Chapitre 7 : Duel - Livana

Notes de l’auteur : Dans le précédent chapitre, Pellon participe à un spectacle avec Ame dans l'Arène des Arts. Après la représentation, leurs sentiments se matérialisent enfin.
Bonne lecture !

Trois jours après la disparition de Gorvel, Twelzyn

Livana

Le corps de Gorvel était allongé sur un autel, couvert d’un grand drap blanc. Deux prêtres le gardaient en répandant des volutes d’encens.  Des dizaines de bougies brillaient autour de lui. Leur lumière ne parvenait cependant pas à dissiper l’obscurité de la chapelle souterraine. Trois jours après sa disparition, l’espoir de retrouver le Bras Droit ou au moins de recevoir une demande de rançon, animait encore le palais. La découverte de son cadavre dans les canalisations twelzanes était une terrible nouvelle pour le royaume. Il avait eu la gorge tranchée.

Dès qu’on m’en avait informée, je m’étais dépêchée de me rendre au temple de Talissa, où était gardé le corps. Une dizaine de cavaliers m’avait accompagnée à travers les rues désertes. Après l’euphorie des fêtes, la peur avait pris le contrôle de la capitale. J’avais dû aller au-delà de ma répulsion pour me rendre dans cette chapelle qui me rappelait tant de douleurs. C’était également là qu’avait reposé Cresic, mon premier fils avec Arnic, mort quelques heures après sa naissance.

Cette perte avait été la plus douloureuse de ma vie entière. Tout le royaume attendait de moi des enfants, en tant que princesse amarine et je m’étais pendant des années crue infertile. J’avais tout essayé avec Arnic et mes amants sans parvenir à concevoir d’enfant. Je n’avais eu qu’une mort née, juste après mon arrivée à Twelzyn. Après l’arrivée de la grossesse tant attendue, j’avais cru conjurer cette malédiction, offrir enfin un héritier à Amarina. Désillusion cruelle.

Les années suivantes avaient été terribles, notamment après la montée sur le trône de Sarvinie. Le besoin d’héritier était alors devenu vital pour le royaume. La reine n’avait cessé de m’humilier en rappelant la mort de Cresic, elle avait même proposé à Arnic de me répudier pour épouser une femme plus fertile. L’arrivée de Drakic avait été une bénédiction. J’avais vécu des semaines d’angoisse avant sa venue au monde, l’accouchement avait été affreux. À l’issue d’une césarienne, mon petit prince avait finalement vu le jour.

Devant le corps de Gorvel, je m’inquiétais beaucoup pour Drakic. Il était en campagne depuis plusieurs jours, à portée des ennemis de la couronne. Il était hors de question que je perde mon enfant. Ces craintes se mêlaient à la tristesse de cette mort inattendue. Je connaissais mal le Bras Droit, mais il m’avait fait forte impression pendant notre discussion. Il avait l’air d’un homme bon.  

Soudain, la porte de la chapelle claqua et Arnic pénétra en furie dans la pièce. Mon époux avait les poings serrés et le visage déformé par la colère. Je ne l’avais plus vu dans un tel état depuis longtemps. Il marcha sans me regarder vers le corps de Gorvel et, ignorant les protestations des prêtres, tira brusquement le drap blanc. En découvrant le cadavre du Bras Droit, il se figea un instant avant d’hurler :

— NON !

— Votre Majesté…

— Laissez-moi ! Disparaissez !

Les deux prêtres quittèrent la chapelle sans demander leur reste. Pris de rage, Arnic renversa une dizaine de bougies, ignorant la cire brûlante sur sa peau. Il frappa du poing sur l’autel de pierre. Plusieurs fois, jusqu’à saigner. Deux sillons de larmes coulèrent le long de ses joues. Je me gardais bien de m’interposer, attendant que sa furie se calme. Après de longues minutes, épuisé, il finit par s’effondrer à genoux, contre l’autel. Je m’approchai doucement, puis murmurai :

— Arnic…

— Ils l’ont tué ! Ils l’ont tué !

