Chapitre 8

Madalene



Alors, c'est comme ça qu'on devient Marin. On plonge et, si la mer nous accepte, on doit passer le reste de notre vie à attendre qu'elle nous la reprenne.

Pour moi, ça ne change pas grand chose. J'ai toujours su que la mer comptait mes jours. Elle n'a fait que me confier un nouveau sablier. Non, la seule vraie différence est que je vais devoir porter un pull qui gratte.

Le vent est encore absent alors que nous remontons vers le fort. Mes yeux parcourent la foule encore et encore, cherchant désespérément une silhouette familière. Éléonore devrait être là, quelque part. Si elle m’aide à échapper au Marin qui ne me lâche pas d’une semelle, je pourrais disparaître. Quand tout le monde est distrait par le protocole, par les larmes, par les adieux. Je scrute chaque recoin d'ombre, chaque visage à moitié caché, mais je ne vois que des inconnus.

L'air reste chargé de sel et d'humidité, comme un rappel que ce n'est qu'une trêve, et que la mer n'a pas quitté les lieux. Les familles des survivants se tiennent droites, leurs sourires figés, leurs mains crispées sur les épaules des jeunes aspirants comme s'ils pouvaient encore disparaître. Seuls les cris de ceux qui ont perdu quelqu'un brisent cette tension - leurs sanglots résonnent contre les murs, libérant enfin toute la peur accumulée depuis notre plongée.

Je marche en serrant mon bouquet de coraux contre ma poitrine. Je n'ai pas envie de le donner à qui que ce soit. Comme si je trahissais la mer en me débarrassant si vite de son cadeau.

Devant moi, Alaric avance d'un pas léger, son minuscule corail dans sa poche. Thorn le suit de près, son visage oscillant entre fierté et une émotion plus sombre.

Les aspirants s'inclinent les uns après les autres devant les Conseillers. Je repère Varian à son dos voûté et ses yeux fatigués qui nous observent avec une égale indifférence. Son regard ne s'attarde pas sur moi plus que sur les autres, et je me surprends à en ressentir une pointe de... quelque chose. Pas de la déception, non. Je ne veux pas de sa fierté, ni de son attention.

Je pense à mon père, le vrai. Celui qui m'a appris à nager avant même que je sache marcher. Celui qui me racontait que la mer était dans notre sang, que nous portions son sel dans nos veines. Il aurait été là, aujourd'hui, droit et fier au premier rang. Pas comme Varian et son regard vide, son corps brisé par l'Ancrage. Mon père aurait su exactement quoi dire, quoi faire. Il m'aurait serrée dans ses bras malgré mes vêtements trempés, et il aurait été si fier.

Mais mon père repose au fond de l'océan depuis longtemps. Et l'homme qui se tient devant moi n'est qu'un étranger. Un étranger qui n'a même pas la force de regarder vraiment celle qu’il croit être sa fille. Lioréa mérite tellement plus !

Saul pose une main sur mon épaule et m'entraîne vers les aspirants alignés dans la cour. Un homme avance, son bâton de cérémonie frappant les pavés en rythme. À chaque coup, les cristaux de Safeguard incrustés dans le bois pulsent comme un battement de cœur.

Les Marins forment une haie d'honneur, leurs uniformes sombres ornés de fils d'argent captant la lumière du jour. Leurs épées se lèvent en une voûte d'acier au-dessus de nos têtes.

— Par la mer qui nous choisit, commence le Maître des Marées.

— Par la mer qui nous guide, répondent les Marins en chœur.

— Par la mer qui nous prendra.

— Par la mer qui nous attend.

Je remarque Saul qui rejoint les autres officiers. Il y a une raideur dans sa démarche qui ne ressemble pas à l’homme que j’ai découvert à Moara. Cet homme est fait pour tanguer, pour chahuter, pas pour se tenir droit, le regard vide. Ce regard qui dit tant semble soudain terriblement muet.

Le Maître des Marées lève les mains, et le silence tombe dans la grande cour.

— Elus de la Mer, vous avez choisi de servir Marisol. Vous ne rejoignez pas seulement le rang des Marins pour apprendre à naviguer. Vous nous rejoignez pour apprendre à commander.

Son regard balaie l'assemblée, s'arrêtant sur chacun de nos visages.

— Vous serez au service de vos équipages. Des hommes et des femmes qui n'ont pas reçu l'honneur que vous a fait la Mer, mais qui navigueront sous vos ordres, qui compteront sur vous pour les guider et les protéger. Sans esprit de service, le commandement n'est qu'un pouvoir vide.

Dans la foule, une jeune femme vêtue de noire hoche la tête. Elle semble avoir payé elle-même le prix de ce service et nous encourager à la suivre.

