Chapitre I – Vie de château

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), la protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le verlé. Afin de les différencier, les conversations en verlé sont retranscrites en italiques.

Ce roman comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peut bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Agression sexuelle, allusions sexuelles, cadavres, emprisonnement, esclavage (mentions), gore (descriptions de blessures), gros mots (insultes genrées), maltraitance sur enfant (mentions), meurtre (mentions), mort (mentions), sang, viol, violences physiques et psychologiques.

Dans le jardin du Clos‑Rusé, feuilles et herbages venaient de s’assombrir. La princesse Martinelle de Figuette, assise à son chevalet, s’en rendit compte d’emblée : la tache huileuse d’émeraude sur son pinceau jurait désormais avec le jade pesant des plantes qu’elle tentait de reproduire. Ce bouleversement ne pouvait s’expliquer par l’arrivée d’un nuage ; on n’en verrait pas un seul dans le ciel orgélien avant de longs mois. Aussi leva‑t‑elle la tête. Sur la terrasse qui dominait les plates‑bandes, elle repéra un inconnu. La silhouette de l’homme continua à masquer le soleil quelques secondes. Ensuite il s’engagea sur l’escalier. Les plantes alentours retrouvèrent alors leur brillance.

Aucun domestique du manoir ne l’escortait. Sa venue n’avait pas été annoncée. Il descendait pour rejoindre Martinelle et son cadet… ou plutôt le roi, bien qu’elle éprouvât encore des difficultés à l’appeler ainsi. Frère et sœur s’étaient installés sur cette allée dès le midi, de façon à ce qu’elle peignît son portrait.

Sitôt qu’elle reconnut sur le nouveau venu la livrée des courtiers du Palais‑Royal, elle eut un pressentiment. Pour que ses domestiques eussent laissé cet individu l’approcher ainsi, ce devait être un agent officiel de la Couronne, pourvu de tous les passe‑droits.

« Enfin on me marie », faillit‑elle s’exclamer.

Ses cheveux crépus, retenus en l’air par un bandeau de soie brodée, en frémissaient de contentement.

« Sire, il s’est passé quelque chose d’important à l’Amplair », avertit‑elle son modèle qui, dos au manoir du Clos‑Rusé et au soleil, faisait toujours semblant de lire son livre.

Surpris, Gertraud se retourna pour poser sur le belvédère du Clos‑Rusé ses yeux ronds et noirs, aux cils aussi épars que ceux de sa sœur. Il trépignait d’impatience sur son tabouret depuis une heure. Martinelle l’avait pourtant prévenu qu’il s’ennuierait. La séance précédente, destinée au tracé, s’était achevée sur un échange de gros mots. Leur mère les avait depuis forcés à la réconciliation, suite à quoi il l’avait suppliée d’achever son travail. Aujourd’hui elle n’avait pu placer que les premiers aplats de couleur, en particulier deux bandes de brun sombre et de beige argenté. La lumière, à ce moment de l’après‑midi, tranchait ce visage de trois‑quarts en un magnifique contraste.

« Mes vacances sont fichues, regretta son propriétaire. Maman me ramène à mes études… Tu devras terminer ton œuvre sans moi, Miel. »

L’officier royal s’inclina d’une révérence experte face à lui, puis le détrompa :

« Ô, bien‑aimé Sire ! Je porte à la sœur de Sa Majesté un mot de madame la régente. Qu’Elle pardonne l’irruption d’un humble lieutenant dans un de Ses rares moments de loisir… La reine‑mère insistait. »

Le visage poupin de Gertraud s’emplit d’inquiétude. Il n’avait que treize ans, Martinelle dix‑huit à peine. Sans doute s’imaginait‑il qu’on la convoquait pour la gourmander. Du bout des doigts, le patient courtier tendit une enveloppe scellée de l’insigne royal à l’adolescent, qui protesta :

« Voyons, c’est à Mademoiselle de Figuette que s’adresse ce billet !

