Chapitre II – Une famille décomposée

« Ah ! Voilà Son Altesse, s’amusa d’une voix aussi mauvaise qu’onctueuse celle qui lui avait tendu ce piège. Il ne manquait qu’Elle. »

Cette femme d’âge mûr reposa son carnet de scores sur la table. Aussitôt ses quatre compagnes cessèrent leurs parties d’awalé pour dévisager Martinelle.

Comme elle se retrouvait cernée, les yeux de cette dernière fuirent vers le plafond. Au sommet de ce lieu parfaitement ovale, mal éclairé, flottait un étrange squelette de vouivre. Long de plusieurs toises, le mobile macabre rayait d’ombres acérées les boiseries alentours. Martinelle crut sentir passer dans son gosier une arête de poisson. Le Salon de la Luette portait bien son nom. L’air y était frais mais l’ambiance étouffante.

Assise en face d’elle triomphait la duchesse Ludova de Mandar. Cette imposante rombière jouissait sans mesure de l’influence qu’exerçait encore à la Cour sa défunte sœur, l’ancienne reine Clovitte de Mandar. Comme nombre des membres de sa famille, elle arborait fièrement des boucles rousses, à la limite de l’orange. C’était une coloration rarissime chez les Orgéliens, presque tous noirs de peau par ailleurs. Ludova, la cinquantaine bien tassée, avait sûrement recours à une teinture de henné pour camoufler ses cheveux blancs. Néanmoins nul n’avait la témérité de le lui dire en face.

Car depuis la mort de Béatre III, la duchesse de Mandar n’avait eu de cesse de saboter le règne de Gertraud Ier. Et, par conséquent, de mener la vie dure à la régente Alfrude, à l’inopportun Lisert… et à Martinelle, bien sûr. Pots‑de‑vin, rumeurs sordides, chantages : aucune fourberie ne lui suffisait pour châtier la famille Figuette. Et cette mégère de poursuivre :

« Que Son Altesse m’excuse si je ne Lui fais pas la révérence, mon dos me torture… Pauvres vieux os… »

Si Martinelle exécrait le château d’Amplair, c’était aussi et surtout parce qu’elle devait y côtoyer sa belle‑famille. Le roi Béatre avait eu trois filles de ses premières noces, et la naissance de Gertraud avait relégué l’aînée, Guillonne, à la seconde place dans l’ordre de succession. Les mâles prévalaient, et après eux les filles étaient classées par l’âge. Ainsi Martinelle, cinquième en ligue pour le trône, constituait‑elle un fort mauvais parti. Son sang royal imposait qu’elle choisît un homme de rang princier, à la rigueur un duc. Peu de célibataires répondaient à ces critères. Par ailleurs ses demi‑sœurs aînées tardaient à se marier ; il aurait été indélicat de convoler avant elles. Depuis la mort de leur père, Martinelle vivotait dans un entre‑deux angoissant, incertaine quant à son avenir. Il y avait eu des prétendants, bien sûr. Mais chacun de ces projets de mariage s’était délité grâce aux intrigues de la famille Mandar, et plus particulièrement de leur garde‑chiourme. Celle‑ci continuait avec arrogance :

« Je ne souhaite pas à Son Altesse d’arriver à un âge aussi avancé que le mien. Néanmoins je dois La féliciter d’avoir si bien grandi depuis la dernière fois que nous nous sommes vues… à croire qu’Elle m’évitait. »

La jeune et féminine parenté de Ludova s’était réunie au grand complet pour fondre sur elle. Confortablement installées dans d’immenses fauteuils en velours marron, ces cinq intrigantes l’examinaient, telle une colonie de fourmis rouges déterminée à mordre ses mollets.

« Prenez place parmi nous, mademoiselle Quatre, minauda Barnabette. Vous constaterez qu’il reste suffisamment de cacao pour trois personnes, ce qui devrait suffire à votre estomac.