— Vous avez choisi de servir en mer, là où le Safeguard attend dans les profondeurs. C'est par lui que Marisol survit, par lui que nos murs tiennent encore debout. Mais les tempêtes ne sont pas vos seules ennemies.

Je vois Alaric secouer la tête à mes côtés. Son père l'observe depuis les rangs des Conseillers, son expression indéchiffrable.

— Les temps sont sombres. Les pirates se multiplient, leurs attaques sont plus violentes. Ils convoitent notre Safeguard, nos routes commerciales. Cette situation exige des chefs capables de décider, d'emmener leur équipage au plus profond des eaux dangereuses et de les ramener vivants.

Un murmure parcourt l'assemblée. Tout autour de la cour, les familles forment un cercle protecteur impuissant, leurs yeux rivés sur les jeunes gens qui se tiennent au centre, déjà hors de leur portée.

— Un jour, dans l'adversité, les yeux de votre équipage se tourneront vers vous. Dans l'attente d'une directive, d'un cap. A ce moment-là, il sera trop tard si vous ne vous y êtes pas préparés. Car en mer, dans l'urgence, dans la tempête, on n'apprend plus rien. On fait ce que l'on peut avec ce que l'on sait.

Saul a le regard fixé sur les murailles qui nous entourent, mais je sais qu'il voit au-delà. L'horizon, les tempêtes, tout ce qui attend ces jeunes gens qui croient être prêts. Je me demande combien de fois il a dû faire face à la furie, combien de décisions impossibles il a dû prendre. Si j'avais vraiment voulu devenir Marin, si c’était vraiment mon choix d'être ici, je serais terrifiée. Comment peut-on se préparer à porter une telle responsabilité ?

Je repense à cet homme sur le pont de son navire, à cette force tranquille qui fait que les hommes le suivraient jusqu'au bout du monde sans un mot. Si j'étais vraiment destinée à devenir Capitaine, je ne saurais même pas par où commencer. Comment inspire-t-on une telle confiance ? Comment trouve-t-on la force de décider qui vit et qui meurt quand la mer se déchaîne ?

Mais je ne suis pas là pour ça. Je ne suis pas là pour apprendre à commander, ni pour protéger qui que ce soit. Et c'est presque un soulagement. Parce que je ne serai jamais comme lui. Je ne serai jamais ce cap auquel s'accrochent les autres quand tout s'effondre. Et c'est mieux ainsi. Le Maître des Marées continue :

— Elèves de l'Académie Navale de Marisol, vous êtes le rempart de notre ville. Par votre courage, par votre commandement, vous protégerez nos navires, nos routes commerciales, notre Safeguard. Forgez vos cœurs de Marins, car demain, des vies dépendront de vous.

Le Maître frappe son bâton contre les pavés, le son résonnant dans le silence qui suit son discours.

— La cérémonie n'est pas terminée, poursuit-il. Car ce n'est pas ici que votre formation commencera vraiment.

Un murmure parcourt l'assemblée.

— Demain à l'aube, vous serez conduits à Moana Whare.

Le nom seul suffit à faire pâlir plusieurs parents. Je cherche de nouveau dans la foule. Eléonore ne va-t-elle vraiment rien faire pour me tirer de là ?

— L'académie principale est un endroit... civilisé, continue le Maître avec un sourire qui n'atteint pas ses yeux. Mais c'est à Moana Whare que nous formons les vrais Marins. Là où la mer elle-même sera votre professeur.

Les Maîtres nous conduisent vers une salle adjacente où des uniformes d'aspirants sont alignés sur des portants. Le tissu est rêche sous mes doigts, d'un bleu si sombre qu'il en paraît presque noir. Je passe mes doigts sur l'écusson - une ancre entrelacée de vagues, brodée de fils d'argent. Et un nom qui n’est pas le mien. Varian.

— Pour que la mer vous reconnaisse comme siens, annonce un des Maîtres.

Alaric s'approche pendant que j'examine l'uniforme.

— Qu'est-ce que c'est exactement, Moana Whare ? murmuré-je.

Son sourire vacille légèrement.

— L'endroit où ils vont tenter de faire de nous des Marins, répond-il. Le fort, tout ça... — il fait un geste englobant les murs protégés par le Safeguard — ce n’est pas encore pour nous. La vraie formation commence là-bas, sur les falaises.

Je pense aux histoires que j'ai entendues sur l'île, aux Confessions qui parlaient d'un lieu où les vagues n'arrêtaient jamais de frapper, où le vent hurlait même les jours calmes. Un endroit où la mer testait sans relâche ceux qui osaient prétendre la comprendre.

