Chapitre 63 - Faux semblants

Notes de l’auteur : “La trahison est une mauvaise herbe verte et douce, comme la végétation qui recouvre les plaines kalokas : elle ronge en silence et par l'intérieur.” G.Asage.

À Eybure, le jour de l’anniversaire de Manon.

 

Un début d’hiver doux et paisible était venu cueillir les terres Kalokas. Une légère couche de neige venait recouvrir les champs et appelait à la mélancolie. Les enfants qui jouaient dehors avec les mains froides et le nez rouge ravivaient les couleurs de ce tableau blanc. Le temps avait filé jusqu’à ce début décembre et il avait fait oublier avec lui la disparition qu’avait connue l’été. On était passé à autre chose, le climat politique tendu ne laissait aucune place aux drames personnels. Bien que la Zorrèce restait la seule région sirélienne prospère et libre, ses habitants se méfiaient de la guerre qui grondait partout ailleurs.

 

_ Aujourd’hui, Manon aurait dû fêter ses dix-sept ans et personne n’a l’air d’y penser. Je ne reconnais pas ma fille, Endza a tellement changé, avoua Hestia alors qu’elle se baladait avec sa belle-fille.

_ C’est un jour spécial pour nous, mais les autres ont l’air de l’avoir oublié, oui. Endza grandit et doit juste tenter d’oublier tout ça. Ta fille a toujours voulu suivre les traces de son père. C’est ce qu’elle fait, la rassura Marie en formant une boule de neige entre ses longs doigts fins. 

_ Paskhal est différent lui aussi. Il ne parle plus de Manon et a presque fermé nos frontières, on peut partir de Zorrèce, mais y entrer difficilement. Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes. C’est peut-être bon pour notre économie, mais par pour notre peuple. Endza vit en dehors des réalités, elle a presque fait des autres siréliens ses ennemis. Elle nous voit comme supérieurs, comme ceux qui ont gagné leur droit d’être libres alors qu’on l’a payé au prix cher, continua la mère Agape en passant la main dans sa couronne de tresses rousses pour recoiffer ses mèches humides.

_ Elle est encore jeune, elle n’a que quatorze ans. Elle n’interprète que ce qui est diffusé par la propagande du conseil ministériel.

_ Je crois que Paskhal pense comme elle. Il a changé depuis l’enlèvement de nos filles. Il est constamment sur la défensive, aux abois, mais surtout il se félicite d’être le seul Élu encore en place. Il pense être celui qui est digne d’un tel pouvoir, car il est le seul dont le peuple est sorti plus fort de cette guerre civile, expliqua Hestia en plantant son regard dans les yeux bleus de Marie, son physique lui rappelait Solenne par moment.

_ Je ne m’en fais pas sur le comportement d’Endza, mais j’avoue avoir des réserves sur celui de ton époux. Arthur l’a toujours idéalisé, mais je suis certain que sa nouvelle position politique lui poserait problème aussi, surenchérit la blondinette en soufflant sur ses mains pour les réchauffer après avoir jeté sa boule. 

_ Oh, Marie, tu connais bien mon fils. Tu as raison, si ton époux était là, il ne le soutiendrait pas, acquiesça la mère Agape en réajustant sa cape pour se protéger du froid.

 

 En réalité, Hestia s’inquiétait vraiment pour sa famille. Bien plus qu’elle ne l’avouait à sa belle-fille. Elle ne reconnaissait plus Paskhal, il avait changé. Elle voyait une détermination maladive se peindre chaque jour un peu plus sur son visage. Elle avait l’impression de le voir sombrer dans la folie sans pouvoir l’aider à s’en sortir. Lui qui avait toujours mis sa femme sur un piédestal, ne la regardait plus. Ses cajoleries habituelles avaient laissé place à des questionnements politiques avec leur cadette.

 

_ J’ai l’impression qu’il est différent et qu’il me cache certaines choses, poursuivit Hestia.

_ Que veux-tu dire ? 

_ Il a été très en colère d’apprendre où était parti Arthur, mais il avait peur aussi. C’était comme s’il savait ce qui pouvait lui arriver. Je pense qu’il en sait plus sur les ministres notamment sur l’un deux, raconta la dame de cœur.

