Je me suis affaissée dans le fauteuil bergère. Les genoux repliés sous le menton, j'ai écouté la pluie diminuer puis s'arrêter en tentant de faire abstraction du brouhaha incessant du groupe de filles à côté qui avait finalement décidé de prendre congé après plusieurs minutes. Quand la cloche annonçant l'heure du dîner a retenti, Amber est venue me voir.
—Amy ? a-t-elle dit.
Je levai la tête vers elle et lui sourit.
— C'est l'heure du dîner, j'espère que tu as faim. Et que tu adores les pièces bondées, a-t-elle ajouté avec un sourire.
— Je pourrais dévorer un ours, ai-je dit sans conviction.
Amber a pris une bouteille de parfum posée sur la petite table et l'inspecta.
— Crois moi, c'est une mauvaise idée.
J'ai froncé les sourcils.
— Tu as déjà mangé un ours ?
— Non, mais lui a bien failli. (Elle a reposé la bouteille et s'est affalée sur le fauteuil à côté du mien en se massant l'arête des yeux.) Je n'essaierai plus jamais d'en dompter un, ça c'est sûr.
J'ai secoué la tête en l'imaginant faire.
— Oh, ai-je fait. J'allais oublier. Tu as prévu de manger avec quelqu'un aujourd'hui ? (Elle m'a dévisagée et je précisai.) À part moi, je veux dire.
Elle a plissé légèrement les yeux avant de répondre.
— Tu as rencontré la Trinitée ?
— Quoi ? me suis-je esclaffée. Je ne sais même pas de qui tu...
— Les trois pétasses. La Triade. Le Trio. Les Trois mousquetaires, a-t-elle récité. Abbigaelle, Queen et Taylor.
Pourquoi est-ce qu'il fallait qu'il y ait dans chaque établissement que je fréquentais, un groupe de filles populaires qui ne menait pas large auprès des autres étudiants ?
— Oh ! ai-je fait. Oui, elles m'ont proposé de manger avec elles, en t'invitant.
Elle a pouffé.
— Petites hyènes, elles n'en ratent pas une, a maugrée Amber.
Je l'ai regardée, passant mon regard de la pointe de ses escarpins noirs à sa main posée sur le sommet de sa tête. Je comprenais que les autres étudiants aient envie d'être proche d'elle. C'était même la première fois que je me faisais une amie en dehors de Blue.
En repensant à elle mon cœur se serra. Je lui avais juste expliqué que nos parents nous envoyaient Daryl et moi dans un établissement mieux côté qui nous garantirait un avenir plus sûr. Le baratin habituel que sortent des parents normaux à leurs enfants tout aussi normaux lors d'un déménagement. Je pense qu'elles se seraient bien entendues toutes les deux.
Maintenant qu'on parlait d'elles, c'est vrai que Queen, Taylor et Abbigaelle avaient vraiment l'air de vouloir s'attabler aux côtés d'Amber. Je les voyais donc mal lui faire un coup tordu qui puisse susciter ce dédain à leur égard.
— Un soucis avec elles ? ai-je demandé en posant ma joue dans la paume de ma main.
— Tu sais quand je te parlais des personnes que je pouvais maladivement pas piffrer ? (J'ai hoché la tête.) Eh bien, je parlais précisément d'elles.
— J'ai cru le comprendre quand j'ai vu leur réaction face à l'autre fille.
Son nom m'a échappé un instant, mais avant que je n'aie le temps de le dire, Amber m'a devancée.
— Elles se sont encore prises le bec avec Tori ? a-t-elle demandé.
— Disons que j'ai ressenti l'animosité lorsqu'elle est venue me saluer.
Amber a passé son pouce sur sa lèvre, et il m'a fallu quelques instants pour comprendre que c'était un genre de toc.
— Tori est sympa, même chose pour son amie, Sophie. Tu vois qui c'est ?
— Une... fausse brune, ai-je tenté toujours pas remise de sa couleur.
Amber a étouffé un nouveau rire.
— Difficile de ne pas le remarquer, hein ? Je crois que c'est les effets secondaires de ses pouvoirs de nécromancienne, a-t-elle dit. Elles sont toutes les deux gentilles, mais tu vois, elles sont tout le temps collées ensemble avec deux types, Derek et Sam. Je préfère ne pas m'aventurer là-dedans.
— Leurs petits-copains respectifs je suppose ?
Amber a secoué la tête.
— Non, Sophie est avec Derek, un grand mec, c'est un loup-garou. Sam, est juste un ami. C'est un sorcier et ...
Elle s'est interrompue et s'est brusquement levée, prise de court.
— Bon sang, j'avais complètement oublié pourquoi j'étais venue. Gold va nous allumer devant tout le monde, on ferait mieux d'y aller.
Je me suis relevée également et l'ai suivie au pas de course dans le couloir.
— Il y avait quelqu'un d'autre aussi, Scout je crois, ai-je relancé.
On est descendues au rez-de-chaussée où plusieurs étudiants prenaient le même chemin que nous en direction du réfectoire.
— Scout n'est pas sociable, elle est tout le temps branchée à son téléphone. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles la Triade ne s'en prend pas à elle. Je devrais prendre exemple.
Amber a dû sentir mon regard sur elle parce qu'elle a poursuivi :
— C'est une métamorphe, a-t-elle dit avec un sourire.
Nous avons continué à discuter en longeant les couloirs, puis nous avons débouché sur un grand Hall. En me penchant par dessus la rambarde de l'escalier, j'ai finalement vu que nous étions loin d'être les dernières, ce qui a semblé rassurer Amber qui a porté la main à son cœur. La directrice devait prendre les retards très au sérieux
Nous sommes alors descendues. En arrivant devant la porte, j'ai remarqué Daryl en compagnie d'Alex qui m'a fait signe en me voyant.
