Chapitre 6 : Bras Droit - Livana

Notes de l’auteur : Dans le précédent chapitre, Sangel joue aux jumeaux cerfs avec Lytiorio avant d'apprendre que Ruspen projette de l'emmener avec elle en voyage dans le Sud.
Bonne lecture !

Neuf jours après le couronnement, Twelzyn

Livana

L’aile nord du palais, avec les salons d’automne, était celle que je connaissais le moins. Dédiée au logement des employés de la couronne, elle consistait en une succession de petits appartements et pièces communes. On pouvait rapidement se perdre dans ses cinq couloirs parallèles qui serpentaient à cause de la pente. L’aile nord était en effet bâtie en contrebas de la motte où se trouvait le reste du palais.

Je gardais quelques bons souvenirs de ce lieu où Bodnac avait vécu plusieurs années, avant d’être nommé ambassadeur. Cependant, je n’y étais plus allée depuis la mort du roi Caric et m’étonnai du silence qui régnait dans les couloirs. Nous ne croisâmes tout au plus qu’une dizaine de personnes, alors qu’autrefois, ces lieux grouillaient de vie. L’entretien avait été délaissé et l’on devinait sous les couches de peinture fissures et traces d’humidité. Les tapisseries automnales s’effilaient, leurs couleurs devenaient mornes. Certaines lattes du plancher grinçaient, ce qui aurait été impensable dans tout autre endroit du palais.

Par une porte ouverte, je me rendis compte de la sobriété des chambres, qui n’avaient pour tout mobilier qu’une table, une chaise, une armoire et un lit. Le choix du Bras Droit de vivre à cet endroit alors qu’il aurait pu loger dans les plus beaux appartements du palais n’en était que plus étonnant. Quant aux salons d’automne, il ne s’agissait que de vastes salles communes avec de grandes tables et cheminées, toutes vides. Avec leurs murs de pierre sans ornement, elles avaient des airs lugubres.

L’atmosphère générale était encore plus irrespirable que dans mes appartements malgré les nombreuses fenêtres ouvertes. Je me demandais comment les habitants faisaient pour trouver le sommeil. Et nous n’étions pas encore au plus fort de l’été.

— Nous y sommes, m’annonça la jeune femme qui m’escortait. Je vous attends à la porte.

— Merci, Inya.

Je poussai la porte et pénétrai dans le plus grand salon d’automne de toute l’aile nord. À la différence des autres, son sol était tapissé, ses tables nappées et ses murs ornés de quelques trophées de chasse. Un petit feu brûlait dans la cheminée, recouvert d’une marmite noire. Gorvel était assis en face, me tournant le dos. Le Bras Droit se tenait immobile, la tête penchée vers l’avant, en prenant des respirations régulières. Il dormait.

— Gorvel ?

Comme il ne réagissait pas à mon appel, j’avançai jusqu’à lui tapoter l’épaule. Il grogna en se frottant les yeux avant de se relever brusquement.

— Excusez-moi, votre Majesté. Je ne vous ai pas entendue arriver. Je vous en prie, tout est prêt. Je vais chercher notre plat. 

Gorvel s’empressa d’aller décrocher la marmite et en servit deux bols fumants sur une des tables, disposées face à face. Sans le bracelet d’or à son poignet gauche, j’aurais pu m’imaginer dans une famille de paysans à la campagne.

— Sur le conseil de sa Majesté votre époux, j’ai choisi un petit vin de Lagen. Je vous en prie, asseyez-vous.

— C’est parfait, merci.

Je vins m’installer en face de Gorvel, surprise par la tournure de ce repas. Lorsque j’avais reçu son invitation la veille, je ne m’étais pas imaginé une telle simplicité. Dans mon bol, de petites tranches de viande caramélisées étaient agrémentées de myrtilles et autres baies.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le musikalmas est une spécialité de Téhor, dans l’Empire. C’est du mouton cuisiné avec des fruits des bois.

— Vous l’avez fait vous-même ?

— J’aurais aimé. Malheureusement, ce n’est plus possible maintenant. Un des cuisiniers royaux originaires du nord a préparé ce repas.

Ma première bouchée fut surprenante. Je n’étais guère habituée à cette alliance de saveurs si éloignées. La seconde me plut davantage, le troisième me convainquit pour de bon que ce plat était délicieux. D’un hochement de tête, je montrai à Gorvel combien j’appréciais le musikalmas. Mon interlocuteur sourit avant de décider que le moment était venu d’entamer une conversation plus sérieuse.