_ Il continue à échanger avec monsieur Asage, avoua Marie.

_ Tu en es sure ?

_ Je parle beaucoup à Zaven, il a le même ressenti que nous sur ton mari. Or, Paskhal passe beaucoup de temps chez lui avec son père. Ils échangent sur la marche à suivre pour mener les Kalokas et le nom Asage revient souvent.

 

Hestia se sentait trahit, comment son mari pouvait-il continuer à parler à l’homme qui avait surement enlevé leurs filles ? Ils avaient déjà eu cette discussion, il lui avait avoué se douter de l’implication du ministre de la Protection des peuples, alors pourquoi encore tolérer sa parole. La battante qu’elle était ne comprenait pas la stratégie de son époux, au point que la bile lui montait aux lèvres.

 

_ Tu devrais avoir cette discussion avec lui, la conseilla son amie en voyant le désarroi de sa belle-mère.

 

Marie était une Kalokas aux cinq sens surdéveloppés. Elle pouvait analyser les mouvements faciaux avec une grande rapidité et détecter toutes monter de stresse par son odorat. Elle sentait donc dans quel état ces révélations avaient mises Hestia.

 

_ Il s’est complètement renfermé, je n’apprendrais rien de lui malheureusement, souffla Hestia gênée.

_ Dans ce cas-là, tu pourrais peut-être…le lire ? hésita la jeune femme.

 

Ils s’étaient promis de ne jamais utiliser leur pouvoir l’un sur l’autre ou sur leur famille. Jamais, pourtant Paskhal avait déjà trahi ce pacte en utilisant son pouvoir sur Manon sans le dire à sa femme puis, elle l’avait vu hésiter à le faire sur elle quand elle n’arrivait pas à se résoudre à oublier ses filles. Avait-elle, elle aussi, le droit de transgresser cette promesse et se mettre à lire le passé de son mari ?

 

Ce fut le cœur lourd et la tête remplie de doute que la dame de cœur rentra chez elle retrouver le reste de sa famille. La cadette et ses cheveux de feu l’attendaient auprès de la cheminée. Elle lui ressemblait tellement qu’Hestia avait l’impression de se voir plus jeune en la regardant. En revanche, elle avait hérité des traits de caractère de Paskhal. Ils s’entendaient si bien tous les deux que de les voir ensemble ainsi, la fît encore plus douter de sa décision de lire son mari dans son dos.

 

_ Marie va bien ? s’enquit la cadette.

_ Oui, et vous, qu’avez-vous fait aujourd’hui ?

_ Nous sommes allés à Erden pour statuer sur les prix de nos denrées et à l’unanimité nous avons voté pour leurs augmentations à l’exportation, expliqua joyeusement l’adolescente.

 

Ses yeux verts pétillaient comme si la décision l’enthousiasmait au plus haut point. Hestia ne comprenait pas comment on pouvait se réjouir de tirer ainsi profit d’une guerre, pourtant ces mots venaient de sa propre fille. Tous deux parlaient politique sans se soucier du jour qu’il était. Aujourd’hui, Manon aurait dû passer à l’âge adulte, mais plus personne ne voulait y penser. Chamboulée, elle s’activa à préparer le diner en se rassurant qu’elle avait pris la bonne décision. Ce soir, quand tout le monde dormirait profondément, elle appliquerait ses mains de liseuses sur la sacoche de son époux. Il l’emmenait partout avec lui et elle lui révèlerait donc le passé de son propriétaire.

 

Comme chaque soir, la mère de famille resta silencieuse pendant le repas. Elle assistait aux discussions animées de son mari et de sa fille, sans avoir un mot à dire. Elle se sentait presque de trop, plus à sa place. Chaque gorgée du bouillon qu’elle avait préparé lui rappait la gorge. Il n’était pas mauvais, mais elle avait l’impression d’avaler sa propre culpabilité à chaque cuillère.

 

_ Demain, je ferais un communiqué sur les Élus disparus. C’est inadmissible de laisser son peuple ainsi, argumenta Paskhal.

_ Oui, tu as raison. Tu devrais les pointer du doigt, je vais réfléchir à ton discours à ce sujet, s’exclama sa fille.

