Deux semaines après le couronnement, Twelzyn
La Voilière
Gorvel m’attendait, accoudé sur le rebord du pont, pensif. Il contemplait le ciel nocturne dégagé, sans gardes, comme je le lui avais demandé. Malheureusement, il avait une épée à la ceinture et ne serait pas complètement à ma merci. Peut-être tenterait-il de l’utiliser devant mon chantage. Je devais me préparer à le désarmer si nécessaire. Cependant, au vu de ce qu’Icase Lagis m’avait appris à son sujet, la violence ne serait sûrement pas nécessaire. En m’entendant approcher, le Bras Droit commenta :
— Les étoiles sont magnifiques ce soir.
— En effet.
Notre position offrait un bon point de vue sur la rue de la faim, l’une des plus animées de Twelzyn, avec ses fameux restaurants. Mais à cette heure tardive, seules quelques patrouilles battaient encore le pavé. Seuls quelques estrades et taches de peinture témoignaient encore des festivités du couronnement. La plupart des visiteurs s’en étaient allés, la capitale avait retrouvé son calme traditionnel.
— Qu’aviez-vous à me dire au sujet du vol de la couronne ? demanda le Bras Droit.
— Je dois vous avouer que ce n’était qu’un prétexte pour vous rencontrer seule à seul.
— Ah oui ? Ne me dites pas que vous espériez un rendez-vous galant.
Gorvel eut un petit rire amer. Je me forçai à l’imiter, histoire de le mettre en confiance. Lors des jours précédents, j’avais beaucoup réfléchi à la meilleure stratégie à utiliser pour menacer Gorvel. Douceur ? Franchise ? Sous-entendus ? Aucune solution ne se détachait beaucoup plus que les autres et je demeurai un instant indécise. Mon interlocuteur en profita pour prendre la parole :
— Cela faisait un bout de temps que je voulais vous rencontrer en personne.
— Vraiment ?
— Depuis qu’Arnic m’a choisi comme Bras Droit, je tâche de trouver autant de personnes de confiance que possible pour servir les intérêts de la couronne. Vous travaillez depuis des années au service d’Amarina et Bodnac m’a assuré que je pouvais me fier à vous.
Gorvel ne me regardant pas, je ne pus retenir un sourire. S’il savait… J’avais dupé Bodnac et tous les autres depuis de longues années. Je sentis le moment venu pour une déclaration solennelle :
— Les intérêts du royaume sont les miens. Je ferai tout ce que vous voudrez si cela sert Amarina.
— J’aimerais vous confier une mission. Dans les prochains mois, nous ouvrirons des chantiers sur la côte sud, avec l’aide de la famille Igis. L’objectif sera de rebâtir une marine digne de ce nom pour notre royaume. De trop nombreux pirates pullulent sur les mers ces dernières années, il est temps de mettre fin à leur impunité. Ce sera un projet important et très coûteux. J’aimerais que vous vous assuriez qu’aucun des fonds que nous lèverons ne servira à autre chose qu’à la construction des navires.
Ce projet ambitieux m’impressionna. Je n’avais pas imaginé que le timide Arnic ose prendre de telles mesures à peine couronné. Malheureusement, pour lui, ce dernier ne verrait pas le jour. Il était temps de faire tomber les masques.
— Il est curieux qu’un homme comme vous cherche à tout prix des serviteurs fidèles, remarquai-je.
— Pardon ?
— Le maître m’a raconté vos exploits de jadis, au service de la Rose à Trois Pétales. En vous voyant, je n’aurais jamais deviné que vous étiez l’un des mercenaires les plus dangereux du nord de l’Empire. Il tenait à vous féliciter pour votre ascension au poste Bras Droit. Vous allez désormais être très utile à notre cause.
Gorvel se tourna vers moi, le visage figé. Malgré l’obscurité, j’étais sûre que son visage avait pâli.
— Que racontez-vous ? se défendit-il. Êtes-vous devenue folle ?
— Ne me dites pas que vous avez oublié tout ce que nous avons fait pour vous. Souvenez-vous d’il y a cinq ans, lorsque vous étiez enfermé dans les geôles, après avoir assassiné l’empereur Fenderiz. Vous étiez condamné à mort avec tous vos complices. Nous sommes venus vous sauver la vie alors que vous n’espériez plus rien.
Je vis le bras tremblant de Gorvel s’approcher du pommeau de son épée. J’en fis autant.
— Vous auriez dû payer pour vos crimes odieux mais au lieu de cela nous vous avons rendu la liberté. Nous avons épargné votre vie pour qu’elle serve les intérêts de la cause.
— Fenderiz était un despote. Quelqu’un devait l’arrêter.
— Tous les empereurs de la famille Oglion sont des usurpateurs et des despotes. Quand je parlais de crimes odieux, je ne comptais pas cet assassinat. Vous n’avez alors fait que rendre la justice.
— Ce n’était pas un geste politique, se défendit Gorvel. Je ne suis pas comme vous.