— S‑Sire, bredouilla l’homme. Je ne saurais faire des messes basses en présence de Sa Majesté ! La régente m’a dit de ne rien vous cacher.

— Peut‑être, admit le roi. Mais de grâce, laissons ma sœur lire sa correspondance elle‑même !

— Il n’y a pas de mal, intervint l’intéressée d’une voix compréhensive. Ce gentilhomme ne fait que respecter le protocole en vigueur. »

Elle reposa son pinceau sur l’étagère du chevalet, puis, très droite, se releva tout en chiffonnant d’alcool ses mains peinturlurées. L’officier voulut lui offrir un ouvre‑lettre en même temps que le message, mais Martinelle s’était déjà saisie d’un couteau dans la boîte de tubes colorés. Il proposa aussi de les laisser découvrir le contenu du message dans la confidentialité, ce qui la fit rire :

« À quoi bon ? Chacun de nous trois se doute de ce qu’on m’annonce… Depuis quelques semaines, les rumeurs vont bon train ! »

Elle reconnut sur le papier l’écriture de sa mère, ses sceaux ainsi que les codes secrets en vigueur. La régente Alfrude de Figuette « l’invitait » à prendre un chocolat au Salon de la Luette, en fin d’après‑midi. Plus encore, on la « conviait » à séjourner au palais quelque temps. Heureusement les cloches de midi n’avaient pas encore sonné au beffroi du hameau proche ; trois heures et demie de route séparaient le Clos‑Rusé du château d’Amplair. Jamais sa chère maman ne lui aurait imposé un tel trajet pour de simples biscuits… On la mandait pour une discussion d’intérêt national. Pour autant le ton cordial de cette convocation suggérait de bonnes nouvelles, sans quoi on aurait envoyé l’armée pour la rapatrier. Les doutes de Martinelle se confirmaient ; ses fiançailles avaient été planifiées, et le gouvernement orgélien souhaitait les lui annoncer.

« Monsieur, proposa‑t‑elle à l’intermédiaire tout en époussetant sur son nez un grain de pollen. Demandez donc en cuisine de quoi vous rafraîchir… Avec un peu de chance, je serai parée à partir dans moins d’une heure.

— Moi aussi, décida Gertraud.

— La dame régente n’a pas requis la présence de Sa Majesté, le corrigea cette fois‑ci sans fard le courtier.

— Profitez de vos congés, Sire, le rassura Martinelle. Je puis me débrouiller seule, et nous serons vite réunis. »

D’un air boudeur, son cadet râcla de sa semelle les graviers massés sous son tabouret. Il n’aimait pas montrer sa tristesse. En s’éloignant vers la bâtisse, Martinelle constata que le messager marchait d’un pas plus détendu. Celui‑ci avait redouté de devoir expliquer à une adolescente le caractère impérieux de cette invitation, exercice d’autant plus délicat que son rang ne l’autorisait pas à sermonner une fille de sang royal. Il la suivit tandis qu’elle remontait l’escalier jusqu’au manoir du Clos‑Rusé. En haut des marches, le majordome les attendait déjà.

« Le lieutenant et moi‑même devons être au palais avant cinq heures, l’informa‑t‑elle. Il est trop tard pour arranger ma coiffure, mais préparez ce que vous pouvez. »

Le maître d’hôtel beugla alors des ordres aux domestiques. Ce fut le branle‑bas de combat dans la maison. Martinelle remonta dans sa chambre et récupéra le roman de chevalerie qu’elle avait commencé, afin de l’envoyer au palais. Quelque chose lui disait qu’on ne la laisserait pas en repartir avant plusieurs semaines. « Pour ce temps‑là l’été aura mué en automne, et la lumière totalement changé, songea‑t‑elle. J’ai gâché cette toile pour rien. » Elle s’abîmait dans des considérations puériles… Son avenir lui serait révélé dans les prochaines heures ! Que lui importait ce portrait, somme toute assez mauvais ?

