On frappa à la porte un moment plus tard. La grand-mère alla ouvrir et fit signe aux visiteurs d'entrer silencieusement, montrant l’enfant profondément endormie sur le lit. Mali s’effaça pour laisser passer une femme, chargée d’un premier plateau. Derrière elle suivait un enfant, dont la ressemblance ne laissait aucun doute quant à leur lien de filiation. Seul détail saisissant, il n’avait pas les yeux dorés de sa mère, mais deux iris gris, comme un ciel d’orage. La vieille les étudia attentivement alors qu’ils disposaient les plateaux sur le petit bureau de la chambre. La femme prit la cruche présente sur le meuble et sortit pour la remplir, faisant signe à son fils de l’attendre.
— Bonjour, entama Mali avec un sourire, vous êtes bien aimables de nous monter notre repas, je t’en remercie.
— Bonjour, répondit simplement le garçon, la sondant de son regard puissant.
La grand-mère sourit d’autant plus.
— As-tu mangé ?
— Non, pas encore.
L’ainée s’approcha du plateau et rompit un morceau de pain qu’elle lui tendit. L’enfant le prit par politesse, mais n’y toucha pas.
— Tu travailles ici ?
— Nous sommes de passage. Nous aidons à la Pension.
— Je vois. Comment t’appelles-tu ?
— Numa.
La femme reparut, apportant la cruche remplit. Elle versa la moitié de l’eau tiède dans la cuvette posée sur le bureau, et plaça la cruche à côté. Elle donna à l’aïeule une serviette propre, un gant en crin et un pain de savon.
La femme remarqua le morceau de pain dans la main de son fils :
— Tu as remercié ? demanda-t-elle à Numa.
— Merci madame, répondit-il.
Mali inclina légèrement la tête. Ils sortirent et la grand-mère s’assit sur le bord du lit, pensive. L’odeur des tartes chaudes envahissait la chambre à présent. Elle réveilla Bryn et la fit se débarbouiller avant de prendre son repas. Les plateaux vidés, elles se mirent rapidement au lit.
Mali se leva aux aurores et empila les plateaux et la vaisselle pour les redescendre aux cuisines. Une odeur de pain chaud inondait la pièce. Le cuisinier la salua chaleureusement, tout en touillant une grande marmite, dont s’échappaient des fragrances de fruits sucrés. Mali ne s’attarda pas et risqua un coup d’œil dans la salle à manger, qu’elle trouva déserte. Elle s’en retourna vers l’entrée et y dénicha l’hôtelière, déjà installée sur son tabouret. Mali la salua et s’assit avec précaution sur le sol, en tailleur.
— La femme et l’enfant que nous avons vus hier, vous ne les avez pas envoyés par hasard.
— Peut-être pas, répondit la femme sans quitter son registre des yeux.
— Que font des oliris si loin du désert ?
Cette fois, la femme pivota sur son siège et reboucha son stylo-plume. Elle glissa l’objet dans la poche de son tablier, posa ses mains sur ses genoux et soupira.
— Ils ont parcouru un long chemin et cherchent à se rendre au même endroit que vous.
— Vous savez où nous nous rendons ?
— Je m’en doute.
Les deux femmes se jaugèrent du regard.
— La mère ne pourra pas entrer, finit par lâcher Mali.
— Je le sais. Je lui trouverai une place dès que je serai assuré que le fils est en sécurité.
La grand-mère cala au mieux son dos contre le mur de pierre.
— Vous ne nous connaissez pas, quelles garanties avez-vous que nous le traiterons bien ?
— Vous avez implicitement sollicité mon aide et je vous l’ai offerte. En retour, faites preuve d’altruisme envers des personnes dans la même situation que la vôtre.
La gérante laissa flotter un silence avant de reprendre :
— J’ose penser que votre expérience vous permet d’en savoir plus que cette femme. Elle cherche simplement à mettre son fils à l’abri des yeux du roi.
— Acceptera-t-elle de se séparer de lui ?
— Une mère sait faire les choix les plus difficiles pour son enfant. Elle cherche partout un guide, sans succès. Les gens d’ici ne connaissent pas les oliris.
Il y avait des générations que le peuple venu de l’Ouest avait traversé le désert de Suliac. Hommes et femmes avaient fui l’esclavage qui sévissait dans leur pays d’origine. Beaucoup étaient morts dans cet exil. Ceux qui arrivèrent n’avaient plus rien et étaient faméliques. Impressionnée par leur courage, la reine Hlotilda leur avait accordé l’asile et leur fit parvenir des vivres. Une entente cordiale fut signée et des terres leur furent attribuées en échange de la promesse de payer l’impôt. Les magiciens étaient encore loués en ce temps. Ils participèrent à l’élévation de la ville de Nasrine, aux portes du désert. Le peuple de l’Ouest choisit le nom d’Oliri, signifiant « hommes libres », dans leur langue. On les distinguait à la couleur particulière de leur yeux, de grands iris jaune, où semblaient flotter des pailettes d’or. Ces gens arrivés sans rien se révélèrent d’impressionnants architectes et astronomes. La ville fut rapidement pourvue d’une université spécialisée dans ces disciplines. Les oliris vivaient pour beaucoup du commerce. Les marchands traversaient la lande caillouteuse avec leurs ânes pour combler les nobles de la capitale. Leur artisanat, considéré comme exotique, était très apprécié. Les Ernimiens se paraient de leurs bijoux traditionnels, louaient leurs cosmétiques au lait d'anesse et décoraient leurs intérieurs de poteries polies grâce au sable du désert. Une poignée d’oliris avaient choisi une vie nomade, arpentant les sables brûlant de la Porte du désert jusqu’au village de pêcheurs de Seznec. Il était rare de voir des oliris dans les régions de l’Est. Leurs échanges commerciaux se limitaient à la capitale, seule ville reliée à eux par la Grande Route. Ernim se gardait de partager cette pépite avec le reste du pays, voulant conserver un monopole commercial sur ce qui provenait de ce rempart du désert.