— Des moules, a dit Daryl.
Amber et moi nous sommes regardées et Daryl a poursuivi non sans un soupir.
— Ils ont eu le cran de préparer des moules, a-t-il répété, affligé.
— Mais c'est génial, s'est entousiasmée Amber.
Alex a émis un grognement de mécontentement.
— Non ? a ajouté Amber en voyant leur réactions.
— ...J'espère que ça fera ton bonheur dans ce cas. Allons-y avant qu'il n'y ait plus de place.
À ma grande surprise Alex est resté avec nous. En rencontrant le regard d'Amber, j'ai qu'elle était aussi surprise que moi et elle m'a répondu par un haussement d'épaules avant de vanter de la qualité du moelleux au chocolat.
La salle à manger était bizarre. Après avoir entendu dire qu'elle avait été réaménagée en salle de bal, je m'étais attendue à voir des lustres en cristal, des parquets rutilants, un mur de glaces, comme dans les comptes de fées. Au lieu de cela, l'endroit semblait aussi décrépit que le reste du manoir. Bien entendu, il y avait des lustres et des glaces mais masquées par des draps.
Des tables de différentes tailles étaient éparpillées dans la salle immense. Une grande table en chêne trônait à côté d'une autre, en formica, qui semblait avoir été volée dans un restaurant. J'avais même repéré un banc de pique-nique.
Sur une longue table basse, j'ai avisé des plats d'argent contenant des crevettes, des poulets rôtis fumants et des coquillettes au fromage. Puis, bouche bée, j'ai contemplé un gâteau au chocolat de plusieurs étages décorées de fraises.
— C'est exceptionnel, nous a averti Alex. Uniquement pour l'arrivée des nouveaux élèves.
— Histoire qu'ils ne se tuent pas tout de suite, a repris Ambre passant son doigt sur les côtés de ses lunettes. Il y aurait de quoi.
— Et d'habitude alors ? a demandé Daryl en haussant un sourcil. Qu'est ce qu'ils servent ? De la cervelle de moineau avec des langues de troll en accompagnement ?
— Non, ça s'est juste les week-end, a répondu Amber en lançant une œillade complice à Alex avant d'éclater de rire en voyant nos regards effrayés. Ne vous en faites pas, c'est pas aussi luxueux tous les jours, mais on n'en meurt pas.
Après avoir empilé la nourriture sur nos assiettes, nous avons cherché des places. Il restait quelques chaises vacantes à chaque table et les conseils de la mère me revenaient : « Je vous en prie, faites un effort pour rencontrer de nouvelles têtes. ». Mais ma mère n'était pas là et il me semblait que ni Daryl, Amber ou moi ne voulions nous montrer sociables. Mon avis sur Alex était mitigé. Près des portes j'ai remarqué une petite table et je la leur ai désignée.
Elle devait avoir servi à des gamines pour jouer à la dînette, mais vu que c'était l'unique table disponible, nous n'allions pas faire les difficiles.
J'ai avancé les yeux braqués sur mon objectif quand, sans m'y attendre j'ai heurté une chose épaisse et dure. C'était un dos.
Quand le dos s'est tourné vers moi, j'ai étouffé un cri.
Le type devait mesurer plus d'un mètre quatre-vingt dix et ses épaules étaient aussi large que la porte à côté de laquelle il était.
— J-Je... Désolée, je ne t'avais pas vu, ai-je fait en bégayant.
Son regard, blasé au départ s'illumina en un instant. Ce fut tellement époustouflant que j'en avais retenu mon souffle. En suivant son regard j'ai vu qu'il regardait derrière moi.
— Tu fais vite ? La place ne va pas t'attendre, et ce n'est pas comme si ton nom y était écrit.
Je me suis retournée et j'ai vu Sophie qui arborait un magnifique sourire, l'opposé de ce que j'avais vu une heure avant.
— J'avais un... truc à faire.
Sa voix était grave, mais mélodieuse.
Sophie a reporté son attention sur moi, et contrairement à plus tôt dans la soirée. Elle a gardé son sourire.
—Tu dois être Amélia? Je m'appelle Sophie, et lui c'est Derek, m'a-t-elle dit. Je n'ai pas eu l'occasion de te souhaiter la bienvenue à cause de... d'insectes nuisibles.
Amber a étouffé un rire.
— Tu mâches toujours autant des mots, lui-t-elle dit en lui donnant un coup d'épaule.
En regardant à côté d'elle j'ai remarqué que mon frère et Alex avaient disparus. En jetant un coup d'œil vers la table je vis qu'ils l'avaient réservée. Bonne initiative.
— Il y a de quoi, a-t-elle répliqué. Tori fait comme si elles n'existaient pas (Elle m'a regardée.) Tu as dû voir le résultat.
Elle a soupiré en tendant le cou, j'ai suivi son regard et j'ai aperçu la Trinité.
— Je n'y arrive pas, a-t-elle conclu.
— C'est parce que tu es trop gentille, l'a sermonée Amber. Avec ta poussée de croissance je pense que tu as gagné bien plus qu'un regard effrayant.
— Elles sont aussi pénibles ? ai-je demandé.
— Plus pénibles que ça c'est le diable, répondit Derek pour la première fois comme si c'était capital de le préciser.
Sophie a tapoté son bras.
— Elles sont toxiques. Si tu veux un conseil : Évite les.
Après quelques minutes, Sophie et Derek se sont éloignés en nous souhaitant un bon repas et Amber et moi avons rejoint les garçons.
Eh oui... Les moules... On a connu mieux comme plat !