— Et que nous avons insisté pour vous attendre ! En fait, nous avons poussé la prévoyance jusqu’à anticiper votre retard », persifla Joséphade.

La troisième et la seconde princesse d’Orgélie se gaussaient de la quatrième. Troublée, Martinelle s’inclina un peu tard face à ses demi‑sœurs aînées, avant de se relever. Ses mains avaient‑elles tremblé ? Les deux jumelles gloussèrent, satisfaites de ces piques qu’elles préparaient sans doute depuis des heures. Elles ne se ressemblaient pas du tout, même si chacun prétendait le contraire pour leur faire plaisir. Barnabette avait le nez fin et les hanches larges, et pour Joséphade, c’était l’inverse. Béatre III s’était remarié en toute vitesse après le décès de leur mère Clovitte. Ainsi n’avaient‑elles que dix mois de plus que Martinelle, mais dix ans de moins en termes de maturité. Si elle avait pu souffrir de leur méchanceté durant l’enfance, celle‑ci ne lui inspirait désormais plus que pitié.

« Allons, mes sœurs, les morigéna la princesse Guillonne de Mandar. Estimez‑vous heureuses que Mademoiselle de Figuette ait pu arriver à temps, puisqu’on l’a dépêchée ici en urgence ! »

Cette dernière demi‑sœur avait toute la jugeote qui manquait à ses deux cadettes, en surcroît d’une ahurissante beauté. Sa peau d’obsidienne, parée d’une robe en tulle bleue, s’irisait sous la lueur des candélabres comme un soleil couchant. Martinelle voyait en Guillonne un modèle de dignité, de répartie, d’élégance, et peut‑être une complice. C'était l'héritière présomptive de Gertraud, la première princesse de leur génération et la seule à exercer un rôle politique concret. À ce titre, elle évitait d'envenimer les tensions entre leurs familles respectives. Bien qu’elle restât fidèle à sa parentèle immédiate.

Martinelle se rongeait les sangs. Si elle exigeait de sortir d’ici, Guillonne appuierait sûrement sa demande. Néanmoins son influence sur sa tante Ludova demeurait limitée. Il leur faudrait trouver un bon prétexte, et très vite.

La dernière femme en présence, héritière et progéniture de la duchesse, se leva. Cette vieille fille de vingt‑cinq ans n’eut d’autre choix que de faire la révérence à Martinelle ; elle n’était ni sang royal, ni suffisamment vieille pour s’inventer des rhumatismes. D’ailleurs sa présence ici n’était due qu’à l’influence irraisonnée de sa mère sur les affaires de la Couronne.

« Son Altesse sue, déclara dame Ulrine d’un ton résolu et sans demander la parole.

— Pardonnez‑moi, hoqueta Martinelle stupidement.

— Ne vous excusez point, la transpiration est habitude aussi saine que naturelle. Saviez‑vous que certaines maladies empêchent de suer ? Le patient bout, littéralement. Une mort atroce. »

Elle avait délivré ces mots sans irritation ; Ulrine de Mandar ne goûtait guère l’art du papotage, et sa passion pour la médecine mettait la Cour mal à l’aise. Sans cet air morne, elle aurait pu surpasser en beauté ses cousines Barnabette et Joséphade. Ce chignon démodé et ces horribles bésicles qui lui broyaient le nez, bien trop larges et épaisses, laissaient même croire qu’elle s’enlaidissait à dessein. Peut‑être se réfugiait‑elle dans l’excentricité, faute de pouvoir rivaliser avec la perfection raffinée de Guillonne. Ludova consentit enfin à reprendre :

« Daignez pardonner mon impertinente de fille, mademoiselle… Mais elle se préoccupe de votre image, puisque vous avez tendance à suinter. »

Martinelle fulminait. Si elle suait, c’était parce qu’on l’avait forcée à venir ici à toutes jambes. En outre la duchesse venait de la vouvoyer sans y avoir été invitée ; elle aurait dû la désigner à la troisième personne, en tant qu’Altesse.