Mieux valait aider ses caméristes, qui devaient faire des choix stratégiques dans sa garde‑robe. Faute de temps, elles n’avaient pu repasser ses plus beaux habits, ni faire briller ses bijoux. Bien qu’elle disposât de sa propre chambre à l’Amplair, elle n’y avait pas laissé beaucoup d’effets personnels lors de la saison dernière. Il lui faudrait emporter au moins quelques malles pour s’y sentir chez elle.

Par ailleurs elle avait profité de l’intimité du Clos‑Rusé pour laisser respirer ses cheveux noirs, et les faire retomber ; décision qu’elle regrettait désormais car elle allait devoir reparaître au jugement de la Cour, sans parler de la régente. Faute de temps pour refixer de nouvelles mèches sur son crâne, elle l’enserra d’un foulard‑tignon qui cacherait autant que possible ses boucles, plus drues et torsadées que jamais.

Ensuite ses obligées lui improvisèrent une tenue sage, résistante aux froissements : une robe matador à volants, simple et légère, puis une brassière à franges perlées. On la ceintura de paniers, pour couvrir ses hanches d’une étoffe en bazin jaune moutarde. Martinelle se regarda longtemps dans la glace : elle se trouvait tantôt trop petite, tantôt trop grosse. Aujourd’hui, il fallait se rendre à l’évidence : elle était les deux. À peine s’était‑elle résolue à cette destinée que l’officier toquait déjà à sa porte, pour l’inciter à quitter les lieux.

Elle descendit dans la cour du manoir. Quelques servants avaient « improvisé » une haie d’honneur pour son départ, entre la grande maison et le carrosse. Elle n’aimait pas cette tradition qui semblait célébrer son départ autant que son absence.

Gertraud se tenait à la droite du porche. Avec soulagement, Martinelle vit qu’il avait retrouvé et prévenu à temps leur demi‑frère, le marquis Lisert de Figuette. Ce dernier allait sur ses vingt‑deux ans. C’était un bel homme, fringuant et affable, et son benjamin pouvait espérer lui ressembler un jour. Ils tenaient davantage de leur mère. Sur lui et son aîné, on retrouvait les boucles ondulées des Figuette, leurs oreilles fines, leurs boucles ondulées. Le physique en rondeurs de Martinelle, plus trapue et plus sombre, rappelait davantage leur père et l’ancienne lignée royale. Sa Défunte Majesté, Béatre III de Pommeau, avait succombé cinq ans plus tôt d’un ulcère. Les femmes d’Orgélie cédaient la priorité aux mâles dans l’exercice du pouvoir, mais c’étaient elles qui transmettaient le nom de famille, et à raison ; l’ascendance maternelle d’un héritier se vérifiait toujours plus facilement que l’identité de son père véritable.

Le monarque fit à son aînée une bise, qu’elle suivit d’une révérence plus formelle. Lisert, à en juger ses habits boueux lacérés par les feuilles de laîches, revenait d’une chasse au jaguar. Il venait souhaiter bonne route à Martinelle avant de se changer. Son demi‑frère la prit dans ses bras et lui sourit avec ces mots :

« Bonne chance, Miel ! Laisse‑moi te regarder une dernière fois… Quand je te reverrai, tu auras une bague au doigt. Je ne pourrai plus te houspiller comme une gamine !

