Chapitre V - Beranan - partie 1

À regret, la grand-mère suivit l’itinéraire préconisé par Vairea. Elles se glissèrent sous la lisière du bois de Laban et entreprirent de contourner le haley. Une atmosphère lourde se dégageait de l'endroit. Le froid y était plus insidieux, le silence plus oppressant, la nuit plus épaisse. La vieille femme s’enferma dans le mutisme. Elle attrapa bientôt le poignet de Bryn et accéléra le pas, la forçant à courir.

— Grand-mère, ralentit, je suis fatiguée, se plaignit la petite tandis que Mali trottinait en la tenant dans sa forte poigne.

— Il n’y a rien de bon dans ce lieu, il ne faut pas s’y attarder.

Quelque chose appelait Bryn depuis les profondeurs du bois. Souvent, elle regardait par-dessus son épaule, ayant la sensation d’une présence dans son dos. Dès que cela se produisait, la grand-mère la tirait un peu plus fermement par le poignet. Le bois n'était qu'une succession de troncs blancs et de feuilles pourpres. L'enfant ne s'y sentait pas en sécurité. Une brume blanchâtre serpentait entre les arbres, recouvrant un sol où rien ne poussait. Aucune vie animale ne se manifesta. Mali agissait comme une bête traquée. Aux abois, elle ne les laissa prendre aucune pause, malgré les plaintes répétées de la fillette. La peur de les perdre dans ce lieu maudit lui tordait les tripes.

Quand pointa le jour, elles émergèrent enfin du feuillage. L’aïeule consentit alors à faire une halte, non sans les avoir préalablement éloignées du bois.

Elles s’étalèrent dans l’herbe haute de la prairie, rafraîchie par la rosée du matin. Toutes deux se trouvaient trempées de sueur et le souffle court. Bryn se roula en boule et s’endormit aussitôt. La nuque mouillée dans l’herbe fraîche, l’enfant risquait de prendre froid. Cependant, elle semblait si épuisée que Mali n’osa la réveiller pour l’installer autre part. Elle s’étendit près d’elle, sur le dos. Les graminées sauvages se balançaient paresseusement sous la brise du matin. La vieille femme ferma les yeux, et les entoura toutes deux de pensées positives.

Elles se réveillèrent sous le chaud soleil de midi. La fillette était complètement déshydratée. Au loin, se dressait le promontoire rocheux autour duquel s’enroulait la ville de Beranan. Mali encouragea Bryn à avancer.

— Il y avait une voix dans le bois, déclara la petite alors qu'elles peinaient sous les rayons du zénith.

La grand-mère ne répondit rien, son visage se ferma en une moue contrariée. Bryn n'insista pas, la tête lui tournait, la chaleur rendait ses membres lourds. Elle se mit à pleurer.

— J’ai faim et j’ai soif, se plaignit-elle en reniflant bruyamment. Mes pieds me font mal et il fait trop chaud.

La grand-mère lui prit la main.

— Nous serons bientôt en ville, un peu de courage.

La silhouette des maisons de pierre se précisa peu à peu. D'apparences rustiques, leurs murs épais et leurs toit bas leur permettaient de résister aux assauts du vent, et au froid de l’hiver qui s’abattait des montagnes.

Le cœur de Mali manqua un battement, sur le poste de garde non loin, une missive royale se trouvait épinglée.

Par ordre de sa Majesté le roi Théophane, tous les sujets du royaume ont pour obligation de dénoncer les fugitives répondant au signalement suivant :

Vieille femme de petite taille, cheveux gris, longs, yeux sombres, peau claire, vêtement en laine. 

Enfant de sexe féminin, cheveux blonds foncés, longs, yeux marrons, peau claire, vêtement en laine.

Attention, ces individus pratiquent la magie et ne doivent pas être appréhendés sans appui des forces armées.

 Des lectures publiques de l’annonce avaient dues être faites. Une vieille femme et une enfant, il y en avait par dizaine dans les rues. Cependant, l’appât du gain poussait certains à dénoncer n’importe qui. Il était bien connu que quelques pièces remerciaient officieusement la délation. 

