumatisées par ce défi. Cauchemars à vie garantis.
Cette case, c’est une armoire à balais, parfaite pour y accrocher un paletot d’inspecteur ou y enfermer un maigrelet à lunette. Quelqu’un peut m’expliquer le concept de cette ridicule et inaccessible tablette? J’essaie d’y classer mes livres, Le cartable de 4 pouces noir, le rouge et le bleu de deux pouces, le trio de duotangs, l’agenda, le paquet de 500 feuilles lignées ; un vrai jeu de Tetris. La ritournelle russe en trois-bits me pixelise le cerveau, da, da-da-da, da-da-da…. Je fais quoi du livre de math, de français, d’anglais, de bio ? Et l’étui à crayons, la boite de kleenex, les espadrilles, le sac à lunch ? Le reste on s’en fout, je fiche ça parterre, vivement l’hiver, ça va être l’enfer…
Après un mois, la routine s’est installée, un microcosme s’est développé au cœur d’une colonne de papiers froissés, de livres empilés, et de trognons de pomme en décomposition le tout s’élevant à mi-casier. Je suis déprimé. Non, pas à cause de mon foutoir… Je ne vois plus Vicky et les jumelles. Les premières semaines, j’ai essayé, mais la dernière fois, il y a comme eu un malaise. D’abord, je m’humilie en montant à l’étage réservé au premier cycle. Bon, Je t’entends, tu es comme les autres qui se disent « regarde le rejet qui se tient avec des bébés ». Ensuite je traverse le couloir de la honte qui déborde de fifilles survoltées de secondaire 1. Coudonc, est-ce qu’il y a juste des filles dans cette année-là ? Elles m’envisagent et me dévisagent pendant que je parade vers ma triade d’amie au fond du corridor. Vision tunnel, oreilles bourdonnantes, bouffés de chaleur, je finis par atteindre le bout du champ de minettes.
- Salut les filles ça va?
- Oui, oui et toi? Répond Pascale en papillonnant des cils
- Vous faites quoi?
- Bien, on est en pause, répond Vicky
- Je sais bien, mais ce midi, vous voulez marcher au campanile? On pourrait diner ensemble…
- Bof, moi, je n’ai pas vraiment le temps, ajoute Vicky en transmettant un regard codé aux jumelles.
- Moi non plus, je dois faire chauffer mon lunch au micro-onde, c’est full long, répond Valérie embarrassée par le message.
- Euh… ce ne sont pas des sandwichs aux œufs notre diner? Questionne naïvement Pascale.
Silence gênant. Je pense que je vais y aller. Avant d’être rejeté, je préfère m’éjecter.
C’est comme ça la vie. Parfois, l’amitié germe en un été et s’envole avec les feuilles d’automne.
Retour à la case départ. Une école secondaire, c’est comme une chaine alimentaire. Je ne te jase pas du guide alimentaire Canadien, je te parle de la jungle, plancton versus prédateur.
Au sous-sol de de la pyramide, niveau -1, les rejets : Les nerds, les freaks, les geeks, les defs. Il y a même un corridor complet pour cette dernière catégorie, l’aile F. Si tu as un problème d’apprentissage, que tu as le cou un peu court, les yeux légèrement écartés ou une tête disproportionnée, on te case dans ce couloir et tu as compris le message, tu es un DEF.
Puis il y a le niveau 0, les invisibles : Les comme moi, évitant de faire des vagues, ne voulant surtout pas être déclassé ou surévalué, longeant les murs, s’assoyant derrière la classe pour échapper aux questions.
Ensuite, viennent les niveaux 1-2-3-4 : les fumeurs, les pétards, les comiques, les excentriques, les métalleux, les fêtards et leurs amis.
