Chapitre 9 - L'engagement

Le temps que vendredi soir arrive, j’avais de nouveau un moral d’acier. Certaine de ma résilience, je n’avais plus aucune raison de ne pas continuer l’aventure osée mais rémunératrice, que je m’étais quoi qu’il en soit préparé à poursuivre contre vents et marées en provenance de mon surmoi.

 

Jeudi soir, j’avais toqué chez Mélanie pour lui raconter mes atermoiements et ma rencontre avec Eric. Ravie pour moi, elle m’avait proposé de l’inviter à notre petite sortie dansante du lendemain soir. Elle en profiterait pour convier Amine à se joindre à nous, un grand brun très beau qu’elle fréquentait de façon irrégulière depuis quelques semaines. J’avais donc envoyé un sms limpide au gentil barbu.

 

-Vodka martini shaken not stirred, endroit habituel, vendredi 23h ?

 

La réponse avait été immédiate et explicite :

 

-Aston Martin et moi y serons.

 

Mélanie m’avait demandé où j’en étais de mes réflexions. J’avais botté en touche en lui répondant qu’on en discuterait ce week-end. Je l’avais quand même interrogée sur le programme de son lendemain matin. Elle avait trois rendez-vous : deux habitués à quarante-cinq minutes chacun et le fameux Hervé. Deux heures de travail, et entre 190 et 280 euros à gagner.

 

Mes cours de la semaine se terminèrent vendredi à 13h. Une demi-heure plus tard j’étais dans une galerie commerciale du centre-ville. J’avais envie d’un peu de nouveauté dans ma tenue du soir, et cent-dix euros tombés du ciel pour y parvenir. Grisée par le champ des possibles, je parcourrai les vitrines avec une sensation oubliée : la convoitise envisageable. Côté fringues, j’ai toujours fonctionné au coup de cœur. Je ne passai donc pas mon après-midi entière dans les cabines d’essayage. J’attendais que vînt la tentation. Evidemment, elle vint.

La première se porta sur une jupe en suédine. Droite sans être trop moulante, courte sans être mini, elle était composée de losanges de couleurs chaudes qui alternaient entre le rouge brique, le noir, le beige, le chocolat et le jaune orangé. Dans la même boutique, je trouvai un top noir à manches longues, très près du corps, décolleté en V. J’en profitai pour essayer l’association : elle était idéale. Le haut noir mettait en valeur les couleurs de la jupe. Celle-ci m’arrivait assez nettement au-dessus des genoux sans pour autant l’être exagérément. Le décolleté en V était suggestif mais restait sage compte-tenu du peu de matière que j’avais à y placer. Quelques éléments de dentelles sur les épaules créaient une transparence dans la continuité de la nuque que je trouvai à la fois sexy et subtile : j’adorais ! Dans la boutique spécialisée d’à-côté, je dépensai les derniers euros fraichement gagnés contre une paire de collants opaques noirs. Pourtant, en me dirigeant vers la sortie du deuxième étage de la galerie, je stoppai net en face de la pomme qui envoya Eve en enfer.

Je m’étais imaginée porter cette tenue avec soit mes bottines camel plates, soit les escarpins noirs qui avaient servis trois jours plus tôt à me mettre en scène, pour une version plus glamour. Oui mais… dans cette dernière vitrine trônaient deux bottines de soirée qui semblaient faites sur mesure pour accompagner la tenue qui s’impatientait dans les sacs au bout de mes mains. Également en suédine, dans un rouge brique d’un ton quasiment analogue à l’une des cinq couleurs des losanges de la jupe, elles avaient une forme parfaite : fermées et pointues au bout, hautes de huit ou neuf centimètres d’un talon fin très légèrement biseauté, elles recouvraient le pied en s’arrêtant juste sous la cheville dont je devinais à quel point elles devaient en dessiner la courbure féminine et la finesse avec un mélange de grâce et de volupté. Une fermeture éclair dorée permettait de s’y glisser par le côté. Rien d’autre. Simplement l’essentiel, comme pour illustrer la phrase de François Truffaut : « Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie ».