Nerveuse, la vieille femme arracha la peau sèche de ses lèvres avec ses dents. Elle attira Bryn à l’écart de la Grande Route, qu’elles venaient tout juste de retrouver. La fillette pesta, trébuchant sur le terrain inégal jusqu’à ce que la grand-mère accepte de la lâcher.

 — Tu m’as fais mal ! se plaignit-t-elle en massant son poignet.

 Mali ne sembla pas l’entendre, elle la fit asseoir dans les hautes herbes et zieuta la campagne environnante, s’assurant que personne ne les observait. 

 — Reste là, intima-t-elle à l’enfant. Ne bouge pas.

 Inquiétée par la situation, Bryn ouvrit la bouche pour objecter puis se résigna et posa son menton sur ses genoux. La vieille femme resta un moment à fouiller les alentours, les yeux rivés sur le sol. De temps à autre, elle se penchait pour se saisir d’une pierre, qu’elle jetait aussitôt. Finalement, elle en trouva une qui sembla lui convenir. La vieille femme concentra son regard sur le silex. La matière se mit lentement à s’effriter, jusqu’à former un poignard rudimentaire, mais néanmoins tranchant. Satisfaite, Mali revint vers sa petite fille, et sans ménagement, attrapa sa crinière emmêlée d’une main et la trancha nette de l’autre. Bryn ouvrit de grands yeux, voyant virevolter tout autour des mèches de ses cheveux blonds. Elle voulut tourner le cou pour voir ce que trafiquait sa grand-mère, mais celle-ci lui maintint la tête droite.

 — Attend, que j’égalise.

 Elle s’activa jusqu’à obtenir un carré court, puis récolta les cheveux coupés dans sa tunique et les dissimula sous un buisson épineux. Bryn ne tenait pas particulièrement à ses cheveux. Ils s'emmêlaient tout le temps et elle n’aimait pas quand Mali les peignait pour en défaire les nœuds, marmonnant qu’elle ressemblait à une sauvageonne. Bryn jalousait ceux de Mairelle, une autre fille de son âge au village, pourvue d’une marée de boucles rousses devant lesquelles tous s’extasiaient. Mairelle n’aurait certainement pas apprécié qu’on lui coupe ses beaux cheveux sans lui demander la permission. 

 — Pourquoi tu as fait ça ? demanda Bryn en caressant sa nuque dégagée.

— Pour qu’on ne puisse pas te reconnaître, répondit la vieille en coupant encore quelques pointes. Si on te demande, tu diras que tu viens d’un Haley, et que nous sommes en voyage pour rencontrer de la famille, d’accord ? 

 Bryn acquiesça, jouant avec une mèche de ses cheveux que le vent avait dispersée. Mali lui demanda ensuite de défaire au mieux ses propres nattes. L’enfant ne voyait sa grand-mère les cheveux défaits qu’au moment du coucher. Cela lui donnait une tout autre allure. L’exercice ne fut pas facile mais Mali finit par tailler ses propres cheveux secs et ondulés par ses tresses. Elle les laissa plus longs que ceux de Bryn, aux épaules, puis s’assit en tailleur au sol et ferma les yeux. Intriguée, Bryn s’accroupit près de son aïeule. Peu à peu, les mèches grises se mirent à blanchir. À la fin de l’exercice, la tignasse de Mali était passée de souris à hermine.

 — Comment tu as fait ça ? demanda Bryn, stupéfaite.

— J’ai accéléré la dépigmentation de mes bulbes pileux.

— Hein ? répliqua l’enfant, persuadée que sa grand-mère venait de parler une autre langue.

 Mali lui fit signe de laisser tomber et se releva. Ses propres mèches de cheveux coupées rejoignirent celles de Bryn sous le buisson. Fébrile, elle espérait que ce changement d’apparence et leurs nouveaux vêtements suffiraient, pour l’heure, à tromper la vigilance des gardes et des habitants. Écrasant les herbes en de grandes enjambées, elle rejoignit la Grande Route, suivit par la fillette.

Beranan avait une vue imprenable sur la chaîne de l’Est et ses cimes enneigées. Pendant la belle saison, sur le rocher, les habitants souffraient moins de la chaleur que les paysans sur le plancher des vaches.