— Vous savez aussi bien que moi que le pouvoir légitime est celui de la famille Corbac. Que sans l’odieuse traîtrise des Oglion, ils seraient encore sur le trône.
— Tout ça c’est le passé. C’est fini depuis la Grande Guerre. Arrêtez de pourchasser cette illusion.
— Le retour des Corbac sur le trône n’est pas une illusion. C’est l’avenir que nous construisons. Et nous avons besoin de votre aide.
— Je ne peux rien pour vous.
— Nous ne vous demandons rien de difficile. Seulement quelques renseignements, influencer les décisions du roi. Rien de bien suspect, vous n’aurez rien à craindre. Je vous aiderai dans cette tâche, vous n’aurez pas à risquer grand-chose.
— Je refuse, répondit le Bras Droit, catégorique. Arnic me fait confiance, je ne le décevrai pas.
— N’avez-vous aucune reconnaissance pour ce que nous avons fait pour vous ?
— Pas assez pour trahir un ami.
Je sentis un soupçon de colère dans la voix de Gorvel. Sa main serra davantage son arme. Je pris une voix plus douce pour atténuer la tension de l’échange :
— Vous pourrez bien le servir. Le retour de l’Empereur légitime sur le trône servira aussi les intérêts d’Amarina.
— C’est faux. Nous avons traité la paix avec l’Empire. Si vous voulez remettre un Corbac sur le trône, ce sera la guerre. La Terre des Géants sera à feu et à sang, comme il y a trente ans ! Vous êtes née dans un pays en paix, vous ignorez ce que c’est. Jamais je ne contribuerai à de telles atrocités.
— Nous travaillons à notre cause sans violence, en répandant notre influence partout dans le monde. Si nous avions voulu une guerre, pourquoi aurions-nous attendu trente ans pour la déclarer ? Ce n’est plus qu’une question de mois pour que notre pouvoir soit assez grand pour renverser les Oglion. Mais nous avons besoin pour cela de l’appui d’Amarina, de votre appui.
— Je ne trahirai pas Arnic. Sans lui, je ne serais rien.
— Nous pouvons faire éclater la vérité. Révéler à tous que vous êtes un brigand, que vous avez tué un Empereur. Vous terminerez décapité. Est-ce vraiment cela que vous voulez ?
— Je vais démissionner, vous mettrez qui vous voulez à ma place. Mais moi, je ne trahirai pas Arnic.
— Que voulez-vous pour accepter de nous servir ? De l’argent ? Des titres ? Vous occuperez une place de choix dans le nouvel ordre qui arrivera. Je peux même vous livrer l’homme qui a volé la couronne amarine. Nous savons qui il est.
— Je ne veux rien du tout de votre part. Laissez-moi tranquille. Je ne suis plus un mercenaire.
— Les hommes ne changent pas.
— J’ai abandonné cette vie. Je suis venu ici pour en reconstruire une autre. Je voulais reprendre un nouveau départ. Et Arnic m’y a aidé. Plutôt mourir que de le trahir.
Le Bras Droit résistait bien trop pour que je puisse espérer le faire céder. Il ne me laissait pas le choix.
— Plutôt mourir que trahir ? Qu’il en soit ainsi.
Après m’être assurée que personne ne passait dans les environs, je sortis ma lame en un éclair. Gorvel tenta de parer mon attaque mais il manquait de vitesse. Je lui tranchai la gorge avant qu’il ait eu le temps de se mettre en garde. Il s’effondra à genoux en se tenant le cou à deux mains. Son regard désespéré ne me quitta des yeux qu’après son dernier souffle. Je défis mon voile pour couvrir son visage et masquer le sang. Je m’assis à côté de lui pour ne pas être vue par le passage d’une patrouille.
Après quelques minutes, son corps s’immobilisa pour de bon. Je me servis de son vêtement pour éponger le sang laissé au sol. Il fallait laisser le moins de traces possible. Puis je commençai à tirer son cadavre vers le premier restaurant de la rue de la faim. Je n’avais que quelques mètres à faire pour arriver jusqu’à la grande plaque d’égout.
Enfin me revoilou, ça me fait plaisir de replonger dans ton histoire, surtout que ce n'est pas un chapitre de tout repos ! Je trouve que tu as super bien réussi à gérer la tension dans le dialogue, avec LV qui essaie de manipuler Gorvel en faisant réemerger son passé.
Je partage l'avis d'Annececile sur la brièveté du personnage Gorvel. Au fil du dialogue, mon intérêt pour le personnage grandissait et je trouvais vraiment intéressant le tiraillement qu'il allait avoir entre trahir Arnic et protéger son passé, ou se soumettre à LV et trahir Arnic ; j'ai presque l'impression que son arc a été coupé en deux avec cette mort subite, et je me demande dans l'absolu jusqu'à quel point Gorvel possède une influence directe sur l'intrigue depuis qu'il a été nommé Bras Droit, d'où mon impression que ce serait chouette de lui laisser un peu plus de temps pour agir.