— J’ignorais que tu l’aimais tant.

Arnic se tourna vers moi, le regard dément. Il me fit peur.

— C’était mon seul ami. Ils me l’ont pris. Ils ont volé ma couronne, ils ont tué mon Bras Droit. Ils veulent mon trône, Liva. Mais je ne leur laisserai pas.

— De qui parles-tu ?

— Des Igis. Ce sont eux qui sont à l’origine de tout ça. Depuis le début. Rappelle-toi leur réaction le jour du conseil. Ils jalousent notre pouvoir, ce sont eux le Renard. Voir un roturier à une telle place leur était insupportable.

— Jamais Kelas ne…

— Alors pourquoi Delmeron a-t-il voulu fuir sa famille ? Kelas et Renzya veulent mon trône, ils ne reculeront devant rien pour s’en emparer !

Je ne pouvais croire une telle hypothèse. Kelas était un homme bon, jamais il n’userait de tels procédés. Arnic ne pouvait penser une telle folie, il semblait avoir perdu la raison. Je voulais plutôt croire à la culpabilité d’Afener. Ce maudit banquier était prêt à tout pour appuyer ses intérêts. Peut-être même convoitait-il la fonction de Bras Droit.

— Arnic, il faut que…

— Ils ont aussi tué ma mère ! Ils s’en prendront à moi, je le sais.

— Calme-toi. Sarvinie est morte dans son sommeil.

Arnic se leva et marcha dans ma direction, les dents serrées.

— Qui es-tu pour tenir de tels propos ? Tu ne sais rien des affaires du royaume, pauvre folle ! Tu préfères passer ton temps à te soûler ou faire de l’escrime ! Ma mère avait raison, tu n’es qu’une bonne à rien.

— ARNIC !

J’avais hurlé à plein poumons, autant de peur que de colère. Mon cri rendit enfin la raison à mon époux, qui reprit enfin conscience de lui-même. Il se prit la tête à deux mains, comme s’il ressentait une terrible douleur au crâne. Mes yeux s’humidifièrent, sous le choc de ses propos. Quand Arnic reprit la parole, il avait retrouvé sa voix habituelle :

— Pardon, Liva. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

J’essuyai mes larmes pour répondre d’une voix faible :

— Tu parlais comme ta mère.

— Je suis vraiment désolé. Je ne pensais rien de ce que j’ai dit. La mort de Gorvel me rend fou. Et je suis si fatigué en ce moment…

— Tu ne me parles presque plus depuis le couronnement.

— Pardon, je suis un roi indigne.

Au vu de l’état de faiblesse d’Arnic, j’aurais pu l’accabler de ma colère mais je me retins. Il venait de perdre un être cher.

— Tu pensais ce que tu as dit sur les Igis ?

— Non. Tu as raison, Kelas ne ferait jamais ça. En vérité, c’est moi le responsable de la mort de Gorvel.

— Pardon ?

— En le nommant, je l’ai tué. Je n’aurais jamais dû en faire mon Bras Droit. J’ai été naïf.

— Tu ne pouvais pas savoir.

— Afener m’avait prévenu. Il m’avait dit ce que je risquais en nommant Gorvel à ce poste.

— Qui vas-tu nommer à sa place ?

— Afener. C’est le seul en qui j’ai pleine confiance.

— Ne penses-tu pas qu’il ait pu participer au meurtre de Gorvel ?

— Non, j’en suis absolument certain. Mais ceux qui ont commandité cette infamie seront démasqués et exécutés en place publique. Je vais demander à Ame de mener l’enquête. Elle a vaincu le Renard, elle saura servir le royaume une fois de plus.

— Je suis certaine qu’elle sera à la hauteur. Et pour Drakic ? demandai-je.

— J’ai envoyé des soldats le chercher. Il faut qu’il demeure en sécurité au palais.

— Faut-il maintenir mon entretien avec Tresiz cet après-midi ?

— Oui, mais sous bonne garde.