« Certes, lâcha Martinelle du tac‑au‑tac. Je suinte. Une tare fort désobligeante… Je la tiens de mon père. Mon frère en a également hérité. »

Les lèvres de la duchesse se tordirent, comme agressées par l’acidité d’un citron. Le physique de ses nièces ne rappelait guère le défunt Béatre III. Et a fortiori Alfrude de Figuette avait réussi là où la reine Clovitte avait échoué ; elle avait donné un fils à la Couronne, et non pas péri en mettant au monde deux jumelles décérébrées. Contrairement à ses deux sœurs, Guillonne de Mandar avait saisi les menaces voilées derrière ces mots. Tandis qu’Ulrine croquait goulûment une tartelette aux poivrons, la première princesse adressa un regard de supplique à Martinelle. Celle‑ci refusa pourtant de se laisser impressionner, et enchaîna :

« Puisque ma sueur vous incommode, peut‑être devrais‑je vous quitter pour me rafraîchir ?

— N’ayez crainte, grinça Ludova de Mandar. Le baril de parfum aux fleurs de protée où vous avez pataugé masque les… effluves que votre corps dégage sans nul doute au naturel.

— Je ne serai point longue.

— Nul besoin.

— J’insiste.

— Inutile.

— Vraiment.

— Que nenni.

— Pourquoi m’enfermez‑vous ici ?

— Simple mesure de sécurité. Toutes les discussions programmées dans le Salon de la Luette se font à double‑tour. Vous ne le saviez pas, bien sûr. »

La duchesse Ludova retrouva son sourire sournois ; on ne la prenait pas au dépourvu si facilement.

« Je veux voir ma mère. La régente, martela Martinelle. C’était elle que j’étais censée rencontrer ici.

— Elle vous a conviée à un chocolat… À aucun moment n’a‑t‑elle précisé qu’elle y serait présente. Hélas ! Les affaires du royaume accaparent notre bien‑aimée reine‑mère… Nous sommes heureuses de la suppléer pour des tâches de moindre importance. Asseyez‑vous, mademoiselle… je vous en prie. »

Elle outrepassait son rang pour lui donner un ordre, puis ajoutait une formule de déférence pour éviter tout scandale. Martinelle s’efforça d’analyser la situation avec sang‑froid. Si cette rencontre avait reçu l’aval de sa mère, cela signifiait qu’on ne la retenait pas vraiment en otage. Toutefois on cherchait clairement à la terroriser, mais pourquoi ?

« Ludova voudrait que je me ridiculise, comprit‑elle. Que j’appelle la garde à l’aide, tambourine à la porte, courre comme une dératée… pour rien. »

Elle ne devait pas rentrer dans ce jeu. Aussi prit‑elle le fauteuil restant face à son ennemie. La moue maussade de celle‑ci lui confirma qu’elle avait fait le bon choix. Guillonne, reconnaissante, servit le cacao à tout le monde et offrit son éventail à sa demi‑sœur. Cette dernière finissait d’essuyer sur son front sombre les infâmes perles de sueur mentionnées plus tôt. La sublime jeune femme, qui levait de sa tasse le petit doigt, implora ensuite sa tante :

« Duchesse, cessez d’attiser notre curiosité ! Dites‑nous sans tarder à quelle famille le roi associera bientôt son sang.

— Ainsi que sa bourse », murmura Ulrine.

