Chapitre 8 - Le contrecoup

Les cristaux liquides de mon réveil matin indiquaient 03 : 17 quand je sortis de mon lit, faute de pouvoir m’endormir. Ça ne servait à rien de s’acharner. Mon cerveau était en roue libre, et trouver le sommeil n’était pas dans ses priorités. Le bas de mon dos me lançait. J’avais essayé en vain toutes les positions possibles pour le calmer. Peut-être avais-je besoin d’un massage … Entre deux somnolences, les images exacerbées de l’après-midi écoulé me harcelaient par vagues successives de regrets, de honte et de panique. Panique d’avoir mis le doigt dans un engrenage dont il fallait que je m’extirpe à tout prix. Mais on ne peut se mentir à soi-même, et la raison de ma crise d’angoisse était qu’au fond de moi je savais que je laisserais ce fameux doigt là où il était.

 

Je m’installai sur mon canapé, emmenant un magazine quelconque avec moi. Ma tête tournait à vide, ne parvenant ni à faire le tri dans le flot d’informations, ni à porter un jugement sur mes actes. Tout était confus, et les sentiments primaires l’emportaient, incapables de dépasser ce stade en posant un minimum de raisonnement et d'intellect. La culpabilité emportait tout. Mélanie avait ciblé l’écueil dès le premier massage, avec Pascal. « Ce qui te dérange, c’est pas que tu l’aies fait… mais que ça t’ait plu », m’avait-elle dit. Dont acte. Elle avait ensuite glissé quelques conseils à propos de ma distance au client. En effet, je n’avais pas davantage été capable d’en mettre entre Nicolas et moi, qu’auparavant avec Pascal. Ça avait même été pire encore avec Nicolas, la distance se réduisant dans tous les domaines : physique, émotionnel… Et puis comment le nier ? A la fin de mon premier body, quand il s’était retourné, j’avais commencé à me sentir… étrange… et quand j’avais remis ça, j’avais fait abstraction, mais bon, je n’étais pas dupe… ces frissons dans mon ventre… je les connaissais, quand même… Il faut dire que Nicolas était émouvant, alors mince, ça peut arriver, pourquoi me le reprocher ?

Oui mais si je l’avais trouvé si touchant, c’est justement parce que j’avais été trop proche, trop impliquée émotionnellement.

Bon d’accord, mais un tel massage c’est quand même difficile de le faire comme un robot !

Oui mais Mélanie, elle y arrive bien, elle, avec son humour, son sens de la dérision. Qu’avait-elle dit d’autre ? « Quand il s’agira d’empoigner la teub d’un inconnu qui a l’âge de ton père, tu seras contente de l’avoir, mon second degré ». Dans le mille ! Son « flegme » était avant tout une façon de se protéger.

Bon très bien mais je n’y suis pour rien si Nico était tendre à ce point.

Non, je n’y peux rien, mais rien ne m’obligeait à provoquer cette tendresse, à en jouer, à la surenchérir, comme si j’avais un rôle à jouer au-delà de celui de masseuse érotique. Pourquoi avais-je été impliquée à ce point-là ?

 

Yesterday I got so old

I felt like I could die

 

La réponse, je la cernais peu à peu. Moi aussi, je manquais de tendresse, depuis six mois. Moi aussi, je manquais de sexe. Pascal m’avait permis de ressentir une sollicitation érotique presqu’animale, tandis que Nicolas m’en avait offert la version douce et câline. Mélanie, avec ses aventures régulières, et dont j’entendais les gloussements de temps en temps à travers le mur mitoyen de mon studio, était bien plus équilibrée que moi dans sa vie amoureuse, dans sa vie de jeune femme, et donc mieux armée que moi pour faire spontanément la part des choses. Et ne pas se confondre avec Alessia. Chez moi, Léa, Lola, si proches d’une lettre, s’étaient dangereusement rapprochées tout l’après-midi.

Lola avait fait un incroyable show érotique, mais Léa en avait été sexuellement troublée.

Lola avait offert des débordements zélés de plaisir à ses deux premiers clients, mais Léa avait pris pour elle les réactions que Lola avait suscitées.

Lola avait semblé par moments si à l’aise dans son corps que Léa avait maintenant envie de vivre cette aisance dans sa propre vie.

Lola était si sexy, si radieuse, et avait été tant complimentée… Léa ne s’était pas sentie belle et désirable depuis quand, exactement ?

Oui, mais les compliments reçus par Lola n’étaient-ils pas opportunistes avant tout ? Et si Léa ne recevait pas de compliments, était-ce parce qu’elle n’en méritait pas, ou parce qu’elle se négligeait ?

Et surtout, laquelle des deux avait fait éjaculer deux inconnus contre cent-dix euros ? Léa ou Lola ? Difficile de les départager maintenant que j’avais tiré de la confusion possible tous les partis qui m’intéressaient.

