Une puissante déflagration illumine le supermarché. Les flammes embrasent la matière et font fondre les alvéoles. En proie à l’incendie, le magasin tout entier se transforme en un immense fourneau. Athéna frappe un insecte de toutes ses forces. Une fois déstabilisé, elle écrase son crâne contre un mur. L’horrible craquement lui monte un frisson de dégoût dans tout le corps. Elle reste à côté d’Elias qui tente, aussi vaillamment qu’il le peut, de se servir de son arme à feu. Rose parvient à se frayer un chemin sous les étagères effondrées.
« - Aidez-moi, implore-t-elle à plein poumons. »
Athéna la tire en dehors des décombres avant que sa voix se fasse couvrir par une détonation. Dos à dos avec Elias et Rose, le trio attend désormais que les insectes sortent de leur cachette. L’adolescent s’empare d’un deuxième cocktail enflammé qu’Athéna décline en posant sa main dessus.
« - Inutile de faire encore plus brûler cet endroit. »
Une gargouille à la chair calcinée bondit de l’épais brouillard. Rose appuie sur la détente et la balle perfore le crâne de la créature. Une à une, les silhouettes damnées et enflammées accourent sur leur proie. Athéna s’applique à gâcher le moins de munitions possibles. Elle attend de les avoir à bout portant pour appuyer sur la gâchette.
Athéna tire sur les vêtements de ses deux compagnons pour les amener vers l’entrée. Dans leur course folle, Elias manque de trébucher quand un insecte lui saute dessus. Athéna fait volte-face et elle décharge quelques douilles pour couvrir ses arrières. Elle sent l'oppressante présence de leurs prédateurs derrière eux. Elle glisse sous le rideau puis tire le chariot du plus fort qu’elle le peut. Rose vient lui prêter main forte en tentant de soulever la porte. En vain, les deux abandonnent en ressentant le ras-de-marais venir à eux. Les dernières respirations d’Athéna suffoquent dans l’incendie, elle sent même ses poumons brûler.
Comprenant qu’ils ne parviendront pas à s’échapper à temps, Athéna change subitement de direction. Elle interpelle Elias avant de lui jeter les clés de la voiture. L’adolescent veut protester, mais elle s’est déjà éloignée. Une canonnade éclaire les environs de vives lumières afin d’attirer l’attention de la ruche. Athéna observe alors une marée noire qui converge comme un seul corps vers sa position. À cet instant, il lui est difficile de croire que quelque chose puisse les arrêter. Elle ouvre la porte d’un magasin qu’elle claque derrière elle. Elle profite de son avance pour se mettre à chercher l’un de ses cocktails enflammés. Les premiers corps des infectés se heurtent sur la vitrine dans un bruit sourd. Athéna n’attend guère davantage : elle lance la bouteille vers la marrée de monstres.
La déflagration enflammée projette un reflet d’un amas de membres répugnants gesticulant sous la douleur. L’épais liquide dégouline sur les corps ce qui embrase les épidermes translucides des insectes. L’émanation de viandes carbonisées lui irritent les narines et lui encombrent la gorge. Athéna s’enferme dans l’arrière-boutique sans vraiment savoir si la pièce lui offre une porte de sortie. Elle cherche un meuble capable d’entraver l’entrée puis elle opte finalement pour une lourde armoire. Elle met l'entièreté de sa masse sur son flanc, la bouscule de tout son poids et parvient à la renverser. Le choc fait trembler le carrelage fissuré qui s’ouvre en deux sous les pieds d’Athéna.
Un cri de surprise accompagne sa chute. Son dos rencontre violemment l’étage inférieur. Sonnée, elle ne réagit pas quand le sol s’affaisse de nouveau. Elle est incapable de récupérer son équilibre, son corps glisse de plus en plus vite vers le précipice. Elle ferme les yeux lorsqu’elle sent son dos quitter la terre ferme. Le corps d’Athéna se suspend dans le vide, jetée comme Daniel, dans la fosse au lion.