— Il n’y aura pas de mariage si tu n’y es pas invité, voyons. J’y veillerai ! »

Lisert l’embrassa sur la joue, ému par cette promesse rassurante. Sa place dans la famille royale demeurait sujette à caution puisqu’il était né du premier mariage d’Alfrude de Figuette, et non pas du roi Béatre de Pommeau. Elle avait survécu au regretté marquis de Poiret, lui à la reine Clovitte de Mandar : la veuve s’était unie au veuf. Ces secondes noces avaient fait polémique à l’époque : un vrai monarque, aux dires de certains, méritait mieux que les rogatons d’un vassal pour remplir son lit. D’autant plus que Sa Majesté, troisième de son nom dans la lignée royale d’Orgélie, avait provoqué un scandale supplémentaire ; ivre au vin d’honneur, Elle avait suggéré de laisser Lisert lui succéder si sa nouvelle femme échouait à produire un héritier mâle. La noblesse avait alors sonné l’hallali car la famille Mandar, attachée au respect de la précédente reine, n’entendait pas transiger ainsi sur les lois de l’accession au trône. Lisert n’avait en conséquence jamais été adopté officiellement par son nouveau beau‑père. Il avait grandi dans l’ombre de la « vraie » famille royale, effacé derrière un masque de nonchalance polie et de souffrance refoulée. Néanmoins, aux yeux de sa fratrie, il comptait comme un prince de sang, et non comme un marquis. Il leur glissa à demi‑mot :

« Savez‑vous que le duc de Raize m’a invité à une partie de pelote l’autre jour ? Après quelques verres d’odontol, il m’a posé sur ton compte une foultitude de questions, Miel. Je lui aurais bien jeté le gant au visage pour son indiscrétion… mais c’était risquer de frapper mon futur beau‑frère. Il se murmure qu’il a quémandé ta main à la régente, je le crains !

— Pour ma part je l’espère, soupira Martinelle. Il est fort gentilhomme. Et de tous les Pairs d’Orgélie, c’est le seul de notre génération…

— Tu veux dire “le seul qui ne ressemble pas à un cheval”, rit Gertraud.

— Il y a des célibataires bien pires sur le marché, admit Lisert. Quoique j’ai parié mille écus contre lui… Vos fiançailles me ruineraient ! Mais va, je vais te mettre en retard… »

Elle monta sur le marchepied qu’on lui tendait. Un valet claqua la porte du véhicule, les chevaux s’ébrouèrent, puis l’image du manoir défila à travers la vitre : d’abord une tour carrée attenante à l’ancien pavillon de chasse, puis l’atrium construit en extension par un trisaïeul de la famille Pommeau, enfin les dépendances des serviteurs. Le Clos‑Rusé avait été la demeure de son enfance, bien plus que l’oppressant palais d’Amplair. Chaque fois qu’ils voulaient échapper aux courtisans, ses parents l’y avaient emmenée avec ses frères pour leur offrir un semblant de vie de famille. Encore aujourd’hui, Lisert et Gertraud y trouvaient un refuge bienvenu. Martinelle les y invitait dès que leur humeur s’assombrissait. Mais par‑dessus tout, le Clos‑Rusé était sa fierté. À la mort de son père, elle s’était attendue à ne rien recevoir. La maison royale comptait peu de possessions inaliénables par l’État, et le moindre titre, la moindre miette de terrain faisaient l’objet d’une compétition acharnée entre les parents du roi. Cependant Sa défunte Majesté avait insisté dans son testament pour la doter de cette propriété campagnarde. Le Clos‑Rusé avait vu naître et grandir de nombreux princes héritiers avant Gertraud, avant Béatre. Pour Martinelle, c’était une saine précaution d’un père pour l’avenir de sa fille. Pour la princesse de Figuette, c’était l’assurance du respect que méritait son rang. Elle adorait ses murs arrondis et blanchis à la chaux, ses jardinières garnies d’orchidées, les ampoules phlogistiques dernier cri de sa verrière où elle pouvait lire sous le ciel étoilé sans être dérangée par les moustiques.