 

Je restai léthargique toute la nuit. En arrivant en TD à 9h, je ressemblais à une figurante dans la nouvelle saison de « Walking dead ». La journée se passa dans le mutisme le plus total. Je me contentai de faire ce qui était demandé, de prendre des notes, et d’éviter de m’endormir dans les amphis. Je zappai le repas de midi, l’ambiance resto-U étant la dernière chose dont j’avais besoin, et boulottai deux mandarines et une pomme entre deux cours, en me disant qu’au moins, à défaut de manger sainement, je n’attraperais pas le scorbut aujourd’hui. A 15h, ma journée de cours achevée, je passai à la bibliothèque rendre des livres et en récupérer d’autres. L’étudiante avait au moins suffisamment d’habitudes sur le campus pour fonctionner en pilotage automatique. J’appelai mes parents pour m’inviter dîner, en espérant que cela me change les idées. Je pris mon TER pour combler en quarante minutes de réseau régional les quelques dizaines de kilomètres qui me séparaient de mon enfance, dont je pensais encore naïvement qu’elle pourrait me ramener à la sagesse.

 

La joie de mes parents fut de courte durée. Ma tête hébétée leur fit croire que j’étais venue, un mardi, jour inhabituel, leur annoncer une nouvelle terrible. Un cancer, une agression, une grossesse, allez savoir ce que des parents inquiets peuvent imaginer. Le fait est qu’il y avait bel et bien un nouveau problème non négligeable dans ma vie, mais je n’étais pas venue leur en parler, au contraire, j’étais là pour essayer de l’oublier provisoirement, le temps d’une soirée. Je me réjouissais aussi de voir ma sœur, qui avait hélas un DS de SVT le lendemain et fut obligée de partager son temps entre le brassage génétique et son aînée adorée. On ne plaisante pas avec ça quand on a pris spécialité SVT en terminale S…

Je tentai de rassurer mes parents, par exemple en engouffrant sept mille calories en un seul repas, à base de daube provençale servie deux fois en plâtrées de dimensions maternelles, de Châteauneuf du Pape, de plateau de fromages et d’éclairs de toutes les couleurs aux parfums improbables. Je donnai le change comme je pus, mais mon objectif m’échappait d’autant plus que tout me ramenait à mes tourments du jour, exhibés comme le nez au milieu de ma figure. Je repris mon train qui manqua à plusieurs reprises me faire rendre mes sept-mille calories dans les lacets qui ondulaient entre la campagne et la ville.

 

Yesterday I got so old

It makes me want to cry

 

Résignée, je m’apprêtais à passer ma deuxième nuit quasiment blanche, pas plus avancée que la veille. Mélanie m’avait laissé un message sur mon portable pendant la soirée. Elle se demandait comment j’allais et si elle devait s’inquiéter de ne pas me voir au bout de notre couloir. Il était impossible d’appeler discrètement depuis le wagon. Je dialoguai donc par sms avec elle.

 

-Mangé chez mes parents, ça va moyen.

-M’étonne pas. C’était bon au moins ?

-Dents du fond qui baignent.

-Sinon tu digères ?

-La daube, c’est compliqué. Les massages ça l’est encore plus.

-Passe en rentrant si tu veux.

-Cours à 8h00 et pas dormi hier. Besoin d’être seule. Rien contre toi.

-On se fait une soirée vendredi ?

-Avec plaisir.

-Ciné, ensuite on va danser.

-Si tu veux.

-Kiss.

-A plus.

 

Elle n’avait pas mentionné, ni dans son message sur mon répondeur, ni dans ce court « dialogue vingt-et-unième siècle », le rendez-vous avec le fameux Hervé, qui n’était sûrement plus seul à être prévu vendredi matin. J’appréciai cette discrétion. Mélanie me laissait faire le point seule, sans chercher à me mettre de pression quant à la poursuite éventuelle de l’aventure. J’arrivai à la gare dans la nuit hivernale et cherchai un tram, qui me déposa un peu avant onze heures devant l’immeuble où j’avais rencontré Mélanie et mis le pied sur ce tapis roulant qui m’emmenai loin de la vie que j’avais imaginée.

Ça n’était pas malgré moi. Ça ne l’est jamais. Il y a toujours une part d’inconscient qui guide les décisions et influence les actes. 