Athéna pensait mourir, perdre connaissance dans les airs et ne jamais être dans la capacité de se réveiller. Or, l’abrupt atterrissage la renvoie à la pénible réalité. Le souffle coupé, elle ressent dans sa chair la forme et la matière des objets qu’elle porte dans son sac. Son poids a dû sûrement briser ce qu’elle transportait à en juger la douleur dans ses omoplates. Elle roule sur le côté en tentant d’empoigner quelque chose de ses phalanges qui nagent dans la confusion. Sa paume se pose sur un mur, elle prend une grande inspiration avant d’enfin se remettre sur ses pieds. Athéna se soutient pour ne pas s’écrouler car ses repères sont encore totalement déboussolés.
En relevant la tête, elle contemple la hauteur de sa chute vertigineuse. Si elle se demande comment elle est encore en vie, elle se questionne maintenant sur les moyens de remonter à la surface. Au-dessus d'elle, elle perçoit les plaintes stridentes des insectes qui se consument dans l’incendie. Ceux qui ne seront pas asphyxiés ni rongés par les flammes continuent leur quête interminable de nourriture. Même aussi atteinte physiquement, Athéna est contrainte de se déplacer car les insectes, eux, ne se reposent jamais. Un profond sentiment de solitude la saisit lorsqu’elle contemple les sombres galeries devant elle.
Dès les premiers pas, Athéna se demande si elle n’est pas atterrie dans ce qui ressemble à des catacombes. La pénombre ne baigne pas dans le silence, dérangée par les échos lointains de gargouilles et autres esprits ailés. La peur qui ébranle ses membres comprime tant ses viscères qu’elle en a le vertige. Elle attrape sa lampe torche pour l’attacher à la bandoulière de son sac puis elle ajoute un peu de leste pour son dos. Son seul objectif dorénavant est de regagner la surface avant que le nid d’infection n’ait raison d’elle.
Athéna éprouve l’impression dérangeante d’être traquée comme du gibier. Plusieurs fois, elle croit observer une silhouette cachée dans la pénombre ou des yeux qui l’épient à travers les murs. Les couloirs étriqués étouffent aussi bien l’oxygène que le courage dans une atmosphère empestant la moisissure. Des carrefours sans indication accompagnent un dense réseau de tuyauterie au-dessus de sa tête. L’acier se plie, la pierre craque et le plafond gronde sous les tonnes de gravats, ainsi tout un tas de sons inconnus parviennent à ses oreilles.
Il s’étend à perte de vue cette sorte de boue, d’un noir équivoque au pétrole, constituée de reliefs irréguliers. Athéna n’apprécie en rien la beauté morbide de cette construction unique, elle est même prise d’une pointe de panique. Sur le sol, il agonise des objets ineffables, des corps inconnus et une matière organique pourrie ce qui compromet la suite de son voyage. Contrainte de rebrousser chemin, elle opte pour l’une des portes verdâtres sur son flanc droit. L’idée ne l’enchante pas puisqu’elle se doit de nouveau se jeter dans l’inconnu. Or, la traversée de la marre pestilentielle lui paraît encore plus dangereuse.
Athéna hésite quelques longues secondes, utopiste de trouver un moyen pour détourner ces deux issues. Elle entoure la poignée de la porte de ses phalanges peu assurées avant d’appuyer doucement sur cette dernière. L’ouverture couine puis claque, elle se bloque à cause d’un objet l’entravant. Athéna sent que si elle y met de la force, elle pourrait dégager l’accès ; mais à quel prix ? Elle n’a aucune connaissance des alentours, de ce qui se cache à proximité et elle possède encore moins d’informations sur la pièce devant elle.
Sa réflexion sera courte puisqu’un sinistre grondement résonne dans les couloirs du sous-sol. Le son sourd paraît provenir des profondeurs abyssales ou, tout du moins, d’une créature mythique y habitant. Les pitoyables conduits en aluminium tremblent sous la puissance des fréquences sonores d’un hurlement surréaliste. Concentrée sur son propre salut, le gouffre mystérieux fermé par cette porte verdâtre ne la dérangeait plus outre-mesure. Athéna claque trois fois son épaule afin de dégager l’entrée de ce qui l’encombre. Elle jette un dernier coup d’œil dans ce couloir et elle croit apercevoir la chose.
