Chapitre II

Par Fidelis

Déjà à son poste, son collègue Uriel, calé au fond d’un siège compensateur, se tenait la tête inclinée en avant les mains jointes posées sur ses jambes. Il scrutait les mouchards avec la même attention qu’une finale de la coupe de Powerball.

— T’es à la bourre mec, lui signala-t-il sans décoller ses yeux des moniteurs pour renchérir aussitôt fébrile, regarde c’lui là !! regarde c’lui lààà !!

Uriel, un black de quatre-vingt-dix kilos pour un mètre quatre-vingt-quinze. Il exerçait son emploi de vigile depuis vingt ans, et se vantait de reconnaître un voleur avant qu’il ne passe à l’action.

Valéri tourna la tête vers l’écran d’un air résigné, pour découvrir le rayon livre tout en précisant.

— Non je ne suis pas à la bourre, je suis à l’heure, c’est toi qui es en avance. Puis il se pencha pour mieux observer le suspect et haussa les épaules. Tu dis ça parce qu’il a des cheveux longs et des chaussures en peau retournée. Tu peux pas les saquer, je le sais, tu m’en as fait toute une théorie, et, en plus, en librairie t’es sérieux ?

Valéri, lui, avait effectué autant de boulots différents qu’une main comporte de phalanges, s’il était vigie, c’était par défaut. Les deux hommes avaient peu de choses en commun, mais s’entendaient plutôt bien.

— Quoi le rayon livres t’a pas lu les chiffres ? Il y a une augmentation de 5 %. Même s'il porte des mocassins d’indien, ce qui signifie pour moi que c'est un type sans colonne vertébrale plus proche du gastéropode, cela ne veut pas dire qu’il ne participe pas à cette hausse.

Valéri, pas du tout convaincu, continua sur le même ton, c’est-à-dire celui du gars résigné qui tente d’expliquer qu’on ne peut pas juger un client juste en scrutant ses chaussures.

— J’en sais rien moi, mais regarde sa gueule, il campe devant les ouvrages de spiritualités et développement personnel, tu crois vraiment qu’un mystique volerait des livres toi ?

Le grand mastoc ne quittait plus l’écran des yeux, il plissa les paupières et rajouta d’un ton suspicieux.

— Eh alors, si son coach lui a demandé de le faire pour lutter contre l’uniformisation de son identité, j’en ai déjà vu !

Impossible de rivaliser contre l’argument d’autorité « j’en ai déjà vu » il préféra mettre en touche.

— Oui je sais, mais le problème chez toi, c’est que tu vois le mal partout, alors lui ou la p’tite vieille qui vient de se faufiler à côté, c’est pareil.

Une fois installé à côté d’Uriel, il allait passer les sept prochaines heures à surveiller le magasin, avant d’entamer les rondes de nuit. À de plus rare occasion, renseigner les gens. Il apportait une présence rassurante, il faisait partie de ces personnes que tout le monde regarde, sans jamais être vu.

C’est ce qui lui avait tout de suite plu dans ce boulot, cet anonymat au milieu de la foule. Un poste peu exigeant, bercé par le défilé des clients qui empruntaient les portillons. Manège soutenu, qui devenait vite aliénant et le satisfaisait.

À l’opposé d’Uriel, qui prenait le dépôt de sa signature sur son contrat d’embauche, comme une promesse sacerdotale, dont la rigueur, l’anticipation et la disponibilité s’incluaient à l’égale des phrases écrites en caractères minuscules, en bas de pages pour ne pas être lu.

— Non, mais il n’est pas clair ce gars, regarde-le, on dirait qu’il vient de s’échapper d’Orion.

Le magasin commençait à se vider, avant le reflux, la nouvelle vague de clients qui sortait du boulot et passait pour remplir leur frigo. Valéri, après avoir jeté un coup d’œil rapide sur ses écrans, se pencha à nouveau pour surveiller son suspect.

L’individu avait toujours son bouquin à la main, il observait son environnement comme s’il ne reconnaissait plus l’endroit. Il semblait perdu en plein milieu du rayon.

— En effet, il a dû prendre un truc, on dirait qu’il plane à deux milles, il est en pleine montée.

— Ah, merci !

Ponctua Uriel, comme si cette attitude le rendait déjà coupable.

— Oui, enfin, il n’a rien volé non plus, détends toi, au pire, il va falloir appeler sa mère au micro pour qu’elle vienne le chercher, mais c’est tout.

Uriel prit une longue inspiration et commença à tapoter ses doigts sur le bureau.

— C’est ça ton problème Val’, tu regardes ces écrans et ne vois que les images retransmises par les caméras. Moi, je t’affirme qu’à travers leur façon d’agir tu peux deviner leur intention. Il suffit de savoir les interpréter, et ce gars-là que tu vois, ben il est en train de s’apprêter à commettre un larcin, et, comme c’est la première fois, il se comporte en débutant, et vérifie si autour de lui les gens l’observent. À mon avis c’est une mission de son coach, c’est évident, il est pas taillé pour l’aventure.

Valérie oscilla de la tête pour confirmer et rajouta un rien moqueur.

— Et oui un voleur expérimenté ne porte pas de mocassins en peau retournée, tu as raison, tu devrais établir un portrait signalétique, ça nous faciliterait la tâche.

Valéri fronça les sourcils, et reprit.

— Sérieux quand je te disais qu’il allait falloir appeler sa mère, je ne pensais pas en être si proche. Regarde-le, il a blêmi, on dirait un cadavre et c’est moi, ou ses mains commencent à trembler, ça sent le bad trip tout ça !

Les deux affichaient le même air intrigué, Uriel confirma.

— Non tu as raison, y nous fait un parkinson accéléré, putain sa mère, elle doit pas rigoler, si juste pour voler un livre y se met dans des états pareils.

— Attends, je déconnais au sujet de sa mère, c’est un trentenaire qui n’accepte pas son jubilé ça se voit, mais là je crains qu’il nous fasse un malaise, t’en dis quoi l’expert ?

Il jeta un regard soucieux à son collègue, c’était toujours lui qui prenait les décisions, Valéri fuyait les responsabilités.

— Que d’habitude ça touche plutôt les femmes, les jubilés, ou alors il a lu un truc dans le bouquin sur les mecs qui portent des mocassins et il fait une crise d’identité !

Autour d’eux la foule placide continuait d’évoluer, bien loin d’imaginer le drame qui se déroulait au rayon des livres.

— Qu’est-ce qu’on fait, on intervient ?

Uriel haussa les épaules.

— Pour quelle raison, Monsieur, vous avez le visage blanc comme un cul, on va vous demander de sortir, c’est pas sérieux.

Valéri admit que son collègue n’avait pas tort. Ils ne devaient agir qu’en cas de vol manifeste, d’urgence médicale ou de désordre à l’intérieur du magasin, et non sur des préjugés en relation avec une mauvaise hygiène de vie.

— Cela dit, il se met tout de même à parler tout seul.

Uriel s’enfonça un peu plus dans son fauteuil.

— Il doit avoir une oreillette et, même si y papote à sa grand-mère disparue, c’est pas suffisant.

Ils finirent par se turent même s’ils se doutaient que le suspect n’allait pas en restait là, et la suite leur donna raison. L’œil plus avisé du grand costaud remarqua tout de suite la problématique.

— Attends, mais je rêve où ? Puis s’exclama, alala on a un spécimen rare qui entre dans la toute petite catégorie des tarés première pression à froid !

Valéri, moins familier, ne s’en rendit pas compte de suite, avant de s’interroger une fois identifié ce qu’il avait pris pour un jeu d’ombre.

— Non tu crois qu’ c’est ça ?

Uriel, satisfait de transformer l’essai, écarta les bras, la victoire modeste.

— Et ouais mon pote, il est en train de se pisser dessus, et là on peut intervenir pour attitude inappropriée aux règles de vie en société. Ça confirme bien mon opinion sur les invertébrés qui portent des mocassins. Voilà ! Tu peux apprécier le résultat de longues années d’expérience enfin récompensées, mais faut agir vite, il se déplace.

Le signal de départ donné, Valéri se leva d’un bond.

— Si y déambule dans cet état dans le magasin, ça ne va pas le faire, il vaut mieux éviter que l’impératrice le voie. Je m’en occupe, indique-moi s’il choisit le rayon couche pour adulte ou fringue pour homme, je nous le ramène vite fait,

Uriel oscilla de la tête.

— Sois prudent tout de même, il vient d’adopter l’allure zombie, mais faudrait pas qu’il te fasse le coup du lycanthrope !

Valéri ne comprit rien à la remarque de son collègue et entra dans le magasin, ajusta son micro à l’épaule et partit d’un pas rapide, mais sans courir pour ne pas créer d’inquiétude parmi la clientèle. Il se dirigea droit vers les livres et avant qu’il n’y parvienne, Uriel lui communiqua sa nouvelle position.

— Il vient de traverser l’allée centrale, il file dans le secteur toilette homme, il accélère !

L’agent à sa poursuite fit de même, il remonta le rayon librairie à vive allure, coupa l’artère principale en prenant soin de ne pas percuter un chariot et continua tout droit.

Uriel reprit d’un ton grave.

— Putain il a l’air ch’tard complet, soit prudent, mec, il courre ce con faut le choper, il courre en regardant le plafond ! Aie y vient de se manger un client, y redescend par la quincaillerie à présent, mais à toute berzingue, CHOPE-LE VITE, on va avoir des problèmes sinon !

Valéri stoppa net, ses deux pieds glissèrent sur la dalle, avant d’opérer un demi-tour pour essayer de l’intercepter au niveau de l’allée centrale. Finis de tergiverser, il se mit cette fois à cavaler la tête en avant, et courir dans le Bigraptor, c’est un peu imiter un troll dans un magasin de porcelaine. Il frôla un couple de vieux qui échappa de justesse à un bassin cassé, s’engouffra dans le rayon des fournitures de bureau, percuta un mioche qui hésitait entre deux couleurs de Stabilo. L’indécis se prit de pleine face toute la collection, avant de se mettre aussitôt à hurler. Valéri fut soulagé qu’il n’ait pas eu le temps de l’identifier et disparut au bout du rayon pour se rapprocher des portillons de sécurité, derrière lesquels se trouvait leur box. Il interpella le gars aux mocassins qui les passait en sens inverse.

Il posa sa main avec fermeté sur son épaule au moment de les franchir avant de l’aborder.

— S’il vous plaît monsieur !

L’autre sursauta et se tourna vers lui. Son visage affichait un vilain rictus, ses traits exprimaient une terreur pure et il paraissait avoir un mal fou à se dominer. Il tenta de parler, mais ne réussit qu’à émettre une suite de sons incompréhensible et peu agréable à l’écoute. Sa bouche était déformée par l’effort qu’il réalisait pour articuler.

Valéri fut soulagé de voir Uriel et sa constitution imposante les rejoindre sans tarder. Un détail cependant le chiffonna.

— Mais attends, il n’est plus dans le magasin, on peut plus lui reprocher son attitude déplacée, même s’il se pisse dessus.

Remarque qui n’altéra pas la conduite d’Uriel qui saisit le bras du client avec fermeté.

— Tout à fait mon p’tit Val’, mais tu noteras que ce monsieur n’a pas payé son livre de développement personnel, ça nous donne un prétexte pour le sortir du milieu. On va l’amener au bureau le temps qu’il se calme et voir s’il faut ou pas appeler une ambulance,

Valérie reprit son souffle et consentit à l’observation.

— Ah ouais, voilà c’est bien ça.

Autour d’eux, le flux des clients n’avait pas cessé, mais personne ne semblait avoir remarqué ce léger incident.

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Phideliane
Posté le 09/03/2025
Bon d'accord, je ne m'attendais pas à ça. J'ai explosé de rire............. Je pense qu'il va falloir qu'on parle de cette aversion envers les mocassins pour homme, les gens blancs comme des culs et le développement personnel..... Je te propose une séance de coaching tous les jeudis à 14h, et à la fin, un p'tit test, il te faudra voler un bouquin sur le masculin sacré au Cultura du coin. Et sinon, blague à part, je n'ai qu'une chose à dire : OU EST LA SUITE?????
Fidelis
Posté le 09/03/2025
Ah je t'avais averti, et y a pour tous, je suis pas sectaire, la suite est dans les tuyaux, je la corrige et la poste bientôt.
Phideliane
Posté le 09/03/2025
j'ai hâte!
Fidelis
Posté le 09/03/2025
Attention, ça va encore monter dans les tours, hier je me relisais et je me marrais tout seul. C'est un texte que j'avais mi de coté, j'ai pas terminé la fin, bon y a déjà presque 50K mots, alors je me suis dit, en le postant ici, ça va me bouger pour le clôturer, y manque pas grand chose.
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