— Vous devez vous demander pourquoi votre époux m’a choisi pour être son Bras Droit.

J’acquiesçai.

— Moi aussi, s’amusa Gorvel. Pas que je me considère incapable, mais parce qu’il y avait à mon avis beaucoup de meilleurs choix. Mais maintenant que c’est fait, je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il ait eu raison.

Malgré cette apparente modestie, Gorvel s’exprimait avec une l’aisance d’un politicien aguerri. Je devinais qu’il avait soigneusement préparé ce repas. Ses choix de lieu, de tenue et de plat n’étaient pas laissés au hasard. Je me souvins des enseignements d’Etelia après mon arrivée à la cour : n’écoute pas, regarde. C’est ainsi que tu en apprendras le plus. Si le Bras Droit avait choisi de faire servir ce plat original, c’était sûrement pour une bonne raison.

— Vous venez de l’Empire ?

— Belle déduction, s’amusa Gorvel avec un brin de moquerie.

Je devinais que le Bras Droit avait reçu des conseils d’Arnic sur la façon de se comporter avec moi. J’étais sûre qu’il ne se permettrait jamais une telle familiarité avec une autre personne de la cour. Je cherchai une question assez directe pour le déstabiliser, curieuse de voir sa réaction :

— Pourquoi avez-vous quitté l’armée ?

— Je n’ai jamais été soldat.

— Vous avez le physique. Et ne me faites pas croire que vous vous êtes fait la cicatrice de votre main droite avec un pinceau.

Gorvel parut surpris de mes déductions. Je ne lui laissai pas de temps de répit et repris aussitôt :

— Où êtes-vous né ?

— Pas si loin d’ici. J’ai passé mon enfance dans les tribus Maitir. Comme esclave. Une fois libre, je suis allé vivre à Téhor.

Je savais bien peu de cette cité au centre de l’Empire sinon qu’elle était plongée dans le chaos depuis plusieurs décennies. Pour y survivre, mon interlocuteur avait dû exercer des professions peu recommandables. Il n’y avait pas que les soldats qui se servaient d’armes.

— Vous n’avez pas peur que les gens sachent d’où vous venez ? demandai-je.

— Ma vie précédente n’était pas des plus réjouissantes, ce n’est pas un secret. Mais elle est terminée. Je suis venu ici il y a cinq ans pour repartir de rien. J’ai de la chance d’avoir rencontré votre époux. Encore un peu de musikalmas ?

— Non merci.

— Bien, Majesté. Vous vous imaginez bien que je ne vous ai pas seulement fait venir pour parler de mes origines.

— En effet.

— Son Altesse m’a chargé d’aborder plusieurs sujets avec vous.

— Arnic ne pouvait pas me parler lui-même ? demandai-je d’une voix sèche.

— Le roi est très occupé et je crois qu’il garde un mauvais souvenir de votre précédente discussion.

Ainsi, il m’en voulait encore pour notre dispute au sujet de Drakic. Cela me soulagea de trouver une explication rationnelle à son comportement distant.

— Il savait bien que je réagirais comme ça en proposant la main de Drakic.

— Il n’y avait pas de meilleure solution pour arranger la paix avec l’Empire.

— Vous êtes d’accord avec lui.

— C’est moi qui lui ai suggéré cette idée. C’était quand Sarvinie était encore sur le trône, je ne pensais pas qu’il allait vraiment la mettre en œuvre .

En entendant ces mots, je me levai, hors de moi :

— Vous pensez qu’on peut jouer avec le destin de mon fils pour signer des traités !

— Un mariage arrangé est le moyen le plus aisé de garantir une alliance véritable. Cela s’est toujours fait dans la famille Amaris. Vous êtes bien placée pour le savoir, Majesté.

— Justement, je ne veux pas que Drakic vive la même chose que moi.

— Qu’espériez-vous pour lui ?

Cette question me prit par surprise. Je n’avais jamais imaginé rationnellement le futur mariage de mon fils. Gorvel avait raison : de tous temps, les enfants Amaris avaient été fiancés à des partis puissants pour garantir la paix du royaume. Drakic était promis au même destin depuis sa naissance. Au fond de moi, je l’avais toujours su. Alors quelle avait été la véritable raison de ma colère ? L’absence de communication avec Arnic ? Peut-être était-ce plutôt l’impression de déjà perdre mon fils, alors qu’il n'avait que deux ans. La crainte de le voir partir dans un pays étranger, où je ne pourrais le voir qu’à de rares occasions. Je répondis à nouveau, mais avec moins de conviction :

— Delmeron et Ledia se sont unis par amour, eux.

— Leur union est parfaite politiquement pour les deux. Même si Delmeron a renoncé à son nom, il demeure le fils de Kelas. En épousant Ledia, il unit sa famille avec Vicène. Cette alliance va compter à l’avenir. Les sentiments peuvent être de jolies fleurs mais ils ne sont jamais à la racine d’un mariage solide.

— Je pense à son avenir. Quand il arrivera seul dans ce pays étranger, ces contrées hostiles, dans une cour si différente d’ici.

—  Ce sera sûrement difficile mais je pense qu’il est plus facile d’arriver dans un pays inconnu quand on est un prince. Il y sera peut-être heureux. Quoi qu’il en soit, cela ne constitue qu’un maigre sacrifice pour empêcher de grands malheurs. Pour empêcher la guerre.

— Je n’ai pas envie de le voir partir, confiai-je.

— Il lui reste encore beaucoup d’années ici.

— Mais il s’absente déjà de plus en plus. Arnic l’a envoyé à la campagne pour une raison que j’ignore et…

— C’était aussi une de mes idées, coupa Gorvel en me regardant dans les yeux.

— Pardon ?

— Je pense qu’en passant une partie de son enfance hors de Twelzyn, le prince saura mieux comprendre ses sujets. Ici, il aura des précepteurs lui enseignant la politique et les connaissances nécessaires à l’exercice du pouvoir. À la campagne, il apprendra à vivre au contact du peuple, à monter à cheval, à travailler. Il se fera des amis de son âge au lieu de rester enfermé dans ce palais.

Les arguments du Bras Droit éteignirent mes premières étincelles de colère. Il venait de décrire en quelques phrases l’enfance que j’aurais adorée avoir à Lagen. Celle qu’Icase m’avait empêchée de vivre en me tenant recluse au palais.

— Mais c’est aussi important qu’il passe du temps avec sa mère. Nous en avons discuté avec le roi et je pense que vous pourriez vous-aussi quitter Twelzyn pendant certaines périodes de l’année pour être avec lui. Ce sera aussi l’occasion de représenter la couronne auprès du peuple. J’ai entendu que vous étiez proche du grand chantre Giadeo et que vous appréciiez ses projets d’hospices, vous pourriez aller les soutenir en personne. Peut-être pourrions-nous organiser cela dès cet été si les masqués ne font plus parler d’eux. Qu’en pensez-vous ?

Les perspectives de quitter Twelzyn, même pour de courtes périodes, de retourner à Guérison et de pouvoir passer du temps avec mon fils à l’extérieur m’enchantèrent. Alors que j’avais envisagé une violente confrontation, Gorvel était en train de me convaincre.

— Je… Il faut que j’y réfléchisse.

— Cependant, lorsque vous serez à Twelzyn, il vous faudra servir les intérêts de la couronne.

— La politique m’intéresse peu.

— Tout est politique. Que vous le vouliez ou non, vous êtes à présent la reine. L’un des principaux visages du pouvoir aux yeux du peuple. Vous devez le représenter dignement.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Rencontrer des personnalités de passage, assister aux cérémonies, recevoir des ambassades… Et en cas d’incapacité de votre époux, vous devez prendre sa place. Dans un premier temps, Arnic aimerait que vous passiez du temps avec Tresiz.

— Il l’a déjà reçu au Dôme.

— Oui, dans un cadre formel. Une discussion plus décontractée pourrait vous permettre d’en apprendre davantage sur ses motivations et la situation de l’Empire. Ruspen s’est chargée de transmettre l’invitation pour dans une dizaine de jours. J’ai entendu dire que votre amie Ame était assez proche d’un des fidèles de Tresiz. Peut-être que ce lien peut vous aider à le mettre en confiance.

Pellon. Le Bras Droit était bien informé. Son idée d’impliquer Ame me parut excellente. Elle saurait comment mener la discussion avec Tresiz.

— Voilà ce que j’avais à vous dire, conclut Gorvel. Si vous n’avez rien à …

— Bodnac m’a dit qu’il partait ce soir en mission sous vos ordres. Où va-t-il ?

— Je l’ai chargé d’un travail secret. Il vaut mieux que le moins de personnes possible soient au courant.

— Je suis la reine, parodiai-je. L’un des principaux visages du pouvoir.