Mes vêtements trempés par la plongée me collent encore à la peau, mais personne ne nous propose de nous changer. L'inconfort fait partie de la formation, j'imagine. Ou peut-être qu'ils veulent juste nous épuiser avant la nuit.

Le soleil commence à décliner quand on nous conduit enfin vers les dortoirs. Des chambres simples, six lits par pièce, des fenêtres étroites donnant sur la mer. Je m'effondre sur le matelas le plus proche, mes muscles hurlant de fatigue après la plongée.

— Ce qui va se passer cette nuit ne va pas bien tourner pour toi.

Je me redresse. Alaric se tient dans l'encadrement de la porte, ses yeux si particuliers brillant de quelque chose de plus sérieux.

— Si j'étais toi, je ne resterai pas dans mon lit, cette nuit.

— Si tu étais moi, tu ne bougerais pas de ton lit, crois moi. Je n'ai pas dormi depuis presque deux jours.

Il hausse les épaules.

— Fais ce que tu veux. Mais essaie d'avoir l'air surprise quand les élèves de deuxième année viendront te réveiller au milieu de la nuit. C'est censé nous prendre par surprise.

Il recule quand trois jeunes filles entrent dans la pièce en le saluant avec respect. Il hoche la tête dans leur direction et me lance un regard perçant.

Je me laisse retomber sur le lit et fixe le plafond. Mon corps est épuisé. Mon esprit est épuisé. J'en arrive à oublier que je ne suis pas un Marin. Que je n'ai rien à faire là.

J’écoute les bruits autour de moi. Les jeunes filles qui se préparent pour la nuit. Les rires des garçons de l’autre côté du couloir. Puis le silence. La nuit.

Je repousse ma couverture en soupirant, enfile une de mes nouvelles tenues, un de ces foutus pulls qui grattent, et quitte le dortoir en silence. Alaric est adossé au mur.

— Tu m'attendais ?

— Je te laissais une chance, dit-il avec un sourire en coin.

Il m'entraîne le long des murs de pierre froide. Un chant murmure dans l'air — ou peut-être est-ce le bruit des vagues, étrangement amplifié. Quand nous atteignons une fenêtre entrouverte, il se glisse sur le rebord.

Loin sous nos pieds se dresse une salle immense, circulaire, avec un bassin scintillant au centre.

Malgré la distance, l'eau semble vivante, ses ondulations réagissant à chaque mouvement dans la pièce. Des fresques sur les murs représentent des scènes marines — des tempêtes, des calmes plats, des créatures fantastiques.

— La Salle des Marées, murmure Alaric. C'est là que les marins viennent se confesser.

Le bassin circulaire pulse d'une lueur bleutée dans la pénombre, comme un cœur malade battant sous la pierre. Les vagues s'écrasent contre la roche quelque part en dessous, leur écho déformé résonnant dans la salle souterraine. C'est donc ici que naissent les Confessions, dans ce lieu qui tente pathétiquement d'imiter la grandeur de l'océan.

Depuis que je suis Lectrice, j'ai imaginé des hommes debout face à l'immensité de la mer, leurs secrets aussi lourds que les tempêtes dans leurs poitrines. Je les voyais affronter les vagues, regarder dans les profondeurs, et offrir leurs péchés directement à l'océan. Quelle naïveté. Bien sûr qu'ils préfèrent se cacher dans l'obscurité, murmurer leurs fautes dans des bouteilles plutôt que de faire face à leur juge.

Je devrais être déçue, mais la vérité c'est que je ne suis même pas surprise. Ces hommes qui demandent à d'autres de porter le poids de leurs secrets, qui nous forcent à les lire jusqu'à ce que nos corps se brisent... comment ai-je pu croire qu'ils auraient le courage de se tenir debout et d’avouer leurs faiblesses sous le regard de la mer ?

Des bruits de pas résonnent dans l’obscurité. Alaric me fait signe de me taire, m'attirant plus profondément dans l'ombre de la coursive supérieure. De là-haut, dissimulés dans l’obscurité, nous observons les nouveaux Élèves Marins entrer un par un dans la salle du bassin.

— Regarde leurs visages, murmure Alaric, son sourire habituel remplacé par quelque chose de plus sombre.

Il a raison. Les élèves avancent avec précaution, leurs yeux s'écarquillant devant la lueur bleutée du bassin. Certains serrent leurs bras contre leur poitrine comme pour se protéger du froid, d'autres regardent nerveusement autour d'eux. Une fille aux tresses serrées murmure quelque chose à son voisin. Il secoue la tête, aussi perdu qu'elle.

— Ils ne savent pas ce qui les attend, hein ? demandé-je doucement.