 

En découvrant les vingt cavaliers prêts à escorter mon carrosse, j’eus l’impression de revenir cinq ans en arrière, juste après la disparition d’Etelia et de ses fils. De retrouver le climat pesant du temps des deuils. Ma conversation avec Arnic occupait encore mon esprit. Je n’avais jamais vu mon époux aussi atteint, lui qui masquait toujours ses émotions. J’étais partagée entre le soulagement d’avoir enfin pu lui parler, la peur devant sa terrible colère, la tristesse de le voir autant souffrir.

Depuis plusieurs jours, j’avais mal à la tête, au dos. Comme si mon corps voulait s’accorder avec mon état émotionnel. À cet instant, je me sentais même prise d’un léger vertige. Je bâillai tandis que l’on refermait la porte du carrosse. Les chevaux partirent au pas et je fus agitée à chaque imperfection du pavé. Le trajet jusqu’aux Jardins Suspendus fut affreux. Je n’avais qu’une envie : retrouver mon lit. Je me souvins des propos de Gorvel : vous êtes la reine, l’un des principaux visages du pouvoir. Il avait raison, jamais plus qu’en ces temps de crise, je devais tenir mon rang. Il me fallait être forte.

Après de longues minutes, nous arrivâmes enfin au pied des Jardins, surveillés par un régiment de gardes entier. En sortant, je fus étonné de ne voir personne sur l’escalier principal, malgré la chaleur du jour. Arnic avait sans doute ordonné que l’on privatise les lieux le temps de ma rencontre avec Tresiz. Ce dernier attendait déjà en haut du premier escalier avec son éternel fidèle : Pellon. Avant de les rejoindre, je m’arrêtai un instant pour profiter de la beauté du spectacle.

Je ne m’étais plus rendue aux Jardins depuis une éternité, alors que j’en avais raffolé après mon arrivée à Twelzyn. Je m’y promenais alors toutes les semaines avec Etelia ou Bodnac, pour flâner au milieu de la végétation. De nombreux changements avaient été apportés par les jardiniers. Autour du premier escalier, de nouvelles variétés de fleurs complétaient les bosquets dans un magnifique ensemble coloré. Plusieurs nouveaux palmiers avaient été plantés devant les piliers de l’édifice, de magnifiques colonnades blanches. Les haies parfaitement taillées dessinaient des courbes parallèles autour de l’édifice.

Au deuxième étage, le jet des fontaines projetait d’innombrables particules d’eau dans l’air, arrosant en même temps les plantes inférieures. Des sculptures imposantes se tenaient tout au long de l’allée, comme pour garder les lieux. Juste au-dessus, le plus grand escalier de tous les Jardins montait jusqu’aux deux étages fermés au grand public, cachés par plusieurs rangées de pins. J’ignorais si j’aurais la force de monter jusqu’en haut. J’essayai de ne pas y penser.

Mes gardes se postèrent juste au pied de l’escalier, me laissant monter seule. À travers mes semelles, je pouvais sentir la chaleur de la pierre de l’escalier, orienté plein soleil. La chaleur dans mon dos me fit suer alors que je n’avais gravi qu’une dizaine de marches. Chaque pas se fit plus difficile que le précédent, je fus gagnée par l’impression de faire du sur-place. Je m’étais résolue à demander de l’aide à un de mes gardes lorsque je vis Tresiz chuchoter quelques mots à Pellon. Ce dernier descendit à ma rencontre.

— Bonjour, votre Majesté. Puis-je vous aider ?

— Avec plaisir, Pellon.

Le vétéran impérial avait un air rêveur, semblait sur un nuage. Je me souvins qu’Ame m’avait parlé du spectacle qu’elle allait jouer avec lui. Connaissant mon amie, je devinais aisément comment leur représentation s’était conclue.

— Le spectacle avec Ame s’est bien passé ? demandai-je.

— Oui, répondit Pellon, gêné.

— Je suis contente pour toi. Mais ne t’attache pas trop à elle. C’est une femme libre.

