Il avait vu Loïs et Clark et il avait rêvé des rues de Métropolis, des demoiselles en détresse, de ses origines extraterrestres mais surtout, il avait considéré les responsabilités importantes que lui conféreraient ces grands pouvoirs comme celui de protéger les faibles, de rendre soi-même la justice ou encore de garder secret ces horribles tares qu'il n'aurait, de toute évidence, pas choisies et qui ne pouvaient être qu’un lourd fardeau à porter. D’une certaine façon, Roger se vivait tel Clark Kent, seul rescapé de la planète Krypton, chassé de son paradis par une puissance transcendante et désormais chargé de faire régner l’ordre et le droit dans sa communauté d’adoption. Il fantasmait ce destin avec l’espoir d’y accomplir suffisamment d’exploits pour pouvoir revenir un jour à Fucker-the-Monk, auréolé de son statut de héros et ravir Bernadette à son horrible père...
Lorsqu’il eut pris connaissance de la petite mésaventure de sa fille, Konrad Wonder rentra de Washington sur-le-champ ! M. le représentant craignait que cette histoire, si elle venait à s’ébruiter au sein de son électorat, n’entache sa réputation. Aussi avait-il décidé d’agir vite. Konrad Wonder se présenta accompagné de son garde du corps chez le jeune homme, une mallette de cash à la main. Très vite, la conversation prit un ton inamical. M. Wonder lui parla de ses influences, de son réseau à Washington, d’incendies involontaires pouvant se déclarer ici et là et enfin il suggéra que Roger puisse, un jour, être victime d’un accident malencontreux s’il décidait de rester à Fucker-the-Monk.
- C’est si vite arrivé !, avait-il lâché pensif.
Wonder mit l’argent sur la table – une somme rondelette mon garçon, pour sûr tu ne le regretteras pas – en échange, Roger faisait sa vie ailleurs oubliant Bernadette. Bien sûr, inutile de préciser qu’il avait tout à perdre s’il voulait jouer les héros. Le jeune homme tenta bien de se défendre : jamais il n’avait voulu porter atteinte à l’honneur de Bernadette, et puis elle l’aimait et il l’aimait. Pourquoi donc M. Wonder cherchait-il à les séparer ? Quel cruel dessein nourrissait-il dans cette décision ? M. le Représentant leva les yeux au ciel tant il était agacé par ces simagrées, il réentendait mot pour mot ce que sa fille lui avait opposé la veille au soir ; décidément la jeunesse de ce pays avait bien du mal à se montrer raisonnable ! Wonder se montra aussi inflexible qu’impatient et Roger, voyant bien qu’il n’avait pas d’argument à opposer face à un homme aussi puissant, accepta le marché, la mort dans l’âme. Le soir même, le représentant reprit la route en direction de Washington.
***
Dépourvu de ses attaches, Roger erra dans les paysages bocagers du Minnesota, de l’Iowa et du Wisconsin jusqu’à arriver dans une petite ville du Missouri : Ferguson. Il ne sut trop comment et par quel heureux hasard cela se produisit, mais un jour qu’il s’était décidé à se restaurer dans un troquet miséreux de la ville, il avait fait la connaissance de deux hommes en uniforme. Le premier se nommait Hugues, dit le Red-neck et le second répondait au nom de Mortimer, dit le Silly-one et chacun peut constater au sobriquet de ces hommes-là, à quel point ceux-ci constituaient la fine fleur de la police municipale.
Ils sympathisèrent autour de plusieurs verres et Roger leur raconta comment il aimait Bernadette, comment il avait été chassé de sa ville natale et comment il se trouvait aujourd’hui dans le désœuvrement. Les deux policiers se montèrent sincèrement émus à l’écoute d’un tel récit et puis tout en écoutant le jeune homme, ils s’attardèrent sur sa très bonne condition physique et son teint rosé. Quand Roger eut terminé son histoire, ils expliquèrent qu’ils connaissaient un malheur plus terrible encore. Ils avaient perdu un de leurs collègues lors d’un braquage de banque, le pauvre homme avait été inhumé quelques jours auparavant et le commissariat entamait des démarches pour lui trouver un remplaçant ; assurément Roger serait embauché s’il se présentait au commissariat central. En entendant ces mots, la morosité du jeune homme se volatilisa. La veille encore, il ne savait que faire de sa vie et voilà que ces deux inconnus lui proposaient un travail satisfaisant ses aspirations : il arrêterait des bandits, il établirait l’ordre, il accomplirait des actes de bravoure. Il deviendrait un héros.