Les anciens racontaient que les magiciens rouges avaient fait sortir la ville de la roche, qu’ils avaient taillé les rues et les escaliers à la seule force de leurs bras. On les disait brillant en travaux manuels, excellants dans de nombreux domaines. Beranan avait rapidement acquis le titre de capitale de l'artisanat. On y trouvait encore des souffleurs de verre, des ébénistes, des couvreurs, des forgerons… Les outils avaient cependant remplacé les mains habiles des magiciens rouges.

Elles atteignirent bientôt les rues s’épanouissant au pied du rocher. La petite se serra à sa grand-mère, impressionnée par l’animation qui régnait dans les artères fréquentées. Les travailleurs portaient des sacs de farine, poussaient des brouettes, menaient des bêtes… En résultait un grand tumulte mêlant voix d’hommes, bruits d’outils et cris d’animaux. Bryn remarqua que les femmes portaient des fichus sur leurs cheveux, en protection de la poussière. Les hommes, eux, les nouaient à leurs poignets pour s’éponger le front. Mali lui apprit que les emblèmes brodés sur ces tissus représentaient des catégories de métier, et que les enseignes des boutiques employaient le même code visuel.

— L’emblème le plus important ici, c’est l’épi de blé, car cela signifie que le marchand vend quelque chose à manger.

La petite, affamée, se hâta de pointer du doigt toutes les enseignes ornées d’un épi. Elle se renfrogna rapidement, comprenant que la grand-mère ne comptait entrer dans aucune boutique.

Une question lui vint à l’esprit :

— Grand-mère, comment tu connais autant de choses ? C’est comme si tu avais fait plein de voyages, comme l’ancien.

Le visage de la vieille femme se fendit d’un sourire énigmatique.

— Quand on a de vieux yeux comme les miens, on en a vu des choses.

Elles s’enfoncèrent un peu plus dans la ville, en direction du rocher et ses rues en terrasses.

— Nous n’avons pas d’argent pour nous payer à manger, s’inquiéta l’enfant, dont le ventre hurlait toujours.

— Ne t’en fais donc pas.

L’aïeule lui tapota la main pour la rassurer.

— Je connais les bonnes adresses.

Elles commencèrent l’ascension des escaliers, succession infinie de marches qui desservaient les rues attachées à l'éperon rocheux. Bryn leva le nez jusqu'à basculer la tête en arrière, sans pour autant arriver à distinguer les derniers degrés. La respiration de Mali se faisait de plus en plus saccadée. Éreintée, la vielle femme ferma les yeux et s’appuya de tout son poids contre le mur de pierre.

— Grand-mère ! paniqua Bryn. Grand-mère, tu vas bien ?

Pris de pitié, un passant aida Mali à s'asseoir dans les marches. On apporta un bol d'eau, et même un morceau de pain. Quand la vieille dame eut assurée aux quelques badauds attroupés qu'elle se sentait mieux, ils se dispercèrent pour vaquer à leur occupation. Bryn hérita de l'épais quignon de pain, et du fond d'eau restant dans l'écuelle en bois.  La mie serrée et la croûte noircie rendaient les bouchées longues à mâcher et à avaler. Une gorgée d’eau lui fut nécessaire pour déglutir convenablement. La petite aida ensuite sa grand-mère à se relever. Elles peinèrent sur leurs jambes pour continuer à gravir les marches.

Enfin, Mali sembla repérer ce qu’elle cherchait. Elles bifurquèrent dans une rue dominant le paysage. Le vent frais vint caresser leurs joues rougies par l’effort et la chaleur. La fillette s'appuya au rempart, ébahie par la vue. Elle plaça sa main en visière, persuadée de pouvoir apercevoir au loin son village natal. Une bourrasque secoua sa tunique, elle frissonna et s'éloigna du bord. La vieille la poussa à entrer dans une grande maison. Avant de passer le seuil, Mali balaya la rue du regard avec méfiance.

Une femme se trouvait dans l’entrée, assise derrière un haut pupitre en bois. Ses manches retroussées sur ses bras fins et musclés, la gérante semblait absorbée par son livre de compte. Ses lèvres remuaient en silence tandis qu’elle parcourait des yeux les colonnes de chiffre.