 

L’un d’eux est seulement parti secourir Solenne, l’autre fille que vous avez oubliée apparemment, s’indigna secrètement Hestia.

 

C’était trop pour elle, elle devait quitter cette table où elle allait rendre le contenu de son assiette sur le champ. Pâle et chancelante, elle se leva en direction de sa chambre. Aucun d’eux ne prit le temps de remarquer son absence. Une fois seule, la dame de cœur eut bien du mal à retrouver son souffle. Son instinct lui criait que quelque chose clochait, mais elle devait attendre que son mari soit couché pour intervenir.

 

Bien. Minuit sonne à l’horloge du salon, songea Hestia en se relevant discrètement et en veillant à ne pas réveiller Paskhal.

 

Lentement, elle se hissa hors de la chambre. Ses pieds avançaient à tâtons autant parce qu’elle voulait se faire discrète que parce qu’elle redoutait de savoir ce que ses mains allaient lui apprendre. La peur lui tiraillait les entrailles. Il fallait qu’elle découvre ce que lui cachait son mari, mais elle sentait au plus profond d’elle que ça changerait tout pour eux.

 

C’est le moment, s’encouragea Hestia en prenant dans ses mains la fameuse sacoche.

 

Les yeux clos, elle hésitait encore à passer à l’action. Ses mains la démangeaient, elles l’appelaient à lire ce cuir terne. Elle repensa à sa famille, celle qu’elle avait avant que tout dérape et qu’un homme haineux rentre dans sa cour. Elle revivait l’enlèvement de ses filles et revoyait la gueule abimée d’un Loris sournois.

 

Pourquoi nous ? sanglota-t-elle.

 

Elle se devait d’en savoir plus, pour ses enfants. Son mari lui avait caché tant de choses, c’était à son tour de trouver la vérité. Dans un battement de cœur aigu, Hestia prit une dernière inspiration avant de plonger dans le passé de Paskhal.

 

Il doit penser que ce que je ne sais pas ne peut me faire du mal. Pourtant cela nous détruit, alors allons-y.

 

Comme dans un éclair, son esprit s’ouvrit à la sacoche qu’elle tenait fermement.  Suffocante, elle fut alors projetée dans les pensées insensées de son mari. Si elle l’avait vu heureux au commencement de leur famille, elle découvrait un Paskhal qui se rongeait les sangs depuis la naissance de leur première fille.  Plus il voyait Manon grandir, plus son envie de pouvoir s’agrandissait. Il l’avait étouffé dans l’adolescence, mais elle était revenue au galop quand il avait découvert que c’était sa propre fille qui lui succèderait.

 

Il a tout fait pour retarder la croissance de son don, découvrit la liseuse.

 

Elle le voyait regarder sa fille avec amour puis la haïr parce que c’était elle qui l’amènerait à la tombe. Elle était là sa malédiction, devoir s’oublier pour la chair de sa chair. Lui qui se croyait omnipotent, se sentait faible face son enfant chéri. Elle était unique et bien plus puissante qu’il ne le serait jamais, il n’arrivait pas à l’aimer sans la jalouser pour autant.

 

Paskhal… Toi, mon mari, mon amour, non tu n’as pas fait ça ? suffoqua Hestia en lâchant loin d’elle la sacoche.

 

Elle avait eu raison de suivre ses doutes. L’homme qu’elle avait épousé n’était qu’une partie de la personnalité de Paskhal. L’Élu, le conciliateur-dynaste qu’il était, celui qui se disait guide des Kalokas, avait aussi de l’amertume contre sa propre fille. Il avait un cœur qui n’avait pas seulement aimé, mais hait cet enfant prodige.

 

Après tout, il lui avait toujours dit que son plus grand rêve était de vieillir entourer de sa famille et de son peuple, c’était là au plus profond de son âme. Si seulement, Hestia avait compris avant que pour cela il se résoudrait à trahir sa fille pour vivre plus longtemps et ne pas lui céder sa place d’Élu. Elle avait épousé un homme respecté et ambitieux, mais un Kalokas qui pouvait vendre sa fille pour gagner du temps de vie. Si Paskhal ne s’était jamais résolu à s’en prendre à elle directement, il avait livré Manon à son bourreau pour s’en libérer. Il l’avait aimé, mais il détestait devoir mourir pour elle. Son cœur avait donc choisi de l’exiler loin de lui pour qu’on fasse ce que lui n’avait jamais réussi à faire, la tuer.

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Elenna
Posté le 13/11/2020
Non !!! Non !!! Mais non !!! C'est trop horrible !!! ça faisait longtemps que je me demandais si tu allais vraiment nous faire le coup de la chute (tu sais le personnages puissant qui devient craignos ou un truc du genre) pour Paskhal. Mais je ne pensais pas que tu allais vraiment le faire !!! Mais non !!!
ludivinecrtx
Posté le 13/11/2020
Ahaha bien-sûr que si.... Je voulais que vous viviez la même chose que Manon ! Mais je ferais l'inverse pour d'autres personnages alors bon !
Renarde
Posté le 31/07/2020
Coucou ludivinecrtx,

Bon, finalement je culpabilise un peu moins de n'avoir jamais senti ce *bip* de Paskhal. Parce que personnellement, cela ne m'étonne pas plus que cela. Il a toujours eu un comportement hyper limite, et ses ambitions ont toujours été claires. Tu ajoutes à cela tout ce qu'il a caché depuis le début à sa femme et aux autres, et tu as un tableau réaliste. Et pas terrible.

Bon, la malédiction n'est pas prête d'être levée du côté de ce frangin-là, misère. Loris, on oublie. Reste... Garnel ? Mouarf !

Tu es diabolique ^_^
ludivinecrtx
Posté le 31/07/2020
Ahah tu t'es toujours méfié de lui et tu as eu raison ! J'espère que tu t'attends pas exactement a ça quand même bien que tu comprennes la logique du personnage ?

Ahaha et oui, celui qu'on croyait perdu ne serait il pas le seul à pouvoir lever sa malédiction ? 😉

Ahaha je le prends comme un compliment ❤️
Renarde
Posté le 31/07/2020
c'est un compliment ;-)

Et non, je ne m'attendais quand-même pas à ce que cela soit aussi conscientisé que cela.
UnePasseMiroir
Posté le 30/07/2020
Bon ben finalement j'ai pas tenu... Je suis sur tél donc mon commentaire sera pas fifou, mais passons... Voyons voir ce chapitre au titre très équivoque.

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Bon finalement, le fait d'être sur tél n'est pas dérangeant, vu que ma seule réaction constructive sera : AAAAAAAAAAAHHHHH !!!!


PUTAIN MAIS QUEL BÂTARD DE MERDE !!!

Heureusement qu'elle est tombée sur le tonton gâteau qui l'a épargnée et relativement bien traitée en fait 😂

Mon dieu je sens que ça va finir en ''Manon protégée par Garnel contre son papa de merde'' 😭😭😭
Non mais les figures parentales de ton histoire c'est un e catastrophe sérieux...

Non mais what the fuck Paskhal quoi. Je pensais mieux de toi. Je suis déçue de ouf là.
Maintenant j'ai envie de me retaper tout le début pour guetter ce connard et essayer de déceler des indices que j'ai obviously complètement loupé 😭😂 ah la bonne époque où je pensais que c'était Paskhal le gentil et Garnel le méchant..'
ludivinecrtx
Posté le 30/07/2020
RE !

Ahahaha.... XD j'adore... je jubile...

Je crois que ton portable m'évite un commentaire d'insultes argumentées mdr.

Ahaha.. pardon j'arrête.

Oui finalement Garnel n'est pas le pire des frères... J'avais dit TROIS couteaux sur l'affiche, FAUX SEMBLANTS, PERSONNAGE GRIS ^^ ahaha.

Ahah c'est possible... la suite bientôt ;).

Ahaha grave j'avoue... Pourtant personnellement ça va hein.

Tout le monde pensait mieux de lui.... Je voulais vous trahir autant que Manon l'a été.

Ahaha il y en a des indices pourtant, dès le premier chapitre mais je vais en évoquer en expliquant certains dans les futures chapitres.

Ahaha oui.. tout est compliqué dans ce monde... Faux semblants ;)
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