Tout en parlant, je m’appuyai sur son bras. Je me reposai sur lui avec plus de force qu’il ne l’avait anticipé et il dut s’approcher plus de moi pour supporter la charge. Je savais que cette proximité physique avec un simple soldat ne serait pas bien vue par les soldats mais, dans cet état d’épuisement, je n’avais pas le choix. Pellon en était sûrement conscient car dès que nous eûmes gravi la dernière marche, il s’écarta d’un bon pas, me laissant face à Tresiz. Ce dernier baissa le visage, la main sur le cœur.

— Quel honneur de vous rencontrer enfin, Majesté.

— Bonjour Tresiz, pas la peine de vous adresser à moi ainsi. Nous nous sommes déjà rencontrés.

— Vous vous en rappelez ?

— Bien sûr.

J’avais rencontré Tresiz pour la première fois à l’époque du couronnement de Sarvinie. Nous avions passé plusieurs heures ensemble sur la place des Merveilles, à parler des origines de Twelzyn. Parler d’histoire l’avait alors métamorphosé. J’avais rarement vu homme aussi passionné. J’étais curieuse de voir si en cinq années, il avait eu le temps de changer.

— Montons, dis-je.

— Est-ce bien prudent ? Nous pouvons aller nous asseoir à l’ombre.

— Pellon m’aidera. Un buffet a été préparé là-haut.

Le visage de Tresiz s’éclaira en entendant le mot buffet. Il répondit :

— Voilà qui est intéressant. Vous avez raison, ce serait dommage de ne pas en profiter.

 

Malgré l’aide de Pellon, je parvins au troisième étage épuisée. Je n’eus même pas la force d’admirer la beauté des bassins derrière les pins. Les carpes d’or frétillaient sous les rayons chauds du soleil d’après-midi. Ces poissons consacrés à Daredon, le dieu de l’honneur, étaient les plus prestigieux du pays. Je souris en me souvenant en avoir pêché plusieurs fois de nuit après des soirées un peu trop arrosées. J’étais certaine que les dieux me pardonnaient ces petits forfaits.

Je soufflai de soulagement lorsque nous arrivâmes à l’ombre des colonnes de marbre. Un long buffet avait été préparé juste derrière un massif de bruyères. À côté des traditionnelles galettes grillées, plats de viande froide, pots de marmelade, brochettes de poisson et crudités, se tenaient certains mets plus exotiques. De l’avocat d’Igle, des tomates, du maïs et même quelques poivrons. Des denrées de grande valeur. Quelques plats typiques du nord de l’Empire avaient été ajoutés pour l’occasion, pâtés en croûte, escargots, œufs pochés et épinards à la crème. Tresiz les ignora, plus attiré par la découverte de nouvelles saveurs.

J’aurais dû saliver devant tant de merveilles mais elles n’éveillaient aucun appétit. Je n’avais presque rien mangé le matin et pourtant, le buffet m’écœurait presque. Je voulus m’asseoir sur une chaise mais il n’y en avait aucune. Je m’approchai de la table et posai les mains sur la nappe. J’écartai légèrement les pieds pour assurer mon équilibre. D’un coup d’œil, je m’assurai que Tresiz ne s’inquiétait pas de mon petit manège. Heureusement, il n’en fut rien.

Concentrée sur mes propres mouvements, je ne vis même pas Pellon disparaître. Dès que je m’en aperçus, je me rendis compte du petit malaise que son départ avait instauré. Le regard de Tresiz oscillait entre le buffet et mon visage, il semblait troublé. Quant à moi, je n’avais aucune idée de la manière de l’amener à parler de ses projets de paix. Gorvel m’avait encouragé à aborder le sujet de façon détendue, informelle. Je cherchai quelques instants avant de me rappeler de l’ouverture que j’avais utilisée lors de notre précédente conversation, cinq ans plus tôt : le vin. Je m’en souvenais car Tresiz avait été intarissable sur ce sujet.

— Vous devez avoir soif, servez-nous un verre de vin.

— Avec plaisir, Livana. Quelle carafe me conseillez-vous ?

— Tout dépend de ce que vous voulez manger. Pour accompagner les plats citronnés, le rosé est sans doute le meilleur choix.

Tresiz ne se fit pas prier pour servir deux coupes avec les gestes d’un fin connaisseur. Il me tendit son verre en disant :

— Chez nous, on touche les verres avant de boire.

Je m’exécutai, amusée par ses paroles. Je bus une gorgée, heureuse de pouvoir rafraîchir ma bouche sèche. Je fus étonnée du peu de goût de la boisson, m’étant attendue à un bon cru. Les cuisiniers à l’origine du buffet avaient-ils pu commettre une négligence ? Apparemment pas car Tresiz s’exclama :

— Délicieux ! Il n’y a pas à dire, vous savez faire du vin dans ce pays ! Ça me manquera.

— Vous pourrez prendre quelques tonneaux avec vous. La Couronne vous en fournira.

— Difficile de refuser une offre si généreuse. Je vous ressers une coupe ?

Habituellement, je n’aurais pas hésité mais le premier verre avait aggravé mon vertige. J’avais peiné à le finir.

— Non merci, il ne faut pas que je boive trop.

— Je comprends, c’est sage de votre part.

Mon refus n’empêcha pas Tresiz de s’offrir une nouvelle coupe généreuse. Il dévorait le buffet des yeux, attendait que je me serve pour faire une razzia. Voyant que je ne bougeais pas, il me demanda :

— Vous ne mangez pas ?

— Je n’ai pas faim.

— Êtes-vous sûre que tout va bien ?

— J’ai bien mangé ce matin, mentis-je.

Cette excuse sembla rassurer Tresiz, qui mit plusieurs secondes à relancer la conversation :

— Que pensez-vous du vol de la couronne ?

— C’est seulement un objet, le royaume s’en remettra.

— Un nouveau Renard Rouge se cache-t-il vraiment derrière cette affaire ? Y a-t-il un lien avec la mort du Bras Droit ?

— Je ne pense pas. Le Renard Rouge est mort, ce n’est pas un vol qui suffira à lui donner un successeur. Quant à la mort du Bras Droit, Ame a été chargée de l’affaire. Nous en saurons plus dans les prochains jours.

— Vous avez raison, il faut attendre d’en savoir plus. Quoi qu’il en soit, des intrigants en veulent à la Couronne amarine. Je crains qu’ils agissent au sein même de la cour. Je vous conseille de prendre garde à votre entourage, d’être toujours prudente.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

En entendant ces mots, Tresiz prit un air grave. Il répondit :

— De nombreuses tragédies ont frappé ma famille lors des derniers mois, s’attaquant à tous les candidats au trône. J’ignore qui en veut autant à la famille Oglion car cet ennemi agit dans l’ombre, mais il est puissant. La mort de l’Empereur en est la plus grande preuve. Je crains qu’ils s’en prennent aussi à présent à Amarina.

— Mais pourquoi ?

— Je l’ignore, leurs actions sont étranges, parfois illogiques. C’est ce qui rend la situation encore plus périlleuse. Une chose est sûre : nos deux royaumes ont plus que jamais besoin d’unité. Je suis heureux que votre époux partage cette opinion. J’accepterai sa proposition.

Les propos inquiétants de Tresiz donnaient encore plus de poids à l’alliance entre l’Empire et Amarina. Mon interlocuteur était venu de lui-même au sujet qui avait motivé l’organisation de notre rencontre. Je n’avais plus qu’à abonder en son sens. La mort dans l’âme, je finis par admettre :

— Un mariage entre Drakic et Fanzia est la meilleure solution.

— J’imagine combien la perspective du mariage de votre fils avec une impériale doit être déplaisante.

— Oui, je redoute le jour où il devra quitter Twelzyn pour de bon. Même si c’est dans quinze ans…

— Je vous promettrais de l’accueillir à Tristomita comme il se doit, répondit Tresiz, si j’étais sûr d’être encore vivant à ce moment-là.

Mon interlocuteur avait glissé ces mots sur le ton de l’humour mais j’y devinais une tonalité amère.

— Ne soyez pas si pessimiste.