J'ai vu que tu avais répondu à Annecile que tu hésitais à le faire apparaître plus vite ou à le faire mourir plus tard, je trouverais pour ma part plus intéressant de poursuivre pendant un moment son tiraillement, d'autant plus que j'ai le souvenir que quand il avait été nommé, j'avais trouvé intéressant que ce soit un personnage peu connu autant des lecteurices que des personnages qui tout à coup est téléporté sur la scène primaire du pouvoir.
Tout ceci n'est que mon avis bien évidemment, mais voilà sache que j'apprécie énormément les enjeux qui se dessinent dans le dialogue et que j'y vois énormément de potentiel pour en faire quelque chose d'assez démentiel si Gorvel vivait un peu plus longtemps ^^
Sinon c'est aussi trop trop chouette d'avoir des informations supplémentaires sur la VL. Si elle semble soutenir les Corbacs, je ne mettrais pas ma main à couper qu'elle travaille effectivement pour eux, ou alors si c'est le cas, elle doit jouer sur plusieurs tableaux en même temps.... Ca me rend très très curieuse en tout cas, j'ai vraiment hâte d'en découvrir plus sur son personnage !
Comme toujours, c'est un plaisir de te lire. A pluuuche, je vais tenter d'être un peu plus régulière par ici <3
Tes commentaires me régalent ^^
Oui, en fait je ne pensais pas le rendre si intéressant, d'un côté c'est ce que je voulais pour rendre la mort percutante etc mais d'un autre côté la sensation de gâchis est la plus forte. Si c'était à refaire, je ne tuerai pas forcément ce personnage.
Quand à LV, évidemment toujours dur de savoir à quel point elle est fidèle à qui et quels sont ses véritables intérêts...
Merci de ton passage (=
Meme si mes soupcons vont toujours diriges vers la meme personne pour LV, j'ai un peu de mal a comprendre pour qui elle travaille finalement. Les Corbac, vraiment? Ou a-t-elle d'autres autorites pour lesquelles elle travaille?
Une nouvelle surprise en fin de chapitre donc. Tu n'epargnes pas tes lecteurs (qui t'en sont reconnaissants) !
Ouep, avec du recul, c'était pas forcément une super idée de le faire disparaître sans plus le développer. Si je faisais une autre réécriture, j'essaierai de le faire apparaître plus vite dans l'histoire / mourir plus tard.
Tant mieux s'il y a un peu de confusion sur les motivations de LV, c'est le but ^^
Merci de ton commentaire !
Et bien, ce pauvre Gorbel n'aura pas fait long feu au pouvoir. Les intentions de la Voilière commencent à s'éclaircir, sa détermination implacable fait froid dans le dos. J'en viendrais presque à me demander si Sangel ne serait pas l'héritière cachée de la famille Corbac, ce qui expliquerait pour partie la prophétie de la Voix de Talissa et l'importance que lui accorde Ledia, qui ferait elle aussi partie de ce complot.
C'est marrant, je n'arrive vraiment pas à me décider quant à la place que tiendra cette gamine dans l'échiquier politique, et pourtant on devine aisément qu'elle va avoir un rôle central à jouer.
Pour en revenir à la Voilière, j'ai apprécié ce chapitre qui va à l'essentiel sans s'embarrasser de fioritures et qui pourtant nous livre de nouveaux indices sur son identité. Une proche de Bodnac qui l'a dupé pendant des années... J'étais à deux doigts de proposer le nom de Ruspen, mais ce n'est pas possible car elle se trouve à ce moment sur la route d'Igis en compagnie de Sangel et de Karnol.
En revanche, cette nouvelle information pointe de nouveau mon attention sur Ame. Après tout, elle n'aurait sans doute pas obtenu de Karnol qu'il devienne son écuyer si elle n'entretenait pas de bons rapports avec ses parents.
Je crois qu'à ce stade, ma conviction est faite. Mais cela n'enlève rien à l'intérêt du personnage, j'adore le mystère que tu laisses planer sur cette espionne-assassin et l'arc narratif que tu lui offres. Je prendrai assurément plaisir à suivre la suite de ses pérégrinations mortelles, que j'ai raison sur son identité ou non.
À bientôt,
Ori'
Désolé, je me suis rendu compte de cette énorme coquille après avoir validé mon commentaire x)
Non clairement, d'ailleurs qu'as-tu pensé de la brièveté de son passage dans l'histoire ? Je suis en train de réfléchir à des moyens de le faire intervenir bien plus tôt dans l'histoire, et de manière assez marquée, pour rendre sa mort plus importante.
Ahah les hypothèses vont bon train sur le cas Sangel. C'est clair qu'à ce stade beaucoup de possibilités sont ouvertes (=
Content que tu aies apprécié ce chapitre. C'est vrai que l'indice Bodnac peut pointer encore plus Ame ^^ J'ai hâte que tu arrives à la fin pour pouvoir échanger avec toi du cas de LV.
Merci de ton commentaire !
A bientôt (=