Deux jours plus tard, De Northwood était assis sur un banc, sur le promenoir de l’Aquilon ; le vent calme rendait l’horizon plat, proche d’une peinture aux couleurs ternes. L’océan, légèrement agité, s'allongeait paisiblement sur la plage où des mouettes nombreuses fondaient pour récolter les fruits d’une marée basse.
Victoria ne lui avait que peu adressé la parole dernièrement. Ils partageaient les repas du soir, parfois l’heure du thé. L’enquêtrice occupait la majeure partie du temps une petite table à la bibliothèque, où elle lisait des documents et en remplissait d’autres. Son travail semblait éreintant et la pile blanche qui s’accumulait sur la table grandissait de jour en jour, au point où De Northwood se mit à penser que la cargaison de papier venue de Londres ne serait pas suffisante.
Le peu de fois où l’enquêtrice adressa la parole à son hôte, son intonation se voulait douce, détachée de toute affaire personnelle. Elle évoquait la couleur du ciel, l’efficacité des domestiques, les frises qui habillaient les murs de certaines pièces. De Northwood la craignait toujours, mais trouva en elle une présence peu envahissante et finit par s’en ravir. Ces quelques jours le poussèrent à relativiser, d’autant que ses domestiques avaient plusieurs fois dialogué avec lui pour l’encourager à coopérer. Et malgré son esprit ouvert, il ne remarqua aucun indice témoignant d’un quelconque accident au sein de Windrose. Aux dernières nouvelles, le domestique disparu avait quitté les lieux seul au cœur de la nuit, après avoir laissé une lettre. L’affaire le travaillait, au point où il se penchait sur la disparition chaque soir, bien que la lettre semblait demander d’écarter cet incident à tout jamais.
Quelques heures plus tard, les enquêteurs Engelbert, Wave et Squall devaient arriver, en provenance de la capitale anglaise. Leur long voyage imposant un accueil en conséquence, De Northwood avait offert carte blanche à Cierge pour l’organiser. Ce dernier en était ravi et n’avait cessé de parcourir les couloirs depuis son réveil. Malgré le vent, des effluves d’épices et de fumée provenaient de la cuisine jusqu’au promenoir, annonçant un repas au moins succulent, même s’il devait être pénible.
Alors que De Northwood s’apprêtait à regagner la bibliothèque où il étudierait un livre sur la médecine antique, une figure familière franchit la porte du promenoir, une cigarette dépassant du coin de ses lèvres. Victoria dégagea sa bouche et envoya un sourire poli à son hôte avant de gagner la balustrade. Ses longs cheveux roux n’étaient pas coiffés, et son pantalon présentait de nombreuses taches noires.
« Bonjour, Monsieur. Vous vous sentez prêt à recevoir ? »
Il ne voyait pas ses yeux, mais un semblant de cernes semblait les alourdir, vu de profil. Elle reprit. « Moi, pas beaucoup. Windrose m’a appris à profiter du silence, vous savez ? Le vent dans les cheminées, le rire distant d’un domestique, le discret violon lors des repas. Il est difficile de s’imaginer un meurtre entre ces murs. »
Elle souffla la fumée de sa cigarette, qui s'élança vers l’horizon. Le propriétaire n’en sentit même pas l’odeur.
« Votre bibliothèque est charmante. Il ne fait aucun doute que vous êtes un authentique érudit. » Elle se tourna vers lui, dévoilant des cernes plus prononcées que ce qu’il avait connu chez elle. Le maître se sentait acculé. « Que lisez-vous habituellement ?
- Cela dépend de mon humeur.
- Votre humeur ? » Elle marqua une pause, attendant une réponse, en vain. « J’ai moi-même beaucoup lu dans ma jeunesse. Dans plusieurs langues. Le temps passe lentement, sur un navire. Lors de mon trajet de Cuba jusqu’à Palerme, j’ai sans doute lu mon ouvrage favori. » Elle lança son regard dans le lointain ; sa silhouette comme une statue de cire lorsqu’elle ne bougeait pas. « Le commerce d’esclaves rythmait une bonne partie de la région, à Cuba. Je m’étais fait quelques amis, parmi eux. Enfin, des connaissances. Un sourire transmet beaucoup, vous savez ? Mais passons… un jour, j’ai rencontré cet homme de trois têtes de plus que moi. Un homme du Nigéria qui, et je ne l’explique pas, parlait anglais mieux qu’un anglais. Il avait écrit un livre à la main, une petite nouvelle de quelques vingt pages qui nécessitaient une loupe pour être lues. Il me l’a offert avant de partir pour une demeure sur le continent. » Une brise souleva ses vêtements et ses cheveux. De Northwood ne trouva rien à répondre, et de toute manière, il n’osait rien dire. « C’était une fiction, l’histoire d’un esclave qui, malgré ses maîtres tyranniques et ses partenaires terrorisés, se créait une nouvelle vie en Guinée. Rien de bien subtil, le message était grossièrement véhiculé et le langage parfois inexact. C’est précisément ce que j’ai adoré avec cette œuvre. Réussir à transcender la forme et le fond pour faire parvenir une idée, une once d’espoir. J’ai pensé que vous aimeriez le lire également. »
Le propriétaire restait immobile, incapable de se concentrer sur cette idée. En quelques instants, il en avait appris davantage sur cette Victoria que durant les trois jours précédents. Le temps lui sembla un peu moins long à l’écouter parler sans enjeu. Peut-être s’était-il fait à sa présence finalement, pensa-t-il, avec une once d’amertume. De toute manière, il était obligé de s’habituer à elle, car elle ne partirait pas.
Ramenant ses manches jusqu’à ses mains, Victoria reprit :
« Malheureusement, je n’ai plus ce livre. Mes parents me l’ont confisqué, et qui sait ce qu’il est devenu. Moi-même, je m’en souviens à peine et ne suis capable de lui rendre hommage qu’en l’évoquant. Mais à quoi bon, tant que le message est passé ? »
De Northwood fut surpris par la curiosité qui s’emparait de lui. La barrière de la peur s’était effacée le temps d’un instant ; il vit dans Victoria un gigantesque livre dont il n’avait lu que la quatrième de couverture. Malgré sa voix monotone, son ton calme et son air désabusé, elle semblait exprimer une vie enfouie sous des dizaines de couches de manières et de procédures. Car le silence devenait lourd, Owen tenta de le désamorcer.
« Où sont vos amis, désormais ?
- Mes amis ? » Elle tira sur sa cigarette et s’appuya sur la rambarde du promenoir. « Bien au-delà de l’horizon, Monsieur De Northwood. Bien au-delà. Je ne suis pas une femme à amis.»
Un son métallique retentit. Pas la clochette de Cierge qui appelait à dîner, mais la grande cloche annonçant les arrivées à Windrose. De Northwood se crispa, mais Victoria lui envoya un léger sourire qui l’aida à se lever de son banc avec autant d'efficacité qu'une main tendue. L’enquêtrice écrasa sa cigarette entre ses doigts avant de l'enfouir dans une poche de son pantalon.
Le chariot était construit dans un bois noble, qui craquait à peine. Peint des mêmes couleurs que le chariot de marchandises venu de Londres -c’est à dire de noir et rouge-, il se dessinait sur le sentier de Windrose comme un ours au milieu d’un champ de blé. L’homme qui conduisait les deux chevaux, deux bai-bruns de bonne santé, était habillé d’un uniforme assorti à la voiture, et entretenait une posture parfaitement droite, au point où son dos et l’assise se tenaient poliment à distance l’un de l’autre. A l’arrière, sous un toit de toile suspendu, trois hommes étaient assis sur de larges banquettes grises, leurs bagages près d’eux. On devinait vaguement leur silhouette : un homme imposant, et deux jeunes gens plutôt communs.
De Northwood, Cierge et Victoria patientaient sous le porche du manoir, une brise légère soulevant leurs cheveux et leurs tissus. Le ciel se couvrait progressivement de nuages sombres et on comptaient les minutes avant la prochaine pluie. Les oiseaux avaient regagné leurs nids, l’air se faisant de plus en plus humide.
Le chariot s’arrêta parallèlement à la bâtisse, ses chevaux répondant d’une telle sagesse qu’on les aurait confondus avec des automates si un essaim de moucherons ne voletait pas autour de leur crin. Le chauffeur descendit de son assise, et sans un mot pour qui que ce soit, ouvrit la portière de la voiture, laissant descendre ses passagers.
S’alignèrent trois hommes face aux hôtes, tous trois saluant De Northwood et Cierge d’une courte révérence, leurs visages dénués d’expression. A gauche, un homme blond aux yeux cristallins s’élevait plus haut que tout le monde, ses épaules larges et son buste imposant le rendaient massif ; il portait des vêtements à carreaux, un manteau ouvert sur une chemise brune surmontée d’une cravate vert émeraude. Sa ceinture seule faisait l’épaisseur de deux ceintures du propriétaire de Windrose. Il était difficile de trancher entre le gentleman d’humble famille et le brigand des ruelles de Whitechapel. Une moustache blonde, terminée en un court guidon, habillait ses lèvres serrées.
A droite du grand blond, deux hommes d’à peu près la même taille, soit équivalente à celle Victoria ; tous deux tenaient une paire de mallettes. L’un d’eux, celui de droite, semblait plutôt timide : il se tenait un pas derrière ses compagnons, et sa révérence avait été la plus brève. Son regard brun, fuyant, était aussi vif que celui de l’oiseau en chasse, lorsque son voisin possédait des yeux plus calmes, plus petits, dont l’iris sombre alourdissait l’impact. Tous deux étaient habillés de vêtements sobres, du beige au brun, une cravate carmin autour du col. Leur carrure, bien moins imposante que celle de leur camarade, évoquait tout de même une droiture que l’on retrouvait chez les hommes d’affaire américains. Le plus timide avait une cicatrice en travers de la joue gauche, l’autre possédait une peau parfaite, constellée de tâches de rousseur.
Victoria salua chaque homme d’une poignée de main avant de faire les présentations. Elle serra la main du grand blond avec une intensité différente, faisant ressortir les veines sinuant dans ses phalanges. Sa voix était devenue plus terne, plus concise encore.
« Messieurs de Windrose, je vous présente Engelbert, Squall et Wave de l’Institut de Recherche des États Royaux. Nous avons suivi le même cursus, à quelques années d’intervalle. Nous formons une escouade dont je suis la cheffe depuis trois ans désormais. Camarades, je vous présente Monsieur De Northwood, propriétaire du domaine de Windrose, et son majordome Cierge. »
Tous s’échangèrent une poignée de main dans une procession pesante. Wave, le timide enquêteur, serrait à peine les doigts, lorsque Engelbert les pressait jusqu’à les faire craquer. Cierge prit la parole à la suite d’un silence.
« Messieurs, le prochain repas prendra lieu dans une heure et demie. D’ici là, je vais vous présenter vos quartiers. Vos bagages seront portés en haut par nos domestiques, ne vous donnez pas cette peine. »
Cierge s’engouffra dans le domaine, suivi des trois enquêteurs. De Northwood se sentit tout à coup plus léger, comme si une main avait été retirée de sa gorge.
« Ne prenez pas peur », émit Victoria qui s’était tournée vers lui. « Je vous l’ai déjà dit : si vous êtes innocent, vous n’avez rien à vous reprocher. Je sais que mes partenaires sont… drôles, mais ils ne font pas de mal aux innocents. Qui sait, vous échangerez peut-être une partie de billard dans les jours qui viennent. »
Il se crispa à cette idée, mais préféra l’ignorer tant bien que mal. Il décida d’attendre le prochain repas sur la plage, de partir se promener pour se changer les idées. Depuis les cuisines, des cliquetis et des voix s’élevaient déjà.
L’heure du repas approchait, et De Northwood, trempé, avait rejoint le salon de thé pour se sécher près d’un feu. Le tonnerre avait retenti durant sa courte marche, écourtant sa promenade drastiquement.
Seul dans la pièce, car Cierge devait s’occuper des nouveaux invités, il observa la frise mettant en scène la déesse chasseresse. Dans l’histoire, le chasseur était toujours le héros, et la proie une vulgaire silhouette, rarement plus intéressante qu’une ombre. Et quand bien même la proie devenait importante, elle était toujours le monstre à abattre, soit car elle détruisait, soit car elle détenait. De Northwood pensa longuement : s’il était la proie de toute cette affaire, il n’aurait aucune chance de s’en sortir vainqueur.
Des pas dévalèrent le couloir dans un vacarme éreintant. Le maître des lieux eut à peine le temps de se retourner que la personne pénétra dans la pièce, ses grandes chaussures de ville toujours aux pieds. Engelbert envoya un sourire mesuré à son hôte, visiblement ravi de l’avoir enfin trouvé.
« Ah, vous voilà Sieur De Northwood », dit-il d’un ton à la hauteur de sa carrure, un soupçon d’accent berlinois dans la voix. « Je me disais qu’il serait préférable de faire connaissance un instant avant le déjeuner, plutôt que de se battre pour savoir qui parlera en premier. Appelez-moi Engel, enchanté. »
L’allemand déploya sa large main en se postant aux côtés du maître, face au feu. De Northwood se crispa, l’homme à sa droite envahissait son champ de vision comme un nuage au milieu du ciel. Il accepta de lui serrer la main, ses doigts broyés une fois de plus, et articula un « enchanté » mesuré.
« Vous n’êtes pas bavard, hein ? Bon. Ce n’est rien, j’en connais deux qui devraient vous délier un peu la langue. Pour ma part, vous savez, je viens autant pour l’affaire que pour bien me goinfrer. J’ai appris que Vale avait fait venir une cargaison de Londres juste pour nous. Je peux vous dire qu’on n’est pas logés à la même enseigne tous les jours. »
L’enquêteur appuya sa phrase d’un rire déployé, retentissant. D’autres rires, plus légers, retentirent depuis la cuisine en réponse.
« Vos domestiques sont de bons gens aussi, j’ai l’impression. C’est bien dommage que l’un d’eux soit un tueur. Mais ne vous inquiétez pas pour ça, Sieur de Northwood, nous sommes là pour ça. Nous prendrons les premiers témoignages dès demain, et ainsi de suite jusqu’à la clef de cette affaire. Préférez-vous être entendu en premier ou en dernier ? Bah, peu importe, je laisserai Vale choisir. »
L’hôte ne sut quoi répondre d’autre qu’un rire nerveux, à peine perceptible. Engelbert dégageait une odeur puissante de poudre à canon et de tabac froid, qui rendait sa présence d’autant plus pénible.
« Bien, je vais vous laisser. L’endroit a l’air bien ennuyant, je pense que je vais commencer immédiatement mon analyse. A plus tard pour le déjeuner, Sieur De Northwood. »
Lorsqu’il se retira, le propriétaire remarqua, partout sur les bras dévoilés du grand blond, une multitude de cicatrices et d’hématomes.