Le trajet se révéla plus désagréable qu’escompté. Martinelle n’avait avalé que quelques morceaux de bananes frites en alloco ce matin‑là, puis sauté le déjeuner pour peindre. Le flottement de sa large ceinture accentuait le creux qu’elle avait au ventre. Secouée par les cahots incessants du carrosse, elle ne trouvait pas non plus le sommeil. La grande palmeraie qui protégeait son manoir des yeux indiscrets laissa place aux champs de millet. Par‑dessus ces talus qui bordaient la grand‑route, des épis d’éleusine s’agglutinaient en nuages touffus, leurs tiges dressées à une toise de haut cette année. Les serfs disparaissaient avec leurs faux dans cet amas fleuri. Les plantes ainsi récoltées semblaient s’écrouler d’elles‑mêmes, telles des vagues sur le rivage. Martinelle n’aurait su dire si ces paysans prêtaient attention au passage de sa voiture ; elle avait beau regarder par la fenêtre, les tressautements du véhicule l’empêchaient de fixer un point précis du regard. Les routes n’étaient que partiellement pavées ici, et les ornières nombreuses… Avec toute cette agitation, elle n’arrivait pas même à réfléchir au mari qu’on lui avait choisi.

Les premiers hoquets et l’odeur entêtante des sièges en cuir la forcèrent à fermer les yeux dès la première heure du trajet. Bien qu’elle ne souffrît d’ordinaire pas du mal des transports, il lui semblait souffrir d’un début de nausée. Le reste ne fut qu’ennui et inconfort. Les hennissements d’autres chevaux et le grincement du fer forgé lui firent comprendre qu’ils arrivaient enfin à la périphérie du palais royal. Une fois passé le portail du poste de guet, ils profitèrent d’une voie plus régulière. Des gens se houspillaient tout autour d’eux. Métayers, bouchers, crémiers se relayaient toutes sortes de marchandises pour ravitailler l’immense bâtisse. D’ailleurs Martinelle la voyait déjà sur la colline qui surplombait les faubourgs…

Vu de face, étalé en étages successifs sur la pente raide, le château d’Amplair ressemblait tout à fait à un géant aux jambes écartées. À ceci près qu’il lui manquait le bras droit ; le tracé des plans remontait à plusieurs siècles et la Couronne n’avait pas encore terminé les travaux. Le petit peuple l’avait donc rebaptisé « Palais‑Manchot ». Martinelle, pour sa part, peinait à lui trouver quoi que ce fût de drôle. On l’avait pensé pour l’ébahissement des dignitaires étrangers en visite, plutôt que le confort des Orgéliens qui y vivaient. Sur ses bâtiments disposés en gradins, mille portiques aux grilles étincelantes réfléchissaient l’astre du jour pour habiller son torse d’une côte de maille étincelante.

Elle arriva à destination dans un état second. Sitôt qu’elle mit pied à terre dans la Cour de l’Entrejambe, l’équilibre lui manqua. Toute force disparut dans ses membres ! Heureusement le cocher la rattrapa à temps… D’un bras énergique, il la maintint droite et lui colla sous le nez un godet de rhum fruité. En définitive, ce n’était point la route mais bien son hypoglycémie qui avait provoqué cet abrutissement dans la calèche. Elle aurait dû s’en douter. Cependant qu’elle s’efforçait d’avaler le liquide sucré, ses oreilles s’enflammèrent sous l’effet de la honte. Les nouvelles circulaient vite ici, et la valetaille de l’Amplair avait forcément surpris cet instant de faiblesse.

« L’Altesse tangue, raisonna le cocher dans son patois. Faudrait la faire grailler…

— Il est quatre heures passées, avertit le messager royal qui avait voyagé à ses côtés. Si Elle s’arrête, nous n’arriverons jamais à temps pour le chocolat. »

Elle soupira. L’officier avait raison. La démesure de l’Amplair faisait la fierté de ses occupants, mais aussi leur malheur. Aucune salle d’attente n’y mesurait moins de dix‑huit pieds de haut. Les plus humbles de ses latrines avaient la taille d’une salle de bain, et ses salles de bain auraient pu servir de thermes. On y trouvait même un gymnase que presque personne n’utilisait, car s’y rendre constituait un effort en soi.

Martinelle se remit donc en chemin, talonnée par l’émissaire et deux suivantes qui les avaient accueillis. Comme il ne s’agissait pas d’un déplacement officiel, ils ne passèrent pas par l’entrée principale, à savoir la Grande Galerie de l’Innommable juste en dessous des appartements royaux du Bas‑Ventre. De la Tour de l’Aine‑Gauche, ils atteignirent le Grand Déambulatoire des Entrailles. C’était le centre du château : un labyrinthe d’arcades qui débouchaient sur des couloirs biscornus, puis des marches qui descendaient et remontaient sans raison apparente. Des architectes bien intentionnés l’avaient pourvu de stèles indicatrices en marbre massif, quoique leur nombre exponentiel ne réussissait qu’à décourager ceux qui perdaient leur temps à les lire. Quant à s’aider ici d’une chaise à porteurs, mieux valait ne pas y penser ; depuis la fondation du bâtiment, ce moyen de transport était réservé au roi. Même ce dernier ne se servait que rarement de sa litière pour traverser le palais, eu égard aux nombreux escaliers qui gênaient son passage. D’aucuns murmuraient d’ailleurs que ces véhicules n’avaient été interdits que pour faire taire les doléances sur l’architecture défaillante du château.

Lorsqu’ils parvinrent à la Nef Thoracique, un courant d’air glacial s’engouffra sous les arcs‑boutants, puis sous un lustre de cristal. Martinelle éternua immédiatement. Ce qu’on pouvait greloter, ici ! Bien que Orgélie jouît d’un climat quasi‑tropical, la bâtisse n’en profitait guère car on l’avait élevée au flanc d’une vallée ombragée par d’autres falaises plus massives. Les alizés balayaient constamment celles‑ci, au point qu’on y trouvait d’étonnantes poches de froid. Des ramoneurs déployaient des trésors d’ingéniosité pour chauffer les recoins les plus glacés, mais la taille titanesque des pièces ne les aidait en rien. Déformé par les poutres et les piliers, le vent y poussait jour et nuit des hurlements lugubres qui terrorisaient les enfants.

Plusieurs courtisans s’étaient inclinés sur le passage de Martinelle : là un baron de sa connaissance, ici son ancien précepteur d’astronomie et une chanteuse renommée. Même sans suite conséquente, il était difficile de rester discrète au palais. On s’y sentait en représentation permanente, sans intimité. Il y avait bien les Vaisseaux, coursives cachées derrière des tableaux pivotants à l’usage des domestiques. Néanmoins le statut de Martinelle lui interdisait de les emprunter. Le château grouillait de monde au point qu’on s’y sentait observé dans les moments les plus banals. Au Clos‑Rusé, elle pouvait se permettre de saluer tout un chacun, grand ou manant. Ici il y avait trop de gens, et pas assez de temps. Porter attention à quiconque aurait offensé toutes les autres personnes en présence. Le protocole royal la condamnait donc à manifester une distance réservée. Elle ne s’en détestait pas moins.

Il fallut près d’une demi‑heure de marche pour atteindre le Salon de la Luette. Elle n’y avait jamais mis les pieds auparavant. C’était une des rares pièces aveugles du château, un lieu de pouvoir parfaitement insonorisé. On prétendait que les précédents rois d’Orgélie y avaient reçu espions et assassins pour leur confier les missions les plus inavouables. Cependant que des hallebardiers poussaient ses énormes portes d’ébène, le messager royal et le reste de la suite terminèrent leur parcours d’un pas sonore. Cinq coups de cloches venaient de sonner au loin. Soulagée d’être arrivée à temps, Martinelle s’avança sans plus réfléchir.

Cependant elle s’étrangla en découvrant l’intérieur du Salon ; en lieu et fait de sa mère s’y trouvaient cinq femmes qu’elle n’avait aucune envie de croiser. Elle aurait dû s’arrêter plus tôt. À peine remise de ce choc, elle entendit derrière elle le bruit d’une clef qu’on tournait dans sa serrure. On l’enfermait !

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