Saul
Madalene s'arrête en découvrant la plage. Une plage telle qu'on ne la voit que deux fois l'an, quand la lune se met à nu.
Pour l'occasion, la Mer s'est fait douce, enjôleuse. De minuscules vagues effleurent le rivage comme pour nous inviter à les rejoindre. Mais je ne reconnais pas cette inconnue aux manières de courtisane. Ma mer à moi rugit, gronde, exige qu'on la regarde dans les yeux.
La jeune femme ne semble pas dupe de la mascarade. Sans nous attendre, elle s’éloigne, ses pieds s'enfonçant dans le sable chaud. Son regard est rivé sur l'horizon, comme si nous n'existions déjà plus.
Varian me retient d'un geste, sa main se posant sur mon bras. Il attend qu'elle s'éloigne avant de se pencher vers moi.
— Saul, si tu sens qu'elle hésite, si elle veut fuir... aide-la à partir.
— Vous me demandez d'aller contre la volonté de la Mer.
Sa main se crispe sur mon bras une seconde de trop. Il a peur. Pas pour lui, ni pour Marisol. Pour elle. Sa voix se fait dure :
— Je te demande de prendre soin de ma fille.
Pour la première fois depuis que je côtoie les Conseillers, depuis que je me suis juré d'en devenir un, je me demande si la Mer coupe vraiment tous les liens. Car ce qui se cache dans les yeux de Varian, je ne l’ai jamais vu avant.
— Je vous ai promis de la protéger, mais je ne trahirai pas la Mer.
— Ce n'est pas ce que je te demande.
Pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraitre, c’est exactement ce qu’il me demande de faire. Je plante mes yeux dans les siens en me demandant si tous les hommes que j’admire sont voués à me décevoir un jour.
— Et puis, je pense que vous n'avez pas à vous inquiéter.
— Elle n'est pas de notre monde. Elle n'a pas été préparée à ça.
Je secoue la tête.
— J’ai passé ces deux derniers jours à l’entrainer. Elle a ce qu’il faut.
— C’est trop peu.
— Elle était prête bien avant… Quand on l’a trouvé sur l’île, elle a sauté d'une falaise pour m'éviter.
— Une falaise ?
— Une falaise. Haute comme le mât de trois bateaux. Dans des vagues en furie. La mer ne l'a pas prise ce jour-là. Je doute qu'elle le fasse aujourd'hui.
Il hoche la tête et ses yeux se posent sur moi une dernière fois, comme s'il cherchait une garantie que je ne peux pas lui donner. Puis il s'éloigne et rejoint les autres Conseillers, son masque d'impassibilité de retour.
La plage s'est remplie pendant notre échange. Les familles ont commencé les préparatifs, transformant le rivage en jardin d'offrandes. Je rattrape Madalene qui semble perdue dans cette ambiance de fête. Comme chaque année, ils recouvrent le sable de fleurs et d'herbes parfumées, tout en gardant une distance prudente avec les eaux turquoises. La jeune femme les observe tresser leurs couronnes - ces offrandes, en échange des coraux que nous devrons arracher aux profondeurs.
Nous rejoignons ensemble le groupe des candidats. Thorn est là, près de son frère. Il essaie de sourire.
— Ça va être l'heure.
Il n’a pas l’air inquiet, en soi. Mais pas serein, non plus. Comme s’il avait toujours pensé que ce serait une formalité mais que, au pied du mur, il se rend soudain compte que c’était peut-être la dernière fois qu’il voit son petit frère.
— J'ai ça dans le sang, non ? répond Alaric en souriant.
Sans attendre de réponse, il s'éloigne vers un groupe qui prépare les offrandes.
— Le silence, là-dessous, ça peut rendre fou, lui crie Thorn. Ne te laisse pas distraire.
Madalene secoue la tête.
— La mer n'est jamais silencieuse. Elle filtre juste ce qui est important.
Elle a raison. C’est un boucan pas possible, là-dessous. J’observe le regard de la jeune fille étudier mon meilleur ami des pieds à la tête. Son regard se fige soudain sur le tatouage qui dépasse de sa manche et elle relâche son souffle comme si elle était soudain soulagée.
Je serre l'épaule de mon ami :
— Alaric s'en sortira très bien, Thorn. Fais-lui confiance.
— C'est différent, pour toi.
— La mer ne se tait pour personne.
— Peut-être. Mais ce qu'elle te dit à toi, personne d'autre ne l'entend. Ce n'est pas comme ça, pour nous.
— Et tu ne sais pas ce qu'elle dira à Alaric. Laisse-le se présenter à la mer. Il lui plaira.
— Tu crois ?
La peur dans sa voix me fait oublier ma frustration. Je comprends - il n'a jamais surmonté sa propre épreuve, cette unique plongée dont il est remonté de justesse. Je déteste qu’il continue de regretter ne pas avoir réussi à terminer sa formation à l’Académie. Il aurait fait un bon Marin, mais la mer en a décidé autrement.
— Alaric plaît à tout le monde, dis-je en souriant.
Et surtout, il a cette honnêteté que la mer aime tant. Il ne plonge pas pour son père, pas pour la foule, pas pour l’honneur. Il plonge parce qu'il veut entendre ce que la mer a à dire. C'est pour ça que je sais qu'il remontera.
— Si tu le dis, ronchonne Thorn en reportant son regard sur la surface de l'eau.
Alaric ramasse une poignée de fleurs et tresse habilement une couronne. Au centre, il place une minuscule perle de nacre qui capte la lumière du jour. Il examine son œuvre un instant avant de la tendre à un enfant qui le regarde avec de grands yeux émerveillés, fier de recevoir le cadeau d’un aspirant Marin avant sa première rencontre avec la Mer. Ensemble, ils s'approchent de l'eau. Les gestes de mon ami sont animés, mais les étoiles ne brillent que dans les yeux du petit garçon.
L'enfant libère la couronne qui rejoint les autres offrandes, leurs perles nacrées formant une constellation sous la surface. Je sais qu'Alaric respecte la mer. Pourtant, il reste là, à l'observer. Et il ne lui offre pas la moindre fleur.
Varian monte sur l'estrade. Son regard croise le mien, me rappelant ma promesse. Je m'approche de Madalene, puis d’Alaric.
— Il faut y aller.
Je retire ma chemise.
— Qu'est-ce que tu fais ? demande Madalene.
Je la tends à Thorn et m'avance sur le sable.
— Je plonge à chaque communion.
— Pourquoi ? Les Marins n’ont pas besoin de plonger, si ?
— La plupart ne tentent pas le destin deux fois, non. Mais moi, je plonge à chaque Festival quand je suis à Marisol.
— Pourquoi ?
— Pour lui rappeler que ma vie est à son service. Et puis... rien n'égale ce moment où la mer nous accepte. Tu verras.
Derrière nous, l'agitation monte. Les familles retiennent leurs larmes. Personne n'ose dire au revoir, mais tous les regards ont le poids des adieux.
Les Aspirants sont à peine adultes. Ils se balancent d'un pied sur l'autre. Les vagues lèchent leurs chevilles, les invitent à plonger. Dans leurs yeux, je lis la peur. Un garçon vomit sur le sable.
Le gong résonne. Ils se précipitent dans l'eau. Ils devraient y aller plus lentement, laisser à la mer le temps de les juger. Si elle est dangereuse, c'est qu'elle teste notre courage. Et la véritable épreuve n'est pas de plonger.
Alaric et Madalene restent près de moi. Nous avançons ensemble dans les vagues. L'eau est froide mais pas hostile. Trop calme.
— N’oubliez pas, murmuré-je. La mer veut voir qui vous êtes vraiment.
Nous nous enfonçons lentement. L'eau monte jusqu'à nos hanches, puis nos épaules. Les autres candidats sont déjà loin, nageant frénétiquement vers les profondeurs.
— Maintenant, dis-je. Respirez profondément et faites confiance à la Mer.
Alaric prend une dernière inspiration et disparaît sous les vagues. Quand je me retourne, Madalene a plongé aussi. Alors je m’élance enfin.
L'eau glacée m'enveloppe. Le monde au-dessus s'efface. Je laisse les courants me guider plus bas. La pression monte, familière. Elle comprime ma poitrine, ma tête. Mon corps sait résister mais mon cœur s'emballe - il ne s'habitue jamais. Je le force à ralentir.
Madalene et Alaric nagent devant moi. La nage sûre d'Alaric, celle plus maladroite de Madalene. Elle va s'épuiser avant le fond. Mais la mer m'appelle ailleurs. Plus bas. Toujours plus bas.
Mes poumons brûlent. Mes oreilles crient. Ma tête tourne. L'envie de remonter devient insupportable. Même après toutes ces années, la mer sait nous rappeler notre place.
Les jardins de corail apparaissent enfin, baignés d'une lumière irréelle. Les coraux brillent de mille couleurs, explosion de vie qui défie l'obscurité des profondeurs. Des poissons étranges glissent entre les branches, leurs écailles reflétant la magie des lieux. C'est le plus bel endroit que je connaisse. Le plus terrifiant aussi.
Je tends la main vers un bouquet de coraux sacrés. Leurs couleurs vibrent sous mes doigts. Une vague de chaleur traverse mon corps. La mer m'accueille, me berce. Des moments comme ceux-là, quand il n'y a plus ni passé, ni présent, juste le bonheur d'être là où l'on doit être et qu'on oublie tout le reste. Je suis à ma place. C'est pour ça que je plonge.
Mais déjà, elle me pousse vers le haut et je la laisse m’expulser du paradis sans lutter. L'air emplit violemment mes poumons alors que mes pieds touchent le sable. Les lanternes de Safeguard flottent au-dessus de la plage, projetant une lumière dorée sur la foule qui crie mon nom. Mais ils n'ont rien compris. Ce n'est pas nous qu'il faut acclamer. C'est la mer qu'ils devraient regarder, elle qui s'est faite si belle aujourd'hui pour attirer ceux qui ne savent pas l'aimer quand elle est elle-même.
Je serre mon bouquet de coraux contre ma poitrine. Il est plus gros que ce qu'il serait raisonnable de prendre, mais il ira sur la table de chevet de ma mère. Je veux qu'elle se souvienne que la mer l'aime.
J’avance jusqu’à mon ami qui m’accueille d’un simple hochement de tête. Varian ne me jette pas un regard et scrute l'horizon, attendant les autres. Quelques minutes passent avant que de nouveaux cris s'élèvent. Une silhouette se découpe à l'horizon.
La fille a une étrange façon de marcher. Comme si elle était un peu trop consciente du sol sous ses pieds, comme s’il allait se dérober sans prévenir. Elle marche… comme un Marin qui rentre de Mer. C’est sa démarche que je reconnais, car son visage disparait derrière le plus gros bouquet de corail que je n’ai jamais vu. La mer aurait dû la punir pour avoir osé prendre une si grande part de son trésor. Pourtant, elle l’a laissé sortir sans même l’abimer. La mer ne l’a pas acceptée, elle l’a adoubée.
— C'est vraiment la fille de Varian, tu crois ? me demande Thorn à voix basse.
Je hoche la tête.
— Avec ce qu'elle vient de faire, c'est plutôt probable. Il faut être issu d'une lignée puissante pour sortir de l'eau avec un aplomb pareil le jour de sa Communion.
— C'est bien un truc de Conseillers de laisser leurs gamins grandir sans parents.
— Grandir avec un Conseiller n'est pas forcément mieux. Demande à ton frère, réponds-je.
Quand Thorn était enfant, Helsfk était encore marin. Il était souvent absent, bien sûr, mais il était là de toutes les façons qui comptent. Alaric est né juste avant que leur père ne devienne Conseiller, et il n’a pas eu une chance d’être aimé avant que la Mer ne prenne le dessus. Je sais qu’Alaric a souffert de grandir auprès d’un père qui n’avais plus aucune envie d’en être un.
— Tu devrais l'aider, suggère Thorn. Elle n'a personne.
Je lui jette un regard agacé. Pourquoi tout le monde semble penser que cette fille est mon problème ? Mais il a raison. J'avance vers elle.
— Le corail, murmure-t-elle. Qu'est-ce que j'en fais ?
Elle semble perdue. Elle a plongé sans un regard pour un autre que la mer mais elle semble hésiter devant un parterre d’inconnus qui n’auront jamais le courage de mettre un pied dans l’eau. Elle balaie la plage et observe la foule qui hurle des mots qu’elle ne semble pas comprendre.
— Qu’est-ce que je fais de ça ? insiste-t-elle en secouant sa récolte d’un air perplexe.
— En général, les Marins les donnent aux gens qu’ils aiment.
Elle lève un sourcil et serre son bouquet plus fort contre sa poitrine.
— Eh bien, j’espère que la mer ne s’attend pas à une déclaration, murmure-t-elle.
Ça me surprend. Et me fait sourire, malgré moi. Derrière nous, les acclamations ont repris de plus belle alors que d'autres élus sortent de l'eau les uns après les autres. Ils semblent épuisés, ahuris d’une plongée qui a changé leur vie à un point qu’ils ne réalisent pas encore. Pour certains, c’est un rêve qui se réalise, pour d’autre un héritage qu’ils attendaient.
— Alors ? demandé-je et je rougis malgré moi.
— Alors quoi ? répond-elle sans même me regarder.
Elle fixe la mer comme si elle y appartenait encore. Comme si elle ne savait plus à quel monde elle était censée revenir. Ça me dérange. Je devrais être soulagé qu’elle soit sortie de l’eau en un seul morceau. Au lieu de ça, un noeud inconfortable se resserre dans mon ventre.
— C’était… bien ?
C’était bien. Sérieux ? J’ai envie de savoir ce qu’elle a pensé de l’expérience, ce qu’elle a ressenti. Ce que la mer lui a dit. Heureusement, des cris derrière moi m’interrompe avant que je ne me ridiculise davantage. Une silhouette en difficulté émerge des vagues. Son corps lutte contre chaque pas. Il vacille, s'effondre dans le sable, haletant. Son visage est pâle, ses yeux vides. Il a plongé trop profond, trop vite.
Il essaie de se relever. Ses jambes cèdent. La foule s'agite mais personne n'approche de l'eau.
Madalene s'élance.
— Non, crié-je en la retenant. La mer doit le laisser partir d'abord.
Il bat faiblement des bras, coulant doucement. Je plonge, le saisis sous les aisselles. Son corps est léger, vidé. Ses lèvres sont bleues. Je le tire vers la plage, luttant contre le courant qui veut le garder.
Je l'allonge sur le sable. Il tremble, perdu quelque part entre les profondeurs et la plage.
— Respire, murmuré-je. La mer t'a épargné. Maintenant, il faut te relever.
Peu à peu, la vie revient dans ses yeux. Thorn s'approche, me tend une main. Il sait ce que c'est, d'avoir plongé trop loin.
La mer s'est calmée maintenant, comme si elle avait dit tout ce qu'elle avait à dire. Certains s'en souviendront comme d'un juge clément. D'autres porteront ses marques à jamais.
Les minutes s'étirent. Thorn fait les cent pas sur la plage, son regard ne quittant jamais l'horizon. Sa mâchoire se contracte chaque fois qu'une vague plus haute que les autres s'écrase sur le rivage. Je le vois compter silencieusement, comme nous l'avons tous appris - combien de temps un homme peut-il rester sous l'eau avant que l'espoir ne devienne folie.
— Il aurait déjà dû remonter, murmure-t-il.
Je ne réponds pas. Que dire ? Que parfois la mer décide de garder ceux qu'elle aime le plus ? Que son frère n'est peut-être pas aussi fort qu'il le pensait ?
Autour de nous, la foule commence à s'éclaircir. Les familles des élus s'éloignent, emportant leur joie avec elles. Celles des disparus restent, leur silence plus assourdissant que tous les cris de victoire.
Thorn s'avance jusqu'au bord de l'eau. Ses poings se serrent et se desserrent, comme s'il se préparait à plonger lui-même. Je sais qu'il en est capable - de défier la mer une seconde fois pour son frère.
— Attends, dis-je en posant une main sur son épaule. Fais-lui confiance.
Mais même moi, je commence à douter. La mer est capricieuse. Elle prend parfois ceux qui semblent les plus dignes.
C'est alors que les cris s'élèvent de nouveau. Une silhouette émerge des vagues. Alaric. Ses cheveux noirs plaqués sur son crâne, un sourire tranquille aux lèvres. Il avance comme s'il sortait d'un rêve, inconscient de l'agitation qui monte sur la plage.
Thorn bondit. Il court vers la mer.
— Alaric !
Sa voix tremble de joie. Il serre son frère dans ses bras à l'étouffer.
— Je savais que tu reviendrais !
Alaric lui rend son étreinte, paisible. Il tend la main. Un minuscule morceau de corail brille entre ses doigts.
— C'est tout ? murmure Thorn.
Je reconnais ce corail. Un Cristallin des Abysses, rare et précieux. Il change de couleur avec l'humeur de la mer.
— Tu choisis toujours ce que personne ne voit, dit Thorn en riant.
— Celui-ci survit là où rien d'autre ne peut vivre, répond doucement Alaric.
Je m'approche en silence. Il sait que je comprends. Ce n'est pas un trophée. C'est un message de la mer.
J'aime bien ce passage : "Mais je ne reconnais pas cette inconnue aux manières de courtisane. Ma mer à moi rugit, gronde, exige qu'on la regarde dans les yeux."
La mer est décrite comme une entité divine qui donne le droit à la vie et à la mort, c'est intriguant
A partir de là, j'étais perdue dans le dialogue, j'ai du relire : "Ses yeux s'affolent, parcourant mon ami de haut en bas. Son regard saute de détail en détail - les cheveux, les mains, l'uniforme - dans une danse désespérée.
— Je... les visages sont difficiles pour moi. Je retiens d'autres choses.
— Comme quoi ?
Son regard se fige soudain sur son poignet.
— Comme les oiseaux sur ton tatouage. Thorn, c'est ça ? Le second qui est un Marin, mais pas vraiment."
Sur ce passage, je fais référence au fait qu'elle ne reconnait pas les visages. Je l'ai insinué plusieurs fois dans les chapitres avant, et je me demandais si c'était assez. A priori non 😅 Je vais travailler ça.