 

La nuit ne fut pas meilleure que la précédente. Mercredi matin, je touchai le fond. Sans même savoir pourquoi, je me mis à pleurer dans le tram qui m’emmenait sur le campus. A la fatigue physique de deux nuits quasiment blanches, s’ajoutait l’épuisement nerveux d’une situation bloquée dont je ne savais plus comment me dépêtrer. Je n’avais pas envie de continuer les massages, mais pas davantage celle d’arrêter. Je ne voulais pas avoir la faiblesse de renoncer à cet argent facile. Mais était-il si facile, vu l’état dans lequel il me mettait ? Le jeu en valait-il la chandelle ? Au fond de moi se jouaient d’autres conflits, et Lola guettait l’heure de prendre le pouvoir. J’allai quand même en cours, persuadée que mon moral serait encore pire si j’y renonçais. Je quittai le campus à midi, et donnai un cours particulier entre midi et deux, que j’expédiai avec moins de zèle que Lola n’en avait mis pour faire jouir deux inconnus quarante-huit heures plus tôt. Je rentrai chez moi et tombai, enfin, à bout de forces.

 

Je me réveillai à la nuit tombée, complètement désorientée. Il fallait que j’aille prendre l’air. Je pris une douche, enfilai un jean, un pull et des bottines, et sortis seule faire un tour dans le centre-ville. Le froid et les lumières nocturnes me firent du bien. J’entrai dans un bar régulièrement fréquenté par des étudiants. L’ambiance y était bonne. Entre le comptoir, les billards, et le caveau dansant au sous-sol, il y avait tout le loisir de passer du bon temps entre amis ou simplement se changer les idées. Je commandai une bière et circulai pour tenter d’apercevoir une tête connue. Personne à l’horizon.

Une main se posa pourtant sur mon épaule.

 

-Excuse-moi.

 

Je me retournai. Un jeune barbu châtain clair aux yeux verts avec une tête marrante tenait un verre à cocktail vissé dans la main qui n'était pas sur mon épaule.

 

-Oui ?

-Ton verre a l’air meilleur que le mien.

-Tu veux échanger, c’est ça ?

-Oui, mais tu ne sais pas ce qu’il y a dans le mien.

-Toi tu ne sais pas si j’ai un herpès.

-On essaye de vivre dangereusement alors ?

-Daniel Craig, sors de ce corps.

-Non mais lui c’est juste un nabot. On tente ?

 

Je tendis ma chope de bière blonde au barbu en col roulé vert. Il me faisait penser à un supporter irlandais un soir de victoire dans le tournoi des six nations. Je goutai. Sous la mousse parsemée de filaments de citron vert, le breuvage aux nuances orangées était agréable. Tirant sur les agrumes, je reconnus sans peine la saveur du rhum. L’irlandais m’avait-il offert un punch ? Il se présenta. Enfin… je me comprends.

 

-Bond. James Bond.

-Girl. James Bond girl.

-Elles meurent toutes à la fin, non ?

-Mais les diamants sont éternels. Au fait, ça ne manque pas un peu de vodka et de martini, ton truc ?

-Je ne suis que la doublure, en fait, mais chuuut.

-Et la doublure s’appelle ?

-Eric.

-Léa.

-Les blondes sont les meilleures, me dit-il en levant vers moi la chope remplie de Leffe.

 

La drague amusante d’Eric l’irlandais me faisait du bien. Je restai une petite heure à parler avec lui, à faire connaissance, à sortir sur le trottoir pour qu’il tire sur une clope, puis retourner s’éclater les tympans au rythme d’une bande-son pop-rock plutôt bien choisie. Je retrouvai un peu d’insouciance. Il était étudiant en école d’architecture et avait mon âge. Il logeait dans une chambre en cité universitaire et la désertait visiblement le plus possible. Quand je me décidai à rentrer chez moi, James Bond me griffonna son numéro de portable sur un bout de papier. Je le mis dans la poche de mon blouson sans faire de commentaire. Ni promesse, ni mensonge. Garder la balle dans mon camp. Le camp de Léa. C’est elle qui venait d’être abordée et repartait avec un 06. Elle, et pas Lola. Est-ce que ça pèserait au bout du compte ?

 

Je m’endormis plus vite, l’impression agréable laissée par cette soirée en compagnie d’Eric contrebalançant les questionnements qui me hantaient depuis l’avant-veille. J’éprouvais enfin des sentiments positifs. Avant que le sommeil ne vînt, je glissai ma main sous mon t-shirt de nuit et me caressai, faisant durer le plaisir. Mes pensées alternèrent entre le jeune homme rencontré le soir-même, dont l’humour m’avait plu, et les images résiduelles du pénis dressé de Nicolas, dont la légère orientation vers la gauche continuait de solliciter mon imagination, ma curiosité, et ma cyprine. J’ignore quelle image déclencha mon orgasme. Et ceci résume à la perfection toute l’ambiguïté des dix-huit mois dans lesquels je m’aventurais.

 

Yesterday I got so scared

I shivered like a child

 

Go on, go on

And disappear

Go on, go on

Away from here

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