Le roi entra dans la petite salle du Conseil des Onze. Non pas pour une session hebdomadaire ou pour échanger avec ses conseillers.
Non. En réalité, il n’y avait qu’une seule personne assise autour de cette table en chêne qui avait été, et serait encore, témoin de tant de décisions. Bonnes et mauvaises.
Aaron s’assura une dernière fois qu’il n’était pas suivi puis ferma la porte derrière lui.
La femme ôta son capuchon gris foncé, libérant ses longs cheveux rouges détachés. Ceux-ci tombèrent sur ses épaules.
« J’ai du mal à comprendre certaines choses, Rosalyne, il faut que je te le dise. Tu es la plus ancienne d’entre nous, assurément la plus forte… je ne vois même pas comment je pourrais le remettre en question. Je ne doute pas que tu me tuerais d’un revers de main si tu le voulais, sans nul besoin d’utiliser ta magie ou invoquer ton phénix. Il faudrait donc que tu m’expliques… »
Pause.
Rosalyne observait pensivement Aaron. Elle n’avait rien à ajouter après ce qu’elle venait d’apprendre. Haussement d’épaules. Elle ne répondait de toute façon pas de ses actes au roi.
« Tu es allée le chercher jusque dans l’Autre Monde. Tu y as échoué une première fois. Tu l’as ensuite poursuivi d’est en ouest. Tu es revenue personnellement m’annoncer sa mort. Une mort que je t’ai laissée le soin d’orchestrer comme tu l’entendais. Je me répète donc… il faudrait que tu m’expliques.
« Comment est-ce possible que, ce matin même, la branche étrangère de la DGSI m’a fait parvenir un mémo m’informant qu’un gosse correspondant à la description de ce maudit Nathaniel a été aperçu à Oasys, en compagnie d’une ex-Sentinelle ? Comment, Rosalyne ? Comment justifies-tu un tel niveau d’incompétence ? Faut-il donc que je m’occupe de son cas personnellement ?
— Je n’ai pas de compte à te rendre, Aaron.
— J’en viendrais presque à me demander si tu ne protégerais pas le garçon.
— C’est absurde ! Je te l’ai dit : je l’ai poignardé et jeté dans la Mer Froide. J’avoue que je ne l’ai pas frappé au coeur. J’aurais peut-être dû, ne serait-ce que par précaution… Il n’empêche qu’il devrait être mort et le fait qu’il soit encore en vie ne relève pas moins du miraculeux ! On ne guérit pas de telles blessures sans être immédiatement pris en compte ! À moins que…
— À moins que ?
— Aaron, par le sang des fantômes hantant le Territoire Inconnu ! Comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ?! Non, non, ce ne devrait pas être possible !
— Quoi ? Qu’est-ce qui ne devrait pas être possible ? Parle-moi, bon sang ! Rosalyne !
— Ne vois-tu pas l’évidence, Aaron ? Il est le fils d’Aurore. Il est le fils d’une Sentinelle ! Bien sûr qu’il aurait survécu à un coup mortel… Comment avons-nous été aussi aveugles ?!
— Rosalyne, tu délires complètement. Ce gamin n’a rien d’une Sentinelle. Il n’a aucune notion de magie. Il n’a pas encore prêté serment auprès de Sophie. Il n’a pas été béni...
— Si je délire, explique-moi comment il est encore en vie. Es-tu assez naïf pour croire que les techniques primitives de soin des Pidoques l’ont sauvé ? Laisse-moi rire !
— Tu penses donc plus plausible que ses cellules se soient régénérées d’elles-mêmes ? Je t’en prie, sois raisonnable. Je te le répète, il n’a pas été béni !
— Mais ne comprends-tu pas que la Bénédiction n’a plus aucune utilité dans son cas ?! Ce n’est qu’une formalité pour le lier à Sophie. Il ne le sait peut-être pas d’ailleurs. Écoute Aaron, tu connais notre histoire comme moi. Toutes les Sentinelles n’ont pas été choisies. Certaines ont été créées par Sophie elle-même. T’en souviens-tu ?
— Comme tu as toi-même été créée, tu veux dire ? Tu parles de Rose ?
— Exact. Pas seulement elle, d’ailleurs. Yvanaël aussi.
— Mais Nathaniel n’a pas été créée par Sophie. Je ne vois pas où tu veux en venir.
— C’est pourtant simple. Il est né Sentinelle, Aaron. Il l’a toujours été et le sera toujours.
— Tu es certaine de ce que tu avances ?
— À cent pourcents.
— Ça ne va pas nous simplifier la tâche.
— Raison de plus pour l’éliminer avant que les Sentinelles ne lui remettent la main dessus.
— Mais comment ? La seule façon que nous connaissions actuellement...
— Nous l’avons gravement sous-estimé. Il ne peut pas avoir d’anneau car il n’a pas professé son serment d’allégeance à Sophie mais cela ne signifie pas qu’il n’a pas déjà un phénix. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’a pas connaissance de son phénix. C’est extrêmement étrange. À moins qu’il n’en ait pas ? Dans mon cas, par exemple, mon phénix est apparu dès ma naissance. C’est comme si quelqu’un avait dissimulé sa présence afin qu’il n’ait jamais conscience de ce lien…
— Cela ne devrait-il pas le rendre fou ?
— Pas s’il n’a jamais eu de lien très étroit avec son phénix. C’est la rupture de ce lien qui a des conséquences aléatoires. Ne te rappelles-tu pas ce qu’il s’est passé lorsque nous avons détruit celui d’Aurore ? Je n’ose même pas imaginer sa douleur tant elle se tordait dans tous les sens en hurlant.
— Nous n’avons plus jamais recroisé sa louve, en attendant… Elle a probablement disparu. En tout cas, Aurore était parfaitement saine d’esprit lorsque tu l’as retrouvée dans l’Autre Monde, non ? Un tel traumatisme ne tue donc pas nécessairement le Maître ou le phénix.
— Non, en effet. Mais elle rend l’un et l’autre extrêmement vulnérables. J’ai une idée, Aaron. Il existe un moyen de valider ma théorie, et peut-être plus encore si le sort nous est favorable… »