Alaric me lance un regard en coin, ses yeux dépareillés brillant étrangement dans la pénombre.

— Certains savent sûrement. Je ne sais pas lesquels sont les plus terrifiés.

Les lanternes commencent à s'éteindre une à une, ne laissant que la lueur du bassin pour éclairer leurs visages anxieux. Le bruit des vagues s'intensifie dans l'obscurité, comme si la mer elle-même retenait son souffle.

— La mer n'accepte pas les mensonges, annonce un jeune homme blond qui dépasse les autres de près d’une tête. Ce soir, vous allez vous confesser. Devant elle, et devant nous tous.

Un murmure inquiet parcourt notre groupe. Je sens la tension monter autour de moi.

— La Mer saura si vous mentez, poursuit Serra. Et croyez-moi, vous ne voulez pas voir ce qui arrive dans ce cas.

Il tend la bouteille à un garçon massif qui soudain semble très jeune.

— Confesse ton plus grand secret, ordonne-t-elle. Celui qui te ronge. Celui que tu n'as jamais dit à personne.

Ses mains tremblent quand il prend la bouteille. Il murmure quelque chose - je ne peux pas entendre les mots, mais je vois le Safeguard s'illuminer doucement à l'intérieur du verre. Je l’observe fascinée : je n’avais jamais vu comment ça se passait de ce côté des choses.

De notre perchoir dans la coursive supérieure, nous observons la scène qui se déroule en contrebas. Le bassin pulse d'une lueur bleutée, éclairant les visages tendus des nouveaux élèves rassemblés en cercle.

— Maintenant, dis-le tout haut, ordonne une voix depuis le centre.

Le garçon déglutit.

— J'ai... j'ai laissé mon petit frère se noyer. Il y a trois ans. J'aurais peut-être pu le sauver, mais j'ai eu peur des vagues. Je l'ai regardé disparaître.

Le silence qui suit est assourdissant. La bouteille brille plus fort, acceptant la confession. Ce n'est pas comme lire une bouteille échouée devant le temple de Moara. Ici, les secrets sont encore vifs, palpitants. Ils montent jusqu'à nous comme une brume toxique, et je les sens s'infiltrer immédiatement en moi.

Je m'agrippe à la balustrade alors qu’en bas, le meneur tend une nouvelle bouteille.

Les secrets s'enchaînent, résonnant contre les murs de pierre. Une fille avoue avoir volé l'argent que son père économisait pour un nouveau bateau. Un garçon confesse qu'il déteste la mer mais qu'il n'a pas le courage de décevoir sa famille. Chaque confession fait briller la bouteille différemment, comme si le Safeguard réagissait à l'intensité de la honte, de la culpabilité.

— Ça va ? murmure Alaric, sa main se posant sur mon bras pour me stabiliser.

Je hoche la tête, mais déjà le goût métallique du sang emplit ma bouche. Je l'essuie discrètement.

— Tu saignes, chuchote-t-il, son sourire habituel remplacé par de l'inquiétude. Il faut qu'on sorte d'ici.

Je porte la main à mon nez. Mes doigts reviennent rouges. Sur l'île, les Confessions ne m'affectaient pas aussi violemment.

— Je suis désolé, murmure-t-il en me tendant un mouchoir. Je n'aurais pas dû t'amener ici. Je voulais juste...

Mais c'est trop tard. Les secrets des autres tourbillonnent dans l'air entre les colonnes, cherchant à s'infiltrer dans mes veines. Ma vision se brouille, le vide sous nos pieds semble soudain m'attirer. Seul le bassin reste net, sa surface maintenant agitée de remous qui ne devraient pas être possibles dans une eau si peu profonde.

Je chancelle, mon corps basculant dangereusement par-dessus la balustrade. Alaric me rattrape d'un geste vif, me tirant en arrière.

— Accroche-toi à moi, ordonne-t-il doucement. On s'en va.

En bas, j'entends à peine les mots qui se brouillent :

— Les secrets créent des liens plus forts que le sang. Maintenant vous appartenez à l'Académie des Marins. Et les Marins gardent leurs secrets.

Alaric me guide le long de la coursive, me soutenant presque entièrement. Ma tête tourne, les Confessions continuent de résonner en moi comme des coups de marteau.

— Pourquoi tu m'as amenée ici ? murmuré-je alors qu'il m'aide à monter les escaliers.

— Pour t'éviter d'être en bas avec eux, répond-il. Je ne voulais pas que les bouteilles réagissent à ta présence. Qu'ils comprennent ce que tu es. Je ne savais pas que même à cette distance...

Il s'interrompt, me rattrapant alors que mes jambes cèdent.

— Je suis désolé.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez