Il n’est plus beau spectacle pour les télévisions du monde qu’une ville en feu. Le bruit des sirènes, les flashs des gyrophares, les ballets d’ombres à travers les flammes formaient la plus belle des harmonies pour l’audience des chaînes d’information ; et les scènes de pugilats, de dispersions de foule, d’incendies étaient autant de divertissements effrayants offerts aux yeux des téléspectateurs, si bien qu’on aurait pu croire que Ferguson se trouvait en enfer. Partout aux États-Unis, il était question de ces sauvageons qui mettaient la ville à sac et personne ne s’interrogeait sur le forfait qui avait été commis pour provoquer un tel désordre ; l’information est toujours victime de son narrateur.
Roger avait fui le plus loin possible de Ferguson ; et n’oubliant pas Bernadette et encore moins son père, il prit la direction la plus opposée à sa ville natale : vers le sud. Il voyageait en stop et suivait l’évolution des émeutes via les écrans des motels et des auberges où il passait ses nuits. Ses journées, il les occupait à rechercher un emploi en se donnant deux semaines par ville avant d’aller tenter sa chance ailleurs. Les employeurs lui reprochaient son manque d’expérience ou son manque de formation ou ses prétentions salariales trop élevées pour son âge… Alors chaque quinzaine, Roger regagnait la route muni seulement de son sac à dos et de son avenir incertain. Il traversa Nashville, Memphis et Little Rock sans succès, seule la compagnie des inconnus qui l’acceptaient en stop, rendait son nomadisme supportable.
Et un jour où il se trouvait à Dallas…
- Professeur Foolish ? Ça alors, quelle chance de vous avoir retrouvé ! Je n’imaginais pas que vous aviez quitté Fucker-the-Monk, vous aussi !
Assis dans le fauteuil en cuir de son bureau en bois aggloméré, le professeur écoutait silencieusement le récit de son ancien élève, à la fois dubitatif et intrigué. Derrière lui, au sommet de sa bibliothèque, les bustes de ses auteurs de fiction préférés toisaient la conversation d’un regard sévère et hautain : qu’il s’agisse de Milton Friedman ou d’Arthur Laffer, tous se seraient accordés à dire que cette histoire n’avait aucun sens tant elle manquait de rationalité. Et c’était exactement la pensée du professeur Foolish : il se désolait d’entendre tant de sottises ! En son for intérieur, le professeur Foolish bisquait d’avoir croisé Roger dans la rue, tout à fait pas hasard. En temps normal, il aurait ignoré cette ancienne connaissance pour laquelle il n’avait eu que très peu d’intérêt mais Roger avait manifesté un tel enthousiasme en le retrouvant qu’il n’avait pas eu d’autre choix sinon celui de le recevoir dans son bureau ; ne serait-ce que pour mettre fin à cet élan soudain de bons sentiments au beau milieu de la ville.
- Et vous, professeur, comment vous êtes-vous retrouvé ici ?
L’espace d’une seconde, l’enseignant leva les yeux au ciel puis il expliqua à Roger qu’il prit l’opportunité de devenir coach en développement personnel au sein d’un centre de formation pour adultes ; il s’en tint là. Le professeur Foolish omit de préciser qu’il s’était jeté comme un affamé sur ce poste en vue de quitter le public de Fucker-the-Monk, public pour lequel il s’avouait enfin qu’il avait un profond mépris. Las, cet élément de sa carrière avait décidé de lui coller aux basques puisque la providence – il ne savait pas se l’expliquer autrement – lui renvoyait l’élève le plus niais qu’il n’ait jamais rencontré, façon boomerang.
- Vous pourriez poursuivre mon enseignement ?
- Je te demande pardon…
- C’est que, voyez-vous, j’ai le sentiment qu’il me reste encore bien des choses à apprendre.
Ce coup-là non plus, le professeur Foolish ne le vit pas venir. Il admettait en lui-même que Roger n’avait pas tort ; il lui restait bien des connaissances à assimiler : cependant, était-il capable de les comprendre ? Cela était beaucoup moins sûr. Le professeur tenta de dissuader son élève en opinant qu’il n’y apprendrait pas la même chose qu’à la Junior High School, ce à quoi Roger rétorqua qu’il n’en avait que faire tant que le professeur était bon. Et puis il fallait songer au fait que Roger devait trouver du travail, et puisque nous parlons d’argent, la formation est payante : plusieurs milliers de dollars, au bas mot ! Roger répartit qu’il trouverait du travail et qu’il avait assez peu touché à la mallette de M. Wonder. D’ailleurs, c’était là une très bonne idée : il réinvestirait cet argent dans les si bonnes classes de son professeur adoré, il irait s’inscrire sur-le-champ et demanderait expressément à recevoir ses enseignements.
***
Il faut imaginer l’humeur sinistre du professeur Foolish après que Roger se fut inscrit au centre de formation. Il marmonnait à ses interlocuteurs, lançait des regards noirs à sa direction quand elle le félicitait pour l’efficacité de sa prospection, se perdait dans ses pensées lors des réunions hebdomadaires. Plus que tout, il appréhendait ses séances avec le jeune homme. Et puis, au fil du temps, le mentor quitta sa morosité et envisagea son nouvel apprenant comme un challenge professionnel ; former Roger ne l’enchantait guère mais il songea à l’idée, improbable selon lui, d’une réussite. Un succès aussi inespéré pouvait le mettre sur la voie d’une carrière singulière et enviée, alors mettant en application ses manuels de management, il décida de transformer cet événement indésirable en force et porta une attention particulière à son élève, même s’il devait de temps à autres en venir à se frapper le front contre le mur.
Le professeur reprit le cours de sa classe là où il l’avait laissé, à savoir la sainte rationalité organisant le monde :
- La liberté est la clef de tout, Roger. Il faut te libérer de tout : de tes attaches, de tes principes, de tes valeurs. Ce ne sont que des artifices de l’esprit. Pousse les limites de tes possibles… Quand tu réussis, tu fais réussir les autres.
- Le libéralisme est un altruisme, quelle chance !
- Nous vivons dans le moins mauvais des systèmes et de fait le meilleur des mondes possibles, rappela Foolish.
- Oui ! S’enjoua Roger. Chacun pour soi et Dieu pour tous !
- Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Répéta doctement Foolish.
Et chaque jour, Roger appliquait les préceptes de son bon professeur avec une ardeur peu contenue. Ce faisant, il trouva un emploi de trois jours, puis d’une semaine, puis d’un mois ; et de cette façon il s’engagea sur la voie de la liberté avec enthousiasme ! Il accepta les heures indues, car c’était là sa liberté. Son patron le fit ensuite travailler le week-end, sans contrat de travail, et il s’empressa de s’y rendre, car c’était là sa liberté. Et puis les ressources humaines le firent travailler de nuit, sans être payé davantage, et il s’en réjouissait car c’était là sa liberté. Et puis Roger connut l’exaltation des produits de grande consommation, tous d’une très grande utilité pour les besogneux oisifs : des télévisions murales, des enceintes connectées, des tablettes tactiles, des montres intelligentes ; son appétit était insatiable. Et il revendait ses nouvelles acquisitions quelques mois après les avoir achetées afin de pouvoir s’offrir une gamme plus élevée et une nouvelle génération de produits ; après tout n’était-ce pas là sa liberté ? Les mois se succédèrent et Roger se mit en tête de s’offrir un pick-up ! Il travailla davantage encore pour se payer cette voiture, car c’était là sa liberté. Et, une fois ce projet réalisé, il prenait cette voiture pour aller travailler, car c’était là sa liberté. Il vivait de cette existence pleine de vide, de celle qui sied bien au dirigeant d’entreprise car il n’y a rien de plus docile qu’un homme joyeux dans la consommation constante et l’accumulation pénible d’un petit capital, promesse d’une liberté illusoire. Roger n’imaginait pas d’autre horizon pour sa vie que celui-ci. Quel bonheur de pouvoir goûter aux joies de l’homme émancipé !
***
Malgré tout, le jeune homme gardait ancré au fond de lui-même quelques fortes inclinations pour la bonté et la candeur. Un tel caractère demeurait tout à fait préoccupant pour le professeur Foolish : ce n’était pas de cette façon qu’il ferait de son apprenant un homme d’affaires… Roger n’avait pas le sens de la négociation ni celui de l’opportunisme. Et puis, chaque semaine, son disciple ne pouvait s’empêcher d’évoquer Bernadette durant ses heures de formation, c’était exaspérant. Il confiait au professeur la nostalgie qu’il éprouvait pour sa ville natale, ses séances d’économie en compagnie de la jeune femme et son désir de la retrouver.
Il s’imaginait reprendre la route et la rejoindre à Berckley où, vraisemblablement, elle devait suivre de brillantes études. Hélas, le professeur Foolish doucha ses rêves. Bernadette avait été contrainte de repousser à plus tard son cursus universitaire afin de se consacrer à l’élection de Miss America sous l’injonction impérieuse de son père : il s’agissait pour le politicien de redorer l’image de sa personne dans l’opinion car il prétendait entrer au gouvernement des États-Unis ! Roger en fut scandalisé, il prit conscience que s’il avait été contraint de fuir, Bernadette, elle, se retrouvait prisonnière des appétits carriéristes de son père. Cette seule pensée réveillait chez lui les instincts chevaleresques qui l’avaient traversé en quittant Fucker-the-Monk et ceux-ci grandissant chaque jour, il devenait mûr commettre quelques actes inconsidérés…
Cela se produisit un soir d’octobre où l’été indien se prolongeait outrageusement et flattait Dallas d’une douceur confortable. Le professeur Foolish avait sollicité le pick-up de Roger afin de l’aider à déménager quelques meubles et transporter quelques appareils électroménagers jusqu’à la décharge municipale. Ils y avaient travaillé tout l’après-midi en devisant sur la discipline à adopter afin d'opérer toujours les choix les plus rationnels possibles pour accroître son épargne. Une fois de plus, la discussion avait été passionnante pour Roger et harassante pour le formateur ; et nul ne sut dire si ce dernier était empressé de fausser compagnie à son apprenant ou s’il était las au point qu’il n’avait plus les idées claires, mais le professeur oublia son revolver sur le dessus du tableau de bord lorsque Roger le déposa devant chez lui. Le jeune homme ne s’en aperçut qu’une heure plus tard, et voyant le crépuscule tomber, il se fit un devoir de rapporter cette arme à son propriétaire avant le début de la nuit ; personne n’est jamais à l’abri d’une mauvaise visite chez soi.
En arrivant près du pavillon de son formateur, Roger fut d’abord surpris de trouver une berline noire garée devant le garage… Étrange… le professeur Foolish n’avait pas l’habitude de recevoir des invités. Un autre élément inquiéta Roger, l’immatriculation de la voiture inconnue venait d’un autre état, un état du Nord, un frisson lui parcourut la peau. Et pour achever l’inquiétude du disciple, il fut au désespoir de constater que personne ne vint lui ouvrir la porte alors qu’il y avait frappé trois fois… N’en tenant plus, il baissa machinalement la clinche de la porte et eut la surprise de sentir qu’elle n’opposait aucune résistance… C’était là le signe que le professeur Foolish était en danger. Alors, d’un coup d’épaule, l’arme à la main, Roger se rua à l’intérieur de la maison en hurlant le nom de son mentor aussi fort que ses poumons le lui permettaient, il traversa le vestibule, la salle à manger et la cuisine, les bras tendus vers le vide, l’arme braquée sur un assaillant imaginaire à chaque fois qu’il entrait dans une nouvelle pièce. Dans le living-room, la télévision murale diffusait un western, mais personne n’était assis dans les fauteuils qui lui faisaient face, et cette absence intensifia son angoisse. Roger espérait de tout son cœur qu’il n’arrivait pas trop tard. Il fouilla toutes les pièces du rez-de-chaussée jusqu’au moment où il distingua deux silhouettes dans le jardin à travers le montant de la bow-window entrouverte. Deux hommes partageaient tranquillement une bouteille de vin rouge et avaient interrompu leur conversation en voyant apparaître le jeune homme en nage.
Le professeur Foolish fixait Roger, immobile, estomaqué et furieux de voir son élève le déranger de cette façon dans un moment aussi convivial. Son invité, quant-à-lui, montra un flegme amusé : voir surgir cette ancienne connaissance à un moment aussi inattendu était tout à fait divertissant ! Un peu d’animation dans cette chaude soirée n’était pas pour déplaire au représentant Wonder. Roger eut bien de la peine à le croire : Konrad Wonder dans le jardin du professeur Foolish ! Et puis, au fil des secondes, la stupeur passée, l’atmosphère se fit plus lourde, plus pesante, chacun prit conscience de la délicatesse de la situation : le sourire de Wonder s’estompa, l’incrédulité de Foolish laissa place à la peur, la panique de Roger se transforma en sérénité rageuse ; il avait un revolver, ils tenaient un verre de vin… Un flot de pensées anarchiques traversa l’esprit du jeune homme : il se rappela sa fuite, se revit errer sur les routes d’Amérique en plein désespoir, cela faisait des mois qu’il n’avait plus revu Bernadette, des mois qu’il refoulait ses pulsions violentes quand il y pensait ; et ce soir-là, il tenait en joue le responsable de tous ses malheurs. Dans le living-room, la télévision diffusait encore son western pour spectateurs fantômes et dans ce silence de plomb, il était possible d’entendre quelques répliques : « Tu vois, le monde se divise en deux catégories, ceux qui ont un pistolet chargé... » L’occasion était inespérée et elle ne se représenterait pas de sitôt, alors Roger désactiva le cran de sécurité du revolver et tira sur Konrad Wonder. Deux coups.