Son instinct de survie ne lui laisse pas le temps de contempler la silhouette cauchemardesque de la créature. Elle ferme la porte avec beaucoup de minutie puis elle plaque son dos contre elle. Un ronflement rocailleux ne cesse de faire vibrer les environs comme une lourde machinerie qui broie du gravier. Elle constate avec soulagement que sa source s’éloigne de sa cachette au point de devenir à son tour un écho lointain.
Athéna, seule de nouveau, met quelques instants à organiser son esprit. La peur lui a déjà joué des tours mais la menace lui paraissait à cet instant particulièrement tangible. Peut-être est-ce les jeux de lumières et la pénombre de l’endroit qui l’a faite cauchemarder ? Jusqu’alors, elle n’avait pas remarqué le squelette échoué à ses pieds qui était celui qui entravait la porte.
Elle détourne le regard pour ne pas défaillir préférant se concentrer à décrire la pièce dans laquelle elle se trouve. De ce qu’elle peut observer, la salle de repos a constitué une bonne cachette lors de la mise en quarantaine du bâtiment. Clivée du reste du bâtiment, elle offrait vivres, accès à l’eau même un confort rudimentaire pour qui veut se terrer à l’intérieur. Sur un tableau en liège, elle se met à chercher un plan des lieux au milieu de post-it coloré et de fiches administratives. Athéna s’arrête sur certains portraits, la curiosité piquée au vif, elle essaye de reconnaître certains visages.
Pour la première fois depuis le début de cette mission catastrophique, Athéna prend le temps de se reposer. Elle vérifie l’état de ses affaires, elle se désaltère puis elle se restaure sommairement assise sur le canapé. Le fumet du poulet de Karine contraste avec la puanteur des catacombes ce qui la fait regretter le confort du camp. Ses phalanges tremblantes sont les témoins d’un corps toujours en état de choc, Athéna en vient à clore ses paupières pour s’empêcher de pleurer. Elle n’avait pas très faim mais l’idée de mourir entre ses murs lui coupe définitivement l’appétit. Son regard reste figé sur le squelette éparpillé, peut-être qu’elle non plus, elle n’aura pas le droit à une sépulture. Ni Oscar ni Eden ne méritent de voir leur tante disparaître dans la cage au lion. Sur cette bribe de motivations, Athéna range ses affaires pour repartir arpenter les galeries sombres du sous-sol.
Une autre porte fait face à celle de son arrivée et sans optimisme, Athéna tente de sortir par cette dernière. Sans grande surprise, elle tombe dans un autre couloir identique à tous les autres avec la même tuyauterie et les mêmes muqueuses sur les murs. Cette fois-ci, elle décide de suivre la plomberie et les conduits d’aération pour éviter de se perdre dans ce dédale sans fin. Au bout de ce cartilage, elle espère trouver une sortie, peu importe la forme que prendra cette dernière.
De la ruche d'insectes, de sa chute vertigineuse, de sa déambulation dans ce nid, Athéna commence à en réaliser les événements. Elle ressent dans son cou le souffle murmuré de la mort qui la glace d’effroi. Athéna se met à imaginer des pas, un monstre qui la traque, quelque chose de plus gros encore qui cherche à s’emparer de sa vie. Les pensées embrouillées dessinent des visages tuméfiés semblables à ceux des patients de l’hôpital. L’incessant bourdonnement lointain ainsi que la boue putride ont finalement raison de sa stabilité.
Arme à la main, elle entend son doigt trembler sur la gâchette. Ses yeux parviennent de moins en moins à définir la réalité : des formes ineffables dansent dans sa vision périphérique. Athéna sursaute lorsqu’un tintement métallique résonne autour d’elle. L’angoisse prend le contrôle de son corps et sans savoir comment, elle parvient à s’enfermer dans une pièce annexe.
Un violent coup heurte sa mâchoire. Athéna s’écroule sur le côté, les idées remises en place. Elle continue de rouler sur le sol pour échapper à l’emprise de son adversaire. Ce dernier tente de la frapper une fois sur ses pieds. Elle se penche puis lui assigne un coup dans les côtes. Son pied écrase l’une de ses rotules pour fléchir ses appuis. Athéna ressent le nez de son adversaire craquer contre son genou. Le corps de son agresseur tombe à la renverse, elle sort son couteau prêt à l’égorger.