Le combat se déroula trop vite dans mon cerveau résigné pour que je pusse me convaincre que j’avais hésité. Ma bourse universitaire ne me le permettait pas, mais j’aurais bientôt d’autres revenus, n’est-ce pas ? J’entrai. Ma taille était disponible. J’essayai les merveilles vermeilles, comme pour illustrer Benjamin Biolay, avec le jean noir que j’avais enfilé le matin pour aller en cours. C’était parfait ! La cambrure était au bon endroit pour moi, et je sentis tout de suite que je pourrais marcher et danser avec elles. Soulagée de ne pas tomber sur ces paires de chaussures que l’on trouve sensationnelles mais qui sont condamnées à ne connaître de leur propriétaire que la rangée d’un placard, je les payai et sortis enfin de la galerie commerciale, avec cet enthousiasme cathartique qui accompagne les pulsions consuméristes.

 

Après un tour au lavomatic pour ma lessive hebdomadaire à laquelle j’avais rajouté mes trouvailles, je me hâtai de repasser ces dernières afin de les étrenner dans la foulée. Je n’en rajoutai pas sur le maquillage : cils noirs et paupières ombrées. Ma tenue était colorée et féminine. Une fine écharpe jaune viendrait dissimuler le décolleté derrière quelques volutes mystérieuses. J’avais pris soin d’amplifier légèrement celui-ci avec un autre soutien-gorge « push up », noir, associé à un tanga coordonné. Je retrouvai Mélanie directement au multiplex. Elle était vêtue d’un jean slim, d’un chemisier bleu à pois blancs dont deux boutons étaient sensuellement ouverts, et de bottes cavalières noires. Elle me scruta de haut en bas le temps que j’arrive à sa hauteur.

 

-Moi je dis, Léa la star.

-Salut Mélanie.

 

Nous nous embrassâmes puis choisîmes un film dont je serais bien incapable de décrire une seule scène car nous papotâmes du début à la fin. Elle me raconta ses trois massages du jour. Hervé avait été le premier client et s’était avéré très discret. Il avait choisi le tarif le plus bas et Mélanie était donc restée habillée. Il n’avait pratiquement pas parlé, si bien que les seuls sons qu’il exprimât furent les gémissements qui accompagnèrent en fin de séance l’extraction de son liquide séminal.

 

-Il était un peu bizarre, à vrai dire, je suis pas sûre de vouloir le reprendre.

-Il t’a foutu les jetons ?

-Non, mais s’il devait continuer à venir sans parler, ça finirait par me les foutre.

 

Au moins avec lui, me dis-je en me sentant concernée, je n’aurais pas de mal à gérer ma distance au client. Entre deux poignées de popcorn sucré, invitation suprême des géants du divertissement et de l’agro-alimentaire pour une fidélisation cumulée aux boutiques de confiserie des cinémas et à l’insuline, nous chuchotâmes pour que je ne manquasse aucun détail de la suite de sa matinée.

 

-Après, j’ai eu Gabriel.

-Je ne te sens pas emballée.

-Si, si, il est gentil, mais bon...

-Mais bon ?

-Soixantaine, veuf, quarante kilos de trop, des poils partout…

-Mais le droit au bonheur du slip néanmoins.

-T’es masseuse érotique ou assistante sociale, toi ?

-Pour le moment ni l’une ni l’autre, je te rappelle.

-Une heure, finalement, en string et soutif.

-D’ailleurs je me demandais, quand tu masses pendant une heure sans faire le body, le quart d’heure de plus par rapport à ce qu’on a fait à Pascal, enfin, tu masses quoi d’autre ?

-Je passe davantage de temps sur certaines zones : le crâne, je rajoute le visage, je m’attarde plus longtemps sur les mains, vraiment doigt par doigt, je rajoute les avant-bras, pareil pour les pieds où je reste un peu, doigt de pied par doigt de pied, je fais pas mal d’étirements… En fait, une heure, c’est pour les gens qui veulent un vrai massage. Ceux qui viennent avant tout pour la finition, ils prennent une demi-heure ou trois quart d’heure, qui est le bon compromis.

-En trente minutes, t’arrives très vite à la finition j’imagine ?

-Bah oui c’est pour ça que trois quarts d’heure, comme tu l’as vu, c’est très bien. Là, le mec est vraiment massé avant l’heure de faire monter la sauce.

-Donc Gabriel … ?

-Non, mais Gabriel, ça va toujours. Il n’est pas glamour, mais pas crade ou je ne sais quoi de repoussant non plus.

-T’en as eu crades ?

-T’imagines même pas.

-Sans déconner ?

-Une fois un type est entré, c’était l’été dernier, il faisait une chaleur de bœufs, il dégoulinait. Je l’envoie à la douche, mais ça n’a pas changé grand-chose. Il s’allonge, je commence à sentir à quel point il puait. Mais pas que la sueur, hein. La crasse.

-Quelle horreur.

-Donc le mec sent mauvais, il transpire comme un goret, je vois ses ongles noirs aux bouts de ses doigts moites, en priant Santa Madre di Catane pour qu’il ne me touche pas.

-Vous avez une sainte mère à Catane ?

-Visiblement pas. Bref, quand j’arrive vaille que vaille à la finition… y’avait des plaques grisâtres entre ses couilles et sa queue.

-Putain arrête, je vais dégueuler mon popcorn.

-Donc tu vois, lui je l’ai blacklisté direct.

-Tu m’étonnes.

-Voilà, moche ça ne me dérange absolument pas.

-A côté de ça, c’est clair.

-Ouais. Donc ensuite, j’ai eu Christian. Lui je l’aime bien. Il parle énormément, à chaque fois je me pose la question de savoir s’il va continuer à jacter pendant la finition.

-Et ?

-Non mais là de toute façon, ils peuvent plus causer. Mais il me fait aussi parler de moi. Il s’intéresse, pose des tas de questions. C’est un vrai dialogue, qu’on reprend chaque fois là où on l’avait arrêté, un peu comme avec un pote.

-C’est pas gênant, niveau discrétion ?

-Je dis ce que j’ai envie de dire. Tu peux parler de toi sans dévoiler ta carte d’identité.

-Il a payé combien ?

-Le maximum pour trois quarts d’heure, donc cent.

 

Mes dispositions d’esprit au calcul mental augmentaient considérablement depuis le début de la semaine. Mélanie avait donc reçu deux-cent cinquante euros.

 

-Tactile ?

-Très ! Mais dans les limites que je pose, donc ça me va. Il me parlait de sa femme. Je te jure c’est quand même bizarre d’avoir un mec en érection dont tu commences à t’approcher du sexe, qui te tient un sein dans une main et te caresse les fesses de l’autre, et qui te raconte comment évolue sa vie sexuelle avec son épouse.

-Tu ne crois pas que c’est justement ce qui l’excite ? Te parler de ça, exactement dans ce contexte et à ce moment précis ?

-J’avoue que la question est pertinente. En même temps, si je devais sonder les raisons qui les poussent à venir chez moi, j’aurais pas fini. Au début je penchais pour une sorte de misère sexuelle, tu vois, limite si je ne voyais pas un rôle positif à mon existence dans leur vie. Certains, comme Gabriel, sont dans ce cas. Mais pour plein d’autres c’est vraiment du pur fantasme.  

-Mais tu joues un rôle positif dans leur vie.

-Sinon c’est qu’ils ont vraiment trop de fric et qu’ils ne savent plus comment le claquer.

-Tes prochaines séances, c’est quand ?

-Avec mon emploi du temps, les seuls moments où je peux sont le lundi après-midi, ça tu le sais, et le vendredi matin. Si vraiment j’ai de la demande je peux caser une fin d’après-midi, en sortant de cours, dans la semaine, mais ça ne m’arrange pas. L’idéal c’est une ou deux séries par semaine. Et surtout, c’est suffisant.

-Si je continuais, comment on s’organiserait ?

-Tu continues ?

-Oui.

-T’es sûre ?

-Pas toi ?

-Faut que tu fasses gaffe, ma poulette.

-C’est-à-dire ?

-J’ai bien vu que Nicolas, t’avais envie de lui. Tu t’es laissé gagner par des sensations que tu dois fuir. C’est pas ta vie. Si tu dois t’envoyer en l’air, c’est ce soir avec Eric. Pas sur une table de massage avec un client.

-Je peux avoir « réagi » sans pour autant me taper le client.

-Je sais bien. Mais c’est contre le ressenti que je te mets en garde.

-Tu as mille fois raison. Ça a cogné dans ma tête pendant deux jours, à devenir dingue. Mais ça va me permettre de revoir ma position et mon attitude.

-Donc tu te lances ?

-Yes.

-Ok. Y’a plusieurs possibilités. Déjà, est-ce qu’on alterne simplement les présences au local, chacune avec sa clientèle ? Ou est-ce qu’on affiche clairement un institut à deux masseuses ?

-Bah c’est ce qu’on devient.

-Oui mais dans ce cas, qui joue la secrétaire de l’institut ? Qui fixe les rendez-vous sachant qu’un client peut appeler aussi bien pour toi que pour moi ? On met un numéro de téléphone sur l’annonce ? Deux ?

-Ah oui merde, j’ai pas pensé à tout ça.

-L’autre question c’est : est-ce qu’on masse uniquement seule, ou est-ce qu’on en profite pour proposer des quatre-mains ?

-On y était presque, au quatre-mains, l’autre fois.

-Et c’est surtout très demandé.

-Double tarif ?

-On pourrait faire genre deux filles en lingerie pendant quarante-cinq minutes, à cent-cinquante au lieu de deux fois quatre-vingts. Enfin en tout cas, établir des tarifs spéciaux pour les massages quatre mains.

-Et on serait donc ensemble de temps en temps. Tu crois que ce seraient des demandes si fréquentes ?

-Non, pas davantage que le body. Ça restera une prestation très chère. Faut juste qu’on sache quel jour on peut l’envisager si un client appelle et le demande. Quel jour on est disponible toutes les deux.

-Moi ça me va très bien, cette idée.

-Bon et donc, quels numéros met-on sur l’annonce ?

-Le mieux c’est qu’on y soit toutes les deux, avec un numéro de téléphone pour chacune. Le client aura peut-être déjà une préférence et appellera la nana concernée.

-Il te faut donc une ligne dédiée, un nouveau téléphone, et des photos.

-Ah ouais.

-Ben oui, ma poulette, c’est toute une logistique.

-Ta copine peut prendre des photos de moi ?

-Je vais le lui demander, oui.

-J’irai acheter une offre couplée téléphone et abonnement. Y’a des trucs pas chers si tu restes à une ou deux heures de communications bloquées. Il servira juste à ce qu’on m’appelle, je suppose, pas besoin que moi je m’en serve pour appeler ?

-Exactement. Fais ça demain, moi j’appelle ma copine pour les photos et dès que c’est prêt on te met dans l’annonce.

-Tu voulais un vrai site internet, alors ?

-L’annonce est payée jusqu’à fin mars. D’ici là on a le temps de voir si on veut monter un site.

-D’accord.

-Donc la journée possible pour un quatre mains c’est le lundi après-midi. Ça te va ?

-Oui. Ce sera une de mes demi-journées où je proposerai des rendez-vous. Mais toi aussi. On fait comment si on a deux clients qui veulent venir voir chacune d’entre nous au même moment, sans quatre mains ?

-Oui en effet, faut trouver un truc. On peut se mettre un agenda en ligne, accessible via nos smartphones. Ou alors dès que l’une prend un rendez-vous elle envoie un sms à l’autre, quel que soit le jour, et on remplit chacune notre agenda au fur et à mesure.

-Bonne idée. Mais … si un lundi après-midi on a des rendez-vous qui alternent : un coup toi, un coup moi… ?

-Bah on va faire un tour pendant que l’autre masse. On avisera si ça arrive, t’inquiète. Faudrait essayer de faire en sorte que chacune ait ses rendez-vous dans la foulée, pas qu’on alterne.

-Eh bien on garde cette règle en tête quand on place nos rendez-vous en regardant l’agenda partagé.

-Bon, nous y sommes.

-T’as compris quelque chose au film toi ?

-Quel film ?

 

Some boys take a beautiful girl

And hide her away from the rest of the world

I want to be the one to walk in the sun

Oh girls they wanna have fun

Oh girls just want to have fun

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