La vieille femme et la gérante convinrent d’une rencontre dans la soirée. Quand elle fut vidée de son personnel, l'hôtelière les réunit à la cuisine. Elle s’activa à allumer des bougies au centre de la table, masquant tant bien que mal ses réflexions internes, qui barraient son front d’un pli soucieux. Les enfants faisaient connaissance en discutant tout bas, assis côte à côte sur le banc. Les trois adultes prirent place et échangèrent des sourires polis.
— Akida je te présente la femme dont je t’ai parlé, entama la gérante.
— Vous allez pouvoir nous guider vers Frior ? demanda aussitôt l’intéressée.
La vieille eut un sourire crispé, mais soutint les prunelles d’or de la mère.
— Ça n’est pas aussi simple que cela. Je peux seulement y conduire votre fils.
La femme oliri eut un mouvement de recul, Mali leva les mains.
— Laissez-moi vous expliquer. Seules les personnes qui possèdent le don de la magie peuvent entrer dans Frior.
Un silence accueillit la nouvelle. Le garçon, inquiet, regarda sa mère, dont le visage fermé restait insondable.
— Maman…
— Attends Numa, coupa-t-elle. Si je vous confie mon fils, vous l’emmènerez ?
Mali offrit son regard le plus sincère à la femme.
— Oui, et je vous garantis que je le traiterai comme un membre de notre famille. Je suis navrée de vous imposer ce sacrifice, croyez bien que s’il existait un autre moyen, je ne vous demanderai pas une telle chose.
La gérante s’empressa d’ajouter :
— Je te trouverai une bonne place en ville.
— Le don vient du père du petit, n’est-ce pas ? questionna abruptement la grand-mère.
Akida croisa ses bras sur sa poitrine.
— Oui, mon compagnon était un magicien bleu itinérant. Il a été tué durant le massacre de Léocadie.
Attristée par la révélation, Mali comprit que la femme digérait encore la tragédie.
— J’en suis désolée. Ainsi, Numa est peut-être un des derniers magiciens bleus.
— Il sait soigner les petites plaies, comme son père le lui a appris, et il ne tombe jamais malade. Pour le reste, je ne peux pas l’aider à développer son don. Il n’était plus en sécurité à Nasrine.
— Les magiciens n’y sont plus les bienvenus ? s’inquiéta Mali.
— Le nouveau roi est plus méfiant que son père. Il a dépêché des informateurs partout dans la ville pour traquer les magiciens. Je n’ai pas attendu qu’ils viennent nous cueillir un beau matin. Les gens sont de moins en moins nombreux à couvrir leurs voisins, affirma-t-elle avec dégoût.
La grand-mère secoua la tête, consternée par ces nouvelles.
— Il n’y a donc plus que Xylia et Beranan pour s’entêter face au roi. Vous avez bien fait de venir ici plutôt qu’à Oster. En tant qu’avant poste du roi, le bastion de l’Est essaie depuis des lustres de découvrir le chemin vers Frior.
— La réputation des montagnards me semblait plus digne de confiance.
Akida sourit à l’hôtelière.
— Tu as eu raison, approuva celle-ci. La magie rouge est encore vivace, nous ne laisserons pas les nôtres aux mains du roi.
— Vous êtes magicienne ? intervint Bryn, qui avait écouté la conversation avec attention.
Les yeux des enfants se fixèrent sur la gérante.
— Je viens d’une famille de magiciens, plus précisément. La Pension des voyageurs a toujours ouvert ses portes à ceux qui cherchaient la route de Frior. Vous trouverez de nombreux partisans de la magie rouge en ville, mais très peu de magiciens sont encore dans les murs de Beranan. Ils ont trouvé refuge au Hameau des bûcherons, dans la sapinière. C’est la prochaine étape de votre route vers la cité cachée.
Elles conclurent que le départ se ferait au petit matin. La gérante se retira en emmenant Bryn avec elle. Numa refusait catégoriquement d’abandonner sa mère derrière lui et l’exprimait à cor et à cri. Akida discuta longuement avec son fils. Mali resta à l’écart jusqu’à qu’il eut besoin de lui poser des questions. Elle répondit patiemment à toutes ces interrogations. Numa finit par céder dans un torrent de larmes. Sa mère s’agenouilla et prit sa tête contre son épaule. Elle le berça en lui parlant tout bas à l’oreille, ses cheveux sombres se mêlant à ceux de son fils. La nuit était bien avancée quand ils sortirent tous deux et que l'aînée remonta dans sa chambre. Elle y retrouva la petite, déjà endormie dans son lit.
Mali s’étendit sur le dos et observa le plafond, préoccupée. Demain, ils partiraient à trois de la ville de Beranan.
Et une petite coquille :
dès que je serai assuré que le fils est en sécurité. -> assurée