Mali s’éclaircit bruyamment la gorge pour signaler leur présence.

— Nous souhaiterions demander le gîte et le couvert contre labeur, déclara-t-elle d’une voix aimable.

La femme détacha son regard du volumineux registre relié de cuir et se pencha pour décortiquer les nouvelles venues de haut en bas. Bryn sentit ses prunelles noires glisser sur leurs bras et leurs jambes maigres, leurs allures fatiguées et l’inexistence de leurs provisions.

— Bien, je vais voir ce que je peux vous proposer. Attendez ici, finit-elle par lâcher.

Quand la gérante eut disparu dans le couloir, Mali se laissa glisser contre le mur frais. La fillette s’assit près d’elle et bailla à s’en décrocher la mâchoire.

— La Pension des voyageurs existe depuis des générations, expliqua-t-elle d’une voix éteinte. Elle permet aux visiteurs et aux nouveaux arrivants de travailler la journée, pour gagner leur souper et une chambre pour la nuit. Es-tu prête à faire cela ?

Bryn se frotta les yeux, sourit à sa grand-mère et opina du chef. L’aïeule lui rendit son sourire et lui caressa la joue.

La femme revint bientôt et se jucha de nouveau sur son tabouret.

— Je vous envoie en cuisine.

— Parfait, souffla Mali en se remettant sur ses pieds.

La femme s’arma d’un stylo-plume pour griffonner sur son registre. Ce simple objet révélait la richesse de la marchande. La plupart des lettrés écrivaient à l’aide de roseaux taillés trempés dans l’encre, quand il ne s’agissait pas de grossiers bâtons de fusain. Ce détail ne manqua pas de sauter aux yeux de l’aînée. Quand on avait des moyens financiers, on avait souvent le bras long.

— Quel nom dois-je inscrire ? Et d’où venez-vous ?

— Nous n’avons pas de noms…

La femme fixa la doyenne dans les yeux.

— Très bien.

Elle raya la ligne. Mali poussa un imperceptible soupir de soulagement.

— Si vous voulez bien me suivre.

Elle les mena à la cuisine, où s’affairaient déjà deux autres pensionnaires. Un homme pétrissait une grande boule de pâte sur son plan de travail fariné, tandis qu’une femme épluchait des légumes, assise à une table.

— Pas d’inquiétude, leur glissa la tenancière, vous êtes sous bonne protection tant que vous serez dans ces murs.

Bryn fronça les sourcils. Décidément, elle ne comprenait pas grand chose aux discours des grandes personnes.

— Je vous laisse aux bons soins de notre cuisinier, annonça la gérante avant de repartir.

L’homme au visage jovial essuya ses mains sur son tablier.

— Nous nous attelons tout juste à la préparation du dîner, les informa-t-il. Vous n’aurez qu’à suivre le mouvement.

La petite apprit à étaler la pâte à tarte, à la déposer dans le moule en terre cuite, à la foncer et à disposer des haricots dessus pour la faire cuire à blanc. Pendant la cuisson, elle apporta les épluchures de légumes aux poules dans l’arrière-cour, et ramassa les œufs. Le cuisinier prenait beaucoup de plaisir à apprendre son métier à la fillette, qui effectua chaque tâche de son mieux. Mali suivait tout cela en triant et nettoyant des raisins de bruyère, un sourire aux lèvres. Ce moment de répit et de quiétude leur mettait du baume au cœur. L’aide de cuisine laissa Bryn s’empiffrer de fruits sucrés. Elle lui servit une boisson au sureau, que l’enfant avala goulument.

À la fin de l’après-midi, la fillette, le menton sur la table, avait grand peine à garder les yeux ouverts.

L’hôtelière revint les chercher avec une pile de draps frais et les mena à leur chambre.

Elle aida la grand-mère à faire les lits et lui glissa à l’oreille :

— Ne vous donnez pas la peine de descendre dans la salle à manger, je vais vous faire porter un plateau.

— Merci, remercia Mali en lui prenant le bras.

La femme lui rendit son geste et sortit.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez