Quatre jours après la disparition de Gorvel, sud de Twelzyn
Sangel
Après une longue journée de marche, nous avions établi notre campement à l’écart de la route principale. Ruspen avait cuisiné du lapin avec quelques plantes achetées à Relionne, la dernière ville que nous avions traversée. Puis elle avait chanté et Karnol m’avait appris quelques pas de danse. J’avais gagné ma tente l’esprit léger, mais une fois sous mes draps, mes pensées s’étaient emballées de plus belle.
Cela faisait dix jours que nous avions quitté Twelzyn et Maman Sentia me manquait beaucoup. Je regrettais aussi l’étrange Ledia Fedron, toujours incapable de comprendre pourquoi elle m’avait pris sous son aile. Je repensais aux parties de jumeaux cerfs, tentai de visualiser intérieurement le plateau. J’étais aussi tourmentée par le souvenir obsédant de la prophétie de la Voix de Talissa. Quand je lui en avais parlé, Ruspen avait tenté de me rassurer, me disant que tout cela ne se réaliserait que si j’en avais envie.
À cette heure, j’aurais dû être avec Torag, pour mon dernier service de la journée. Je me demandais qui se chargeait de lui à ma place, s’il allait bien. Je regrettais parfois ma décision de prolonger mon voyage hors de Guérison. Toutes ces pensées se mêlaient dans mon esprit, dans une cacophonie silencieuse. J’avais beau me tourner et me retourner enroulée dans ma couverture, le sommeil ne voulait pas de moi.
Après un long moment, je finis par me résoudre à sortir. Peut-être Ruspen se trouvait-elle encore au coin du feu, peut-être trouverait-elle les mots pour m’apaiser. Malheureusement, je m’aperçus qu’il ne restait plus que quelques braises piétinées, Karnol et Ruspen avaient regagné leur tente. Avec l’obscurité, les arbres alentour prenaient des airs menaçants. La lune gibbeuse avait une étrange teinte orange, due à une éclipse quelques heures plus tôt.
Tout à coup, j’entendis une branche craquer à quelques mètres du campement. Une silhouette obscure se faufilait entre les troncs, me tournant le dos. Je mis quelques secondes à reconnaître le corps de Karnol. Étonnée par son comportement, je l’appelai. Il se retourna brusquement dans ma direction, un doigt sur la bouche. D’un geste de la main droite, il m’invita à le rejoindre. J’enfilai mes bottes avant de m’exécuter, aussi silencieusement que possible.
Dès que je fus à la portée de Karnol, ce dernier m’indiqua le sentier du doigt. Je m’aperçus que Ruspen marchait seule un peu plus loin, regardant de droite à gauche, comme pour s’assurer de ne pas être suivie. Elle portait un manteau encapuchonné, qui cachait son visage.
— Où va-t-elle ? murmurai-je.
— Je ne sais pas, répondit Karnol. Elle est bizarre en ce moment, elle nous cache quelque chose.
Je n’avais rien remarqué d’inhabituel et haussai les épaules. J’avais du mal à imaginer Ruspen faire quoi que ce soit de suspect. Cependant, il était curieux qu’elle ne nous ait rien dit, nous laissant seuls au camp. Dès qu’elle eut pris un peu d’avance, nous marchâmes à sa suite, dans le fossé asséché. Le sol était plus dur que de la pierre à cause du manque de pluie.
Nous suivîmes la mère de Karnol pendant presque une demi-heure à travers bois. Enfin, nous parvînmes à la vue d’un chêne imposant. Un feu brûlait juste au pied de l’arbre, comme un point de repère. Un homme au visage masqué se tenait assis derrière, sa monture broutait un peu plus loin. Ruspen le rejoignit en lui faisant des signes de la main. Avec Karnol, nous nous cachâmes derrière un bosquet, qui nous permettait d’entendre l’essentiel de leur conversation :
— Salut, Cregar. Tu es sûr que nous ne serons pas dérangés ici ?
— Ne t’inquiète pas Ruspen, on est au milieu de nulle part.
Ruspen offrit un salut au poing à l’inconnu, comme s’il s’agissait d’un autre militaire. Il n’en avait pourtant pas l’apparence, avec sa longue barbe, ses cheveux en désordre et sa tunique usée. Plus perturbant encore, il portait un masque sur le haut du visage, comme l’inconnu que j’avais rencontré près du lac de Toreon.
— Tu le connais ? murmurai-je à Karnol.
Mon ami secoua la tête.
— Comment va Livana ? demanda le nommé Cregar. Cela fait trop longtemps que je ne l’ai plus vue.
— Je crois qu’elle prend son nouveau rôle de reine à cœur. Elle devrait rencontrer Tresiz ces jours-ci. Elle a l’air d’aller bien mais je ne suis plus sortie avec elle depuis longtemps.
— J’ai hâte de la revoir, elle m’a manqué.
— Tu ne devrais pas retourner à Twelzyn, c’est beaucoup trop dangereux. Les enquêteurs royaux sont sûrement déjà sur ta piste. Tu vas te jeter dans la gueule du loup.
— Je n’ai pas le choix. Je les bernerai encore une fois.
— Ce n’est pas pareil cette fois. Le nouveau Bras Droit Afener a fait appel à de nombreuses milices privées, la capitale en est sans doute déjà pleine. S’il te retrouve, on t’accusera peut-être même d’avoir tué Gorvel.
— Qu’ils me mettent un ou deux crimes sur les épaules, ça ne changera pas grand-chose à ma peine. Je te l’ai déjà dit, je n’ai pas le choix. Il faut que je prévienne Livana du danger masqué.
— Ame travaille avec les enquêteurs royaux sur les deux affaires. Tu sais combien elle est redoutable. Même le Renard Rouge n’a pas su lui échapper.
— Le Renard Rouge aurait pu s’échapper s’il l’avait voulu. S’il a disparu, c’est qu’il avait une bonne raison. Maintenant, c’est à nous d’être à la hauteur de son héritage.
— Si Arnic est un bon roi, le Renard Rouge ne sera pas nécessaire.
— Peut-être pas en adversaire mais en allié, si. Les masqués sont bien plus redoutables que ce que tu peux imaginer. La Dame d’Étain a pris la tête de la majorité du mouvement. Elle a bientôt fini de rassembler son armée, je crois qu’elle veut marcher sur Twelzyn.
— Impossible, l’infanterie Igis les arrêtera bien avant.
— C’est aussi ce que je pensais. Jusqu’à ce que j’apprenne qu’Anastor se trouvait dans leurs rangs. Il va sans doute tenter de conclure une alliance avec son frère Kelas.
— Anastor ? Pourquoi reparaît-il maintenant, après toutes ces années ?
— Je l’ignore, mais il faut absolument que j’aille prévenir Livana. Twelzyn n’aurait aucune chance contre une coalition entre la Dame d’Étain et les masqués.
— C’est bien plus grave que ce que j’imaginais, répondit Ruspen. Il faut que je tente d’en apprendre plus.
— Tu veux aller dans le sud ?
— Je vais à Igle, pour rencontrer des informateurs. Je dois savoir quelles sont les véritables motivations de ces masqués.
— C’est de la pure folie. Les serviteurs de la Dame d’Étain se méfient de tout le monde. Et s’ils découvrent que tu es au service de la couronne amarine…
— Il faut que je le fasse. Gorvel me l’avait demandé. On ne peut pas combattre un ennemi dont on ignore le visage.
— Tu es venue seule ?
— Non, mon fils et une de ses amies sont avec moi. Ils me serviront d’alibi.
Le dialogue entre Ruspen et Cregar nous entraine dans plus de questions (et pas tellement de reponses) dans la complexite des alliances et menaces dans lesquels ils evoluent.
J'avais cru comprendre que les masques et les sympathisants du Renard Rouge etaient du meme bord, mais ici,ils sont decrits comme des ennemis.
Et Ruspen ne semble guere avoir de scrupules a emmener son fils et Sangel au milieu d'une situation tres dangereuse, parce qu'ils lui servent de couverture et la protegent. Je me demande si Sentia est au courant de cet aspect des choses...
Petits details :
Je mis quelques secondes à reconnaître le corps de Karnol. > la silhouette de Karnol? ou simplement "reconnaitre Karnol"?
On ne peut pas combattre un ennemi dont on ignore le visage. > une declaration savoureuse, quand les ennemis en questions sont masques...
Un chapitre qui se lit avec grand plaisir.
Content que tu aies apprécié la variété des tons de ce chapitre. Je voulais ouvrir beaucoup de nouvelles pistes avec la rencontre Ruspen / Cregar. Et je trouvais intéressant qu'elle soit un peu grise pour la dynamique de sa relation avec Sangel.
"On ne peut pas combattre un ennemi dont on ignore le visage. > une declaration savoureuse, quand les ennemis en questions sont masques..." Content que tu aies relevé, je ne sais même plus si c'était volontaire ahah
Merci de ton retour !
A bientôt (=
Je reprends doucement ma lecture de la Guerre des Larmes après une absence, du coup j'ai pris du retard ! Bon déjà, premier point positif : je n'ai aucun mal à me replonger dedans et à resituer les personnages. Ce chapitre assez court présente bien le danger masqué au lecteur ainsi que les ambitions de la Dame d'Etain. La référence de Ruspen au Renard Rouge m'intrigue, on dirait qu'ils s'estiment tous les deux héritiers du célèbre voleur. J'attends de voir ce que va donner cette trame supplémentaire.
Dans l'ensemble, le chapitre se lit bien. Le seul bémol c'est peut-être que Sangel est finalement très peu active : elle suit Ruspen, l'écoute et... voilà.
Ca ne pose pas vraiment de problème, mais ça dénote avec ses précédentes apparitions.
Au plaisir,
Ori'
Ca fait très plaisir de te retrouver !
Tant mieux si tu n'es pas trop perdu^^ Oui, la réf au Renard Rouge est un peu obscure ahah
Oui, une partie de l'arc de Sangel est finalement subi, c'est le personnage qui peut avoir tendance à se laisser un peu mener par les évènements au vu de son âge notamment. Mais elle a encore son mot à dire d'ici la fin (=
Merci de ton commentaire !