Au sommet, niveau 5, les cools : Les preppys, les branchés, les sportifs; à mon école, ce sont justement les joueurs de basketball du sport étude qui dominent. Je n’ai jamais compris pourquoi on vénère autant ces pseudo athlètes. Pourquoi on ne valorise pas le gars qui a assemblé son clavecin lui-même et qui en joue comme un maestro depuis qu’il à cinq ans? Non, lui c’est un Geek. Et la fille qui a cent pour cent dans toutes ses matières? Stop, c’est une nerds. Et ce type qui travaille comme un fou et qui échoue malgré tout… C’est clairement un def. Et ce garçon super gentil qui souhaite juste se retrouver des amis…
Jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours été du côté des gentils. J’ai été formé chez les scouts à faire de mon mieux à tous les jours (oui je sais ça fait ringard) et déformé par une super grand-maman qui m’a apprise à parler au petit Jésus avant de me coucher. Bon, il ne m’a jamais répondu et je ne l’ai jamais vue mais il semble que c’est comme ça que ça fonctionne. Depuis, il m’arrive souvent de prier sans y croire pour me donner du courage ou pour protéger un proche. J’imagine un mini barbu en couche culotte qui reçois ma prière manquant de conviction…
- Boss, je fais quoi avec cette prière-là? C’est la centième et on n’a pas encore répondu.
- Elle est de qui?
- Etienne Rioux, il demande un ami… C’est assez facile à réaliser comme miracle.
- Ce n’est pas le petit gars qui a déchiré le billet de vingt dollars de son frère lorsqu’il avait sept ans? Le même qui a volé le bonhomme GI JOE de son cousin à douze ans?
- Oui, mais à sa défense le cousin avait la figurine en triple… Je fais quoi avec la demande?
- Archive-là, s’il finit par croire en moi, je raviserai.
Il y a un gars assis au bout de l’allée des casiers. À chaque jour, à chaque pause, il se retrouve là, sur ce banc, le nez plongé dans un livre. Il ne parle à personne. Il demeure imperturbable au milieu du trafics bruyant des élèves. Il reste immobile, camouflé grâce au mur gris fade, parfaitement invisible. C’est la couverture de son livre dont vous être le héros qui l’a trahi. « Les Collines maléfiques ». Je devrais peut-être essayer de lui parler.
- Il est bizarre, tu ne trouves pas?
- En Quoi?
- Le gars que tu regardes, il est bizarre, me répète mon voisin de casier.
- Euh oui?
- Je ne sais pas si tu as remarqué sa face? Elle est tellement sèche qu’elle s’émiette entre les pages de son livre, c’est pratique, pas besoin de signet!
- Ah ah, je n’avais pas vue ça de même…
- Moi c’est Raphaël, on est dans le même cours de biologie… et en techno aussi.
- Moi c’est Etienne, désolé, je ne t’avais pas reconnu.
- C’est normal, mon bureau est à l’opposé de la classe. Tu m’accompagne au cours? La cloche sonne dans cinq minutes.
Raphaël, un blondinet au nez un peu écrasé, le regard malicieux, plutôt rigolo, capable de faire un bac flip sans élan; lui il a atteint au moins le niveau 2. Depuis qu’il m’a adressé la parole, on est inséparable, on flâne entre les casiers et on s’adonne à son jeu préféré : se moquer des profs. Ouais, parce qu’il y en a des « spéciaux », à commencer par M. Paradis, notre enseignant de Bio. Il est convaincu qu’il peut assécher des oranges par le simple pouvoir de sa pensé… Je te le jure! Un genre de psionique de la clémentine, qui peut vous faire exploser l’agrume s’il se concentre super fort… Ça doit venir de là le jus d’orange concentré. Ce matin, on se prépare à disséquer un rat crucifié par des épingles sur une barquette de styromousse. Intéressant, mais assez poche comme fin de vie de souris.
Ça va te paraitre tordu, mais je préfèrerais ouvrir un hamster. Tu aimes les hamsters toi? Vraiment? Cet animal qui te chamboule le cerveau, celui qui roule entre tes oreilles, qui t’angoisses, qui te fais sentir imposteur, celui qui te gâche le moment présent et te fait appréhender le futur. En l’opérant, j’aurais enfin découvert ses points faibles. Je serais devenu « le Termihamster », Exterminateur de tous les rongeurs qui tournent en boucle dans ma caboche et m’empêchent de prendre une décision ou de dormir… hasta la vista baby. (Chapeau à toi le cinéphile qui a repéré l’anachronisme de cette phrase culte, je te donne trois morceaux de robots (encore plus à toi capitaine cosmos qui connait la référence des morceaux de robot).
- Je vous rappelle qu’il faut être respectueux et sérieux durant la dissection. Maintenant sortez vos scalpels; manipulez-les avec soins, ils sont très coupants, averti m. Paradis.