Le commissaire embaucha Roger à la suite d’un bref entretien , et de cette façon, il intégra la patrouille d’Hugues et Mortimer. Roger apprit à ses dépens que l’ennui était le lot quotidien des policiers : il passait ses journées à signer des contraventions, à prendre en note des plaintes sordides et à patrouiller en faisant rouler sa musculature de façon ridiculement impressionnante. Aucune situation dangereuse ne s’était déclarée depuis son entrée en fonction… Et puis, il nota rapidement que l’ensemble de ses collègues étaient blancs comme des ours polaires et que la plupart des personnes interpellées ou en cellule étaient noires comme des ours bruns. Roger, dont la sincérité n’avait pas de filtre, alla un jour s’émouvoir de ce constat dérangeant auprès de ses deux mentors ; un supérieur leur tiendrait un jour rigueur d’une telle discrimination. Les deux compères partirent dans un éclat de rire. Vois-tu, Roger, les supérieurs sont tous plus blancs que nos culs et s’ils n’engagent pas de négros dans cette police, c’est que les négros seraient bien incapables d’arrêter leurs frères quand le capitaine le leur demandera, on ne fait pas entrer un loup dans la bergerie. Ce à quoi Roger ne trouva rien à répartir dans l’immédiat. Quotidiennement, il s’interrogeait sur les décisions arbitraires dont il était témoin. Un jour, un vieil homme s’était vu reproché de ne pas avoir salué la patrouille de police et avait dû payer une forte amende. Un autre, une pauvre dame dont les vêtements tombaient en lambeaux sur sa frêle silhouette avait été soupçonnée de vol à l’étalage sans qu’aucun commerçant ne l’ait accusée de quoique ce soit, et puis il y eut cet individu placé en garde-à-vue assez longtemps pour qu’il perde son emploi. Il n’existait pas un seul jour sans qu’Hugues et Mortimer ne s’en prennent à une personne de couleur noire. Cela pouvait prendre la forme d’une invective, d’un contrôle d’identité ou d’un rappel à loi. À leur passage, Roger percevait de plus en plus l’hostilité des habitants, et à Mortimer de se plaindre ouvertement de cette atmosphère tendue et de regretter un temps où les patrouilles étaient mieux respectées. Roger ne s’expliquait pas ces relents de ségrégation dans le meilleur des mondes possibles.
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Au fur et à mesure que les mois passaient, il s’émouvait de moins en moins des scènes dont il était témoin, la résignation avait laissé place à l’accoutumance et l’accoutumance à l’indifférence. Il laissait faire Hugues et Mortimer sans protester, et quand il estimait que les vexations allaient trop loin, il rejoignait la voiture de police, la main sur le poste radio au cas-où la situation devait prendre une mauvaise tournure ; c’était là sa façon de se mettre en retrait.
Et un jour d’été, la situation dégénéra. C’était une journée étouffante de chaleur comme la belle saison peut parfois en infliger avec sévérité. L’air y était aussi lourd qu’une arme à feu, et les badauds, quand ils ne s’encabanaient pas chez eux, se déplaçaient d’un pas ralenti vers les rares espaces ombragés de rues vides d’arbres. La chaleur, plutôt que de chauffer les esprits, les avait assommés tout comme elle avait avachi les corps. Malgré tout, Hugues bouillonnait, cela faisait une semaine qu’il n’avait admonesté personne. Alors quand la patrouille croisa un jeune homme obèse se déplaçant difficilement pour se rendre au snack, il l’interpella, lui fit remarquer pour sa sécurité qu’il serait mieux chez lui et qu’il se mettait en danger par son comportement. L’interpellé le remercia courtoisement et protesta qu’il ne comprenait pas comment il pouvait se mettre en danger en prenant l’air. Hugues y vit un outrage, il sortit du véhicule de police, insulta le passant et réclama des excuses. Son interlocuteur refusa de s’exécuter. Le ton monta et on ne sut trop comment, les deux hommes en vinrent aux mains et, du fait de son poids, le jeune homme plaqua Hugues à terre. Conscient, dans la seconde qu’il venait de commettre un acte grave, le jeune homme se leva et tendit les mains vers le ciel pour signifier qu’il n’était pas armé et qu’il acceptait d’être emmené au poste de police. Il était trop tard, hélas. Mortimer, fumant de rage, avait déjà sorti son revolver et tiré six coups. Le corps de l’homme désarmé s’écrasa au sol ; Hugues se releva instantanément et courut vers la voiture, visiblement indemne.
Pendant que le sang du passant auréolait son corps d’un cercle rouge, Roger, la main sur le poste radio, demeura coi pendant le reste de la journée. Ce fut à peine s’il entendit le bruit des pneus crisser sur l’asphalte quand Hugues et Mortimer prirent la fuite. Ce fut à peine s’il vit la foule sortir dans la rue pour crier sa colère. Ce fut à peine s’il comprit les questions du commissaire, le soir, quand il s’était agi d’établir les faits. Son silence dura plusieurs jours. Et puis, les médias s’emparèrent de la forfaiture, elle scandalisa le continent, il y eut des émeutes à Ferguson et ailleurs. Quand Roger décida de parler, le commissaire s’agaça de ses réponses, ce n’était pas celles qu’il attendait : il faut se soutenir entre collègues, tu comprends, Roger ? Malgré les conseils de son supérieur, il ne parvint pas à prononcer ce qu’on attendait de lui. Pendant ce temps, les émeutes gagnaient en intensité dans les rues de la ville, et il dut aller combattre la jeunesse intranquille, matraquer, disperser la foule, et tirer. Son malaise se fit de plus en plus grand, et un soir où de nouveaux troubles étaient annoncés, il prit le chemin inverse de ses collègues. Il s’enfonça dans les couloirs du poste de police jusqu’à entrer dans le bureau du commissaire. Il lui adressa ses regrets les plus vifs, il ne savait se l’expliquer mais il n’était plus capable d’exécuter les ordres reçus, c’était au-dessus de ses forces. Et sans attendre de réponse, il décrocha son insigne et la posa sur le bureau. Ce soir-là, Roger n’irait pas rétablir l’ordre, il ne rendrait pas la justice, il quittait ses fonctions de policier amer et déçu de lui-même ; ses actes de bravoure et d’héroïsme attendraient encore un peu pour se manifester.
Je trouve juste que le passage entre le moment où Roger rencontre les policiers et se fait embaucher est un peu rapide.
"On passe d'un grand sourire à une grimace. Bien joué si c'était l'effet recherché !"
> Pas vraiment. Disons que Roger quitte son paradis perdu et qu'il découvre la dureté du monde. C'est un peu le thème du livre : appréhender la violence du monde depuis nos quotidiens sans histoire.