Ma réponse amusa Gorvel qui se résolut à me répondre :

— Je vais l’envoyer dans le sud avec une vingtaine de cavaliers pour tenter d’en apprendre davantage sur la mouvance masquée. Ils ne font plus parler d’eux depuis l’attentat mais leurs intentions restent floues. Nous devons absolument en apprendre davantage.

— Mais pourquoi l’envoyer lui ? Il est ambassadeur !

— C’est surtout un homme en qui je peux avoir complètement confiance. Et ils ne sont pas légion dans cette cour. Je préfère…

De grands coups frappés à la porte l’interrompirent.

— Entrez !

Un soldat au visage rouge pénétra dans la salle, les mains sur les genoux. Il avait couru à toute vitesse pour arriver ici, signe d’une urgence.

— Messire le Bras Droit, il faut que vous veniez vite !

— Qu’y a-t-il ?

— C’est la couronne. Elle a été volée. À côté du petit Dôme, on a retrouvé un masque de renard rouge.

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annececile
Posté le 26/02/2024
Une passionnante conversation entre Livana (qui ne se jette pas sur le vin cette fois ci, ouf!) et Gorvel. Tu nous fais bien comprendre leurs positions respectives, les decisions de bon sens de celui qui se revele un homme d'Etat de talent, et la mere d'un enfant de 2 ans, a qui on ne demande meme pas son avis sur l'avenir de son fils, ou meme son futur immediat. On comprend sa revolte! Et aussi le manque de communication entre Arnic et Livana. Air connu : on regrette d'autant plus de ne pas en savoir plus sur leur passe commun.

On ne voit pas du tout venir la chute, le vol de la couronne a nouveau, et evidemment les questions qui en decoulent.
J'imagine bien tous ces nobles et dignitaires comploter contre Gorvel pour etablir qu'il n'est pas competent a ce poste.

Dans les quelques lignes ou Gorvel parle de son passe, j'aurais bien aime voir quelque chose sur ce qui l'a dirige vers l'art et l'aquarelle. Ca ne coule pas de source pour un ancien esclave!

Petits details :

L’aile nord était en effet bâtie en contrebas de la motte où se trouvait le reste du palais. > colline plutot que motte?

je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il ait eu raison. > une phrase un peu tarabiscotee avec beaucoup de verbes. "montrer que son choix etait bon, justifie?"

Un tres bon chapitre!
Edouard PArle
Posté le 22/03/2024
Coucou Annececile !
Je suis content que tu aies apprécié la discussion entre Livana et Gorvel. Cette une scène que j'ai beaucoup aimé écrire et que j'ai l'impression d'avoir plutôt bien réussi.
Oui, je comprends ta frustration, des flashbacks pourraient beaucoup apporter au développement du couple Arnic / Livana.
Tu as raison, je pourrais développer un peu plus ce cheminement de l'ancien bandit vers l'art.
Merci de ton retour !
A bientôt (=
MrOriendo
Posté le 10/11/2023
Hello Edouard !

Et bien, voilà une chute à laquelle je ne m'attendais pas ! Certes, tu as pris soin d'évoquer à plusieurs reprises et de nous relater en détail la légende du Renard Rouge, mais je ne pensais pas voir ressurgir ce bandit directement dans l'histoire. À moins qu'il ne s'agisse d'une autre personne essayant d'utiliser sa légende pour quelque sombre dessein ?
En tout cas, j'aime beaucoup cette discussion entre Gorvel et Livana. Le nouveau Bras Droit donne l'image d'un homme simple, très rationnel et qui ne s'embarrasse pas de fioritures. Forcément, ça le rend sympathique aux yeux du lecteur. La référence à son passé fait habilement écho avec la conversation entre LV et Icase pour rappeler que ce personnage est loin d'être parfait. C'est d'ailleurs cette profondeur que j'apprécie particulièrement dans ta façon d'amener et de travailler tes personnages. Ils ne sont jamais mornes, monotones, il y a sans cesse de nouvelles choses à découvrir à leur sujet.

Au plaisir,
Ori'
Edouard PArle
Posté le 10/11/2023
Coucou Ori !
Oui, vrai ou faux Renard, la question est loin d'être facile à trancher^^
Content que tu aies apprécié cette "vraie" introduction de Gorvel, c'était important de la réussir pour le rendre intéressant même s'il arrive plus tard que les autres personnages principaux. Oui, clairement notre ami a un passé un peu trouble. D'ailleurs je ne me souviens plus si tu as vu mais j'ai fait une maj à la chute de ce chapitre entre LV et Icase qui ajoute une info sur Gorvel.
En tout cas, merci de ton commentaire (=
A bientôt !
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