Soudain les jumelles piaffèrent. Sans doute avaient‑elles immédiatement songé aux bourses de Sa Majesté, plutôt qu’à sa fortune. Tout en mâchonnant un rocher à la noix de coco, Ludova en vint au fait :

« Ma chère princesse, chance vous revient de servir votre pays. Une alliance diplomatique a été conclue entre l’empire de Verlande et votre… pardon, notre famille. Terre impie, bien entendu… mais il fallait bien une fille de roi pour intégrer le clan impérial. »

Martinelle en tombait des nues. Certes, les membres de la famille royale s’étaient, au fil de l’Histoire, parfois accommodés de l’une ou l’autre dynastie étrangère pour convoler… D’ailleurs, en tant que quatrième princesse, elle s’était attendue à épouser quelque archiduc issu d’une principauté alliée à sa nation. Néanmoins s’acoquiner avec un Verlandais lui paraissait aussi incongru qu’épouser le marchand de sable. L’empire croulait sous les richesses, mais jamais le royaume d’Orgélie n’avait conclu de contrat matrimonial avec ce pays de fous. Les nobles y vivaient comme des vagabonds, les seigneuries s’y échangeaient au lieu de se transmettre, les dieux y commettaient plus de péchés que les hommes… sans parler de toutes ces histoires d’eunuques.

« Ce rapprochement assurera à votre royal frère un règne stable et prospère. L’empire et le royaume se sont battus des siècles durant… Or, récemment, nous sommes enfin parvenus à un accord sur le tracé de nos frontières et la répartition de nos colonies. Pour que cette paix perdure, il faut l’entretenir. Notre contrée souffre déjà assez de ses conflits internes, se gaussa la duchesse Ludova qui avait fomenté et financé plusieurs de ces frondes. En Verlande, vous œuvrerez aux intérêts de la Couronne.

— Vous m’exilez donc, s’alarma Martinelle.

— Ma tante, exprimez‑vous mieux, s’offusqua Guillonne avant de rassurer sa demi‑sœur. Très chère, vous ne quitterez pas l’Orgélie. Le royaume demeurera votre résidence principale pour toute la durée du mariage. Nous y avons veillé. Non, c’est la période de fiançailles que vous devrez passer en Verlande ! Un an à l’étranger, c’est vite passé.

— Les futures épouses doivent passer un an sous la bonne garde du clan qu’elles rejoignent, le temps d’être jaugées. Une de leurs stupides traditions… Quelle insulte, n’est‑ce pas ? Comme si la lignée de votre illustre père ne leur suffisait pas. Bah ! Une fois mariée, vous n’aurez plus à retourner dans ce cloaque. »

Martinelle poussa un soupir de soulagement. Son futur mari n’avait probablement pas de résidence sur le sol orgélien… Ses demi‑sœurs comptaient‑elles le doter d’un domaine ? Non, elles s’attendraient sûrement à ce qu’elle le logeât au Clos‑Rusé. Une perspective qui la laissait dans l’ambivalence. D’un côté, cela lui permettrait de rester dans cet endroit essentiel à son cœur. De l’autre, laisser s’introduire un parfait étranger dans son jardin secret l'effrayait. Néanmoins, puisqu’elle ne pouvait s’opposer à son destin, mieux valait s’y préparer. Elle devait profiter de l’entrevue pour arracher autant d’informations que possible à la duchesse. D’une fébrilité à peine contenue, elle entama enfin son cacao et déclara :

« Voilà qui paraît ambitieux… Je vous demanderais bien quelques conseils, mais vous me lancez en territoire inconnu.

— Il n'y a pas de protocole pour épouser un sauvage », admit Ulrine.

Barnabette et Joséphade s’étaient mises à pouffer.

« Cessez de vous moquer d’elle, leur ordonna Guillonne. Songez plutôt qu’elle s’est dégoté une situation bien avant vous. Preuve en est que même ces barbares ont du goût ! Duchesse, reprenons. De combien de temps disposons‑nous pour organiser ce mariage ?

— La délégation verlandaise viendra chercher mademoiselle de Figuette en bateau d’ici un mois, il y aura une grande fête à la capitale… Ce sera pour elle l’occasion de rencontrer ses fiancés. »

Ludova avait choisi le pire moment possible pour cette révélation. Martinelle, qui s’étouffait dans sa tasse, crachota :

« Comment ça, MES fiancés ? »

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