La vision irréaliste d’un visage humain la tétanise dans son mouvement. Son ennemie n’a pas la peau grise ni les pupilles dilatées encore moins l’air d’être morte. Ses cheveux courts, châtains, ses yeux en amande et ses pommettes saillantes n’ont rien de l’expression damnée des gargouilles. Couchée devant elle, la bouche ensanglantée, une vivante lui supplie de ne pas la tuer. Le brassard cousu à la manche dessine un poing blanc sur fond rouge, illuminé d’une vive torche.
« - Désolée, souffle l’inconnue haletante. Je pensais que tu étais un insecte. »
Athéna ne s’attendait pas à entendre la voix d’une personne dans ces profondeurs, et elle tente de cacher sa joie de rencontrer un congénère. À cet instant, sa fierté chauvine ne parvient pas à prendre le dessus sur la sensation primitive du besoin social humain. Elle tâche de rester concentrée, elle se remémore les conseils d’Esther pour ce genre de situations.
« - Où sont tes alliés ? interroge Athéna.
- Je suis seule, répond-elle.
- Peu commun pour un môme.
- J’ai toujours été hors normes. »
Le rire nerveux de l’inconnue déstabilise quelque peu Athéna. Elle se laisse un instant pour reprendre son souffle et calmer le tambourinement de son cœur.
« - Comment es-tu arrivée ici ?
- Par les égouts, la partie ouest du bâtiment est totalement détruite. »
Athéna renifle bruyamment, un tic nerveux qu’elle ne parvient pas à contrôler avec la fatigue.
« - On peut sortir par là ? continue-t-elle plus doucement. »
L’inconnue rigole en s’essuyant la lèvre supérieure d’un revers de la main.
« - Les mômes me veulent autant morte que toi, se moque-t-elle. Si tu veux les rencontrer, tu peux t’y rendre. »
Toujours au sol, elle essaye de se relever mais le couteau d’Athéna l’en dissuade bien vite. Elle soupire plus lassée par la situation que réellement inquiète pour sa vie.
« - Écoute, reprend l’inconnue. Je sais que j’ai l’air d’une putain de môme, mais je t’assure que j’ai autant envie que toi qu’ils aillent se faire foutre. »
Elle retire sa veste sous le regard intrigué d’Athéna avant que le vêtement soit balancé à ses pieds.
« - Tiens. Arrache le brassard. Garde-le en trophée de chasse. Je veux juste sortir de ce merdier. On devrait s’entraider plutôt que de se pointer un couteau sous la gorge. »
Aussi fourbes peuvent-être les mômes, jamais ces derniers échangeraient leur symbole de liberté même contre leur vie. Cela est aussi inconcevable qu’avoir un Éphraïmite qui renonce à sa foi et la protection de son Divin. Athéna range son arme obligée d’admettre que l’inconnue à raison : seule, Athéna ne risque pas de revoir les visages d’Oscar et Eden.
Elle serre les lanières de son sac à dos puis projette la lumière dans la pièce afin d’observer la salle où elles se sont enfermées. Athéna n’aide pas sa nouvelle partenaire à se relever, ne lui demande pas son identité ni ne s’inquiète de son état. Elle n’est, à cet instant, qu’une âme éphémère qui quittera sa vie quand elles seront de nouveau baignées dans le soleil.
« - Merde, grogne la môme. Tu cognes super fort.
- Je voulais te tuer, répond simplement Athéna. »
Le petit entrepôt dans lequel se trouvent les deux femmes offre au moins la quiétude d’une pause nécessaire autant pour l’une que pour l’autre. Au sol, l’Éphraïmite confisque l’arme à feu de son ennemie, très certainement tombée lors de leur affrontement. Si Athéna parie sur l’idée de croire la môme, elle n’est pas assez insensée pour aller jusqu’à lui donner un revolver.
« - Tu sais comment sortir ? questionne Athéna. »
La concernée soupire, frustrée de n’être qu’un guide à travers un dédale infernal sans avoir le droit de porter ses propres armes. Elle décide de ne pas répondre directement à sa question par simple revanche puérile.
« - Je m’appelle Lucie. »