J’ai une petite pensée pour Splinter, notre rat (C’est Raphaël qui l’a baptisé comme ça) qui va voir son corps charcuté au nom de la science. Avant de le dépecer, Je m’assure qu’aucune Tortue Ninja ne se cache dans les parages… nulle envie de prendre un bâton ou des nunchakus dans le front.
- Premièrement, repérez l’appareil uro-génital, à environ un centimètre au-dessus, pratiquez une boutonnière avec votre outil, expose l’enseignant.
Pourquoi une boutonnière? Bien oui toi… on va surement le refermer avec un bouton pour qu’il retourne pénard à la maison après l’opération… Et à ce niveau-là, ils auraient pu appeler ça une braguette.
- Insérez précautionneusement la sonde dans la boutonnière, remontez le long de l'abdomen tout en gardant la sonde inclinée vers le haut, poursuit le prof.
Je prends un moment pour respirer.
- Découpez la peau à partir de la boutonnière, pour chacune des pattes, comme si vous dessiniez un Y à l'envers… c’est bien. Maintenant, avec une grande délicatesse, dégagez la peau de la paroi musculaire en retirant les adhérences.
Autour de moi, la classe de psychopathes en blouse blanche semble hypnotisée par la voix de leur gourou télépathe aux yeux exorbités. « Procédez délicatement mes petits, il ne faudrait pas abîmer la viande de ces tendres vermines, je les préfère épluchées et bien rosées. » j’imagine l’enseignant passant sa langue reptilienne entre ses lèvres étirées, dévoilant ses dents pointues…
- Monsieur Rioux, vous êtes dans la lune, revenez à la dissection. Vous n’avez qu’une période pour procéder à l’exercice, me rappel à l’ordre m. Paradis.
On m’a repéré. Je vais devoir jouer le jeu et nourrir cet abominable homme-Lézard, désolé Splinter. Le rat s’en contrefout, il me présente son ventre nu, la fourrure retenue par des aiguilles, ouverte comme le manteau d’un exhibitionniste… je peux t’affirmer qu’il est tiré à quatre épingles.
- Alors, tu coupes où je fais tout le travail? Demande Raph.
- Non, je m’occupe de cette partie, désolé.
- D’accord, mais concentre-toi un peu, je n’ai pas envi d’avoir une mauvaise note.
Je tranche minutieusement la chair. Je m’attendais à voir surgir les intestins… un peu comme la pense du Tauntaun qui se vide lorsque Han l’éventre au sabre laser. Je suis un peu déçu. Cependant, je me débrouille très bien. Raphaël et moi formons une super équipe : nous repérons, étripons, étirons, vidons, notons, dessinons, évaluons tous les rognons et autres mottons de notre raton.
- Déposez vos outils sur le champ stérile et laissez vos notes près des plateaux. Je vais évaluer votre travail et nettoyer tout ça, commande notre professeur.
Je suis très fier de nous, les notes de Raphaël sont propres et mes dessins anatomiques dignes de Léonardo… pas la tortue Ninja voyons, l’artiste! J’aligne une dernière fois le plateau pour qu’il soit parfaitement parallèle au bureau et… QUOI! Mais où est la tête de splinter? Il a été décapité, trucidé, démembré! Je capote, mon collègue de dissections a déjà quitté la classe. Je regarde sous la table, aucune tête n'a roulée là. C’est impossible, ça ne se décroche pas tout seul une caboche, c’est bien ancrée au corps habituellement. Le professeur au pouvoir psychique va nous tuer, ou pire encore, nous faire couler. J’évacue avant de me faire prendre au moment où la cloche retentie. Je dois avertir Raphaël que j’ai perdu la tête!
Zut, Je ne trouve mon collègue nulle part, il a dû se rendre directement à son cours e math. Merde, merde, merde… Je fais quoi maintenant? Je préviens mon prof? Où je laisse tomber cette histoire de cortex disparue? Je te vois venir toi, avec tes petits airs tentateurs… tu veux que je prenne une petite pause de cette réalité morbide, que je respire un grand coup et que je me plonge à nouveau dans les abimes de mon imagination? Je suis partant! Un… deux… trois…
Attends, tu connais la chanson. Si tu te fiches des aventures du demi-chat et tu que désires savoir qui a volé le citron de Splinter le rat, Vas au chapitre 7, faux frère terre-à-terre. Sinon, fais comme tous les moutons, poursuit ta lecture sans te poser de questions. Un… deux… trois… Go!