— Si je ne suis pas assassiné dans les prochains mois, je crains qu’une maladie ne se charge de moi. J’ai la santé fragile et je m’affaiblis de plus en plus ces derniers mois. Ma vue baisse, courir m’est devenu de plus en plus difficile. J’ai parfois l’impression d’être un vieillard.

— Ça ne se voit pas.

Sans doute peu habitué aux compliments sur son physique, l’homme au bec de lièvre sembla touché par ces mots.

— Merci. Mais je n’ai pas à me plaindre, je suis déjà chanceux d’avoir vécu jusqu’à trente ans. Si je n’avais pas de sang noble, je n’aurais pas survécu aussi longtemps.

— Vous êtes dur avec vous-même.

— Non. Je porte seulement l’héritage des mariages incestueux de mes ancêtres. Landriz avait l’esprit malade, j’ai eu un corps hideux. Tout cela parce que les précédents empereurs voulaient garder une lignée pure, limiter le nombre d’héritiers.

Je cherchai des mots pour réconforter Tresiz, l’aider à chasser ses pensées mortifères. Malheureusement, je n’en avais pas. J’étais simplement étonnée de l’entendre me confirmer ainsi les rumeurs d’inceste qui accompagnaient la famille impériale depuis plusieurs décennies. Faire payer à des nourrissons les péchés de leurs ancêtres était un châtiment divin particulièrement cruel, injuste.

— Je dois vous paraître bien égoïste à me plaindre ainsi, souffla Tresiz, alors que tant de gens souffrent. Je n’ai jamais eu à travailler pour me nourrir, j’ai pu découvrir les plus belles cités du monde, rencontrer des centaines de personnes, passer tous mes hivers au chaud.

— Au contraire. Je comprends ce que vous ressentez.

— Vraiment ? s’étonna Tresiz.

— Oui. Quand j’étais plus jeune, je ne voulais pas non plus de l’héritage de mon sang. Je rêvais de vivre une existence normale plutôt que celle qu’Icase voulait m’imposer. De quitter les bâtiments de Lagen, de découvrir l’extérieur, de me faire des amis. Tout ce qu’elle m’interdisait. 

— Vous vous entendiez mal avec votre mère ?

— Oui Quand mon père est mort, je n’ai eu qu’une envie : fuir Lagen. Mon mariage avec Arnic m’a permis de m’évader. J’ai cru que ma vie à Twelzyn me permettrait d’être complètement libre…

— Vous auriez préféré ne pas être noble ?

— Je ne sais pas...

Le visage de Cregar me vint à l’esprit. Je me souvins de notre rencontre, douze ans plus tôt, alors que j’étais portée disparue. À cette époque, j’aurais pu disparaître pour de bon, préférer une existence vagabonde à la vie de cour. J’ignorais si ce choix aurait été le bon. Il m’aurait privée de belles rencontres, de Drakic, des merveilles de Twelzyn… Cependant, j’aurais pu vivre un amour véritable, voyager à travers le pays, me lever avec le soleil, être libre. Je finis par répondre :

— Je pense que oui. 

— Je comprends.

Tresiz avait reposé sa coupe et m’écoutait avec attention, un mince sourire aux lèvres. Il dégageait tant de bienveillance que j’aurais voulu continuer de me confier à lui. Toutefois, je ne pouvais trop en dire au neveu de l’Empereur Telbor. Je décidai de rediriger la conversation dans sa direction :

— Pourquoi n’avez-vous jamais pris d’épouse ?

— Qui voudrait se marier avec un homme au bec de lièvre ? s’esclaffa Tresiz.

— Je crois que vous vous trompez. Vous n’êtes pas qu’un visage.

Ces mots coupèrent net le rire de mon interlocuteur. Il baissa doucement les yeux, comme pour replonger dans de vieux souvenirs.

— Vous avez raison. Il y a eu quelqu’un autrefois.

— Elle n’était pas noble ? devinai-je.

— En effet. Elle a vécu quelques années à Tristomita avant de s’en aller vers les Îles du Nord. Elle voulait découvrir l’océan, servir dans des équipages et à terme, obtenir son propre navire. Un rêve plus exaltant que celui d’une maîtresse de prince impérial. Elle a eu raison de partir, conclut Tresiz, amer.

— Votre famille ne vous a jamais imposé de mariage ?

— Il y a bien eu quelques propositions mais aucune n’a abouti. Les partis à la hauteur d’un prince impérial ne sont pas légion sur le continent. Et le temps passe vite….

Au fur et à mesure de la conversation, une douce torpeur s’était emparée de moi et je sentais ma vue se brouiller de plus en plus. Je résistai tant bien que mal et me résignai à m’asseoir. Tresiz me jeta un regard soucieux. Je me hâtai de lui poser une question avant qu’il puisse faire le moindre commentaire :

— La dernière fois que vous êtes venu à Twelzyn, Pellon n’était pas avec vous. Comment l’avez-vous rencontré ?

— Oh, c’était il y a longtemps. Il m’a rendu un service dans le passé. Mais je ne l’ai plus beaucoup revu dans les années suivantes, il partait souvent en campagne avec les armées de mon oncle. C’était l’un des plus anciens vétérans des armées de conquête impériale. Il a fait toutes les grandes batailles des deux dernières décennies. Il y a quatre ans, j’ai été choqué d’apprendre qu’il avait été enfermé dans les geôles impériales pour trahison.

Pellon, enfermé pour trahison ? Voilà qui me semblait difficile à croire. Les quelques moments que j’avais passés avec le soldat impérial m’avaient laissé l’impression d’un homme à la morale irréprochable.

— Il a été complice d’une sombre affaire. Seldon, un important dignitaire religieux de l’époque, a trahi l’Empire en libérant de dangereux criminels. Pellon était à son service depuis des années et l’a aidé, provoquant la mort de plusieurs soldats impériaux. En m’intéressant à l’affaire, j’ai vite compris que Pellon avait été dupé par Seldon, qu’il n’avait pas voulu trahir. Avec Telbor, nous avons décidé de le gracier en égard à ses services passés. Pour peine, il devait m’offrir cinq années de sa vie, sans avoir de permission ou recevoir de soldes. Cela a été une des meilleures décisions de ma  vie. Pellon est un serviteur qui…

Tresiz s’interrompit, voyant que je me tenais les tempes. Le vertige me reprenait brusquement, plus violent que jamais. Ma tête s’alourdissait de seconde en seconde et bientôt, je n’eus plus la force de tenir. Mon visage tomba sur la table et je sombrai dans l’inconscience.

 

Une main me caressait le visage doucement. J’ouvris doucement les yeux, peinant à me rappeler de ma journée de la veille. Arnic se tenait penché à mon chevet, le sourire béat et les yeux brillants. Je ne l’avais plus vu aussi heureux depuis bien longtemps. Je me souvins petit à petit de ma conversation avec Tresiz, de mon malaise. Le mal de tête persistait légèrement mais mes vertiges s’étaient calmés. Malgré la pénombre, je reconnus le décor de ma chambre nuptiale.

Voyant que je m’éveillais, Arnic me tendit un verre d’eau. Je m’en saisis d’un geste hésitant, étonnée de le voir s’occuper ainsi de moi. Tandis que je buvais, mon époux me parla d’une voix émue :

— Comme il y a trois ans, je vais te demander d’arrêter de boire le temps de quelques mois.

— Tu veux dire que…

— Oui, nous allons à nouveau être parents.

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annececile
Posté le 24/03/2024
Un chapitre qui commence dans une atmosphere de deuil et de colere et s'acheve avec l'annonce joyeuse d'une grossesse...evidemment je m'y attendais grace a certaine lecture anterieure...

Mais c'est bien amene, et on suit avec interet et plaisir la decouverte des jardins, l'abondance du buffet et la conversation entre Tresiz et Livana. "Vous n'etes pas qu'un visage" > j'ai beaucoup aime cette replique.

Le desespoir d'Arnic est impressionnant et on se demande quelle est la nature de sa relation avec Gorvel, on dirait qu'il a perdu son conjoint - a cela s'ajoute son indifference vis a vis de Livana.

Et la facon dont Livana parle de ses amants, mis a contribution pour produire cet heritier, on a l'impression que c'est presque quelque chose d'acceptable. Etre enceinte, quelque soit le pere biologique! D'autant plus qu'elle parle d'une enfant morte nee a son arrivee, donc elle etait enceinte avant son mariage?
Evidemment, les souvenirs de la version precedente conduisent a imaginer que le bebe n'est pas mort, et qu'elle evolue dans certains chapitres sous le nom de Sangel...

Un chapitre qui se savoure comme un avocat d'Igle...
Edouard PArle
Posté le 24/03/2024
Coucou Annececile
Ahah oui tu l'as reconnu, toutes les structures de chapitre de l'ancienne version ne sont pas passées à la trappe (=
Content que tu aies apprécié la rencontre entre Tresiz et Livana qui arrive dans cette version assez tard. J'ai toujours aimé écrire les interactions entre ces deux personnages.
Oui, ce chapitre remue pas mal de choses au niveau des passés de Gorvel, Livana et Arnic. Il y aura d'autres éléments d'ici la fin, je suis curieux de lire ce que tu en diras (=
J'étais parti avec cette idée en tête mais j'avoue que je me suis questionné sur le choix de garder ou non cette révélation. On aura sans doute l'occasion d'en reparler d'ici la fin de ta lecture (=
Merci de ce gentil retour, toujours agréable de te lire !
A bientôt (=
MrOriendo
Posté le 22/12/2023
Hello Edouard !

Un chapitre qui tranche résolument avec le précédent, moins haut en couleurs.
La fureur d'Arnic devant la dépouille de Gorbel et son sentiment d'impuissance sont bien amenés. C'est intéressant de le voir soupçonner Kelas et Renzya. Je vais reprendre à mon compte le commentaire que tu m'as fait dans Jaken à propos d'Helirio Silas : ce serait rusé de ta part de les accuser ainsi, pour ensuite les disculper immédiatement et faire en sorte que le lecteur les croit innocents. Serais-tu manipulateur à ce point ? :p

J'ai bien aimé la description des jardins suspendus. La discussion entre Tresiz et Livana est riche d'enseignements sur le plan politique, et permet de rappeler au lecteur que les attaques contre la couronne Amarine ont aussi eu lieu dans l'Empire. À ce sujet, je m'interroge : l'une de tes chutes de chapitre nous apprenait que Gorbel avait autrefois assassiné un empereur. Maintenant que le Bras Droit est mort, en apprendra-t-on plus à ce sujet, ou bien est-ce une information que tu as décidé de passer sous silence ?

Livana enceinte, c'était assez prévisible au vu de sa fatigue, des vertiges et de son manque d'appétit. Et puis, ça faisait écho avec le début de chapitre où elle évoque son enfant mort-né et la naissance de Drakic. Cela dit, je me suis demandé pendant un moment si ça ne cachait pas autre-chose, comme une tentative d'empoisonnement. D'autant que tu mentionnais le fait qu'Arnic avait l'air épuisé lui aussi, très fragile. Il faut croire que j'en viens à douter de tout le monde dans cette cour Amarine et à voir le mal partout xD

Au plaisir,
Ori'
Edouard PArle
Posté le 05/01/2024
Coucou Ori !
Clairement un procédé qui pourrait fonctionner ahah, c'est pour ça que c'est intéressant de faire soupçonner les personnages, ça complexifie encore le tableau^^
Je vais voir si j'arrive à exploiter cette information ou non d'ici la fin du roman, sinon il est possible qu'elle passe à la trappe, ça fait un peu grandiloquent. J'ai repris ça d'un ancien écrit qui tournait sur Gorvel mais à voir si c'est pertinent dans ce roman.
Ahah tu as raison de soupçonner tout le monde^^
Merci de ton commentaire !
A bientôt (=
Vous lisez