Chapitre VIII : Tunrida Beest

Il m'a fallu une semaine pour m'habituer à l'établissement. Le couvre feu, les réveils matinaux express, la queue pour la salle de bain, le petit déjeuner bruyant, la surpopulation dans les couloirs. Les premiers jours, j'avais rarement croisé Daryl. Amber m'avait dit qu'elle le voyait souvent en compagnie d'Alex, et quelques fois avec d'autres amis à lui.

En parlant d'elle, on s'entendait très bien et on pourrait même dire qu'on était devenues très proches. Bon, après tout, elle ne restait avec personne d'autre que moi. Et moi... moi aussi. On se racontait tout et n'importe quoi avant d'aller dormir et elle me jetait ses affaires à la figure quand j'étais d'humeur ronchonne et que j'avais du mal à me lever.
Tori et Sophie me saluaient lorsqu'elles me voyaient, Derek était distant, mais j'avais fini par rencontrer Sam, un asiatique blond plutôt mignon. Scout m'avait parlé une fois, elle m'avait dit de ne pas utiliser toute l'eau chaude dans les douches.

Les cours étaient d'une facilité déconcertante. À croire que le programme était créé de façon à nous endormir. Les professeurs blablataient de façon tristement ennuyante. Il n'y avait aucun cours exceptionnel, si ce n'était le cours de combat, de potion (dont je ne comprenais pas l'utilité) et d'histoire du monde obscur.

Amber assistait au cours de sorcellerie, elle m'a assuré un millier de fois au moins qu'il était barbant et que je ne ratais absolument rien. Elle disait que c'était l'un des seuls désavantages au fait d'être une sorcière. À part le fait d'inconsciemment déclencher ses pouvoirs lorsqu'elle faisait un rêve mouvementé. C'était en effet troublant de se faire attaquer par des lianes en pleine nuit.

Ce jour là, j'avais mon tout premier cours de combat avec Madame Beest. Sophie m'avait confié quelques jours auparavant que ses cours n'étaient pas terribles. D'après elle, elle était stricte. Beaucoup trop stricte.

— Pourquoi est-ce qu'on a son cours qu'une fois par semaine ? ai-je demandé en enfilant mon uniforme de gym qui consistait en un short rouge vif en coton et un T-shirt collant de la même couleur avec les initiales E.M imprimées au dessus de mon sein gauche.
— Parce que si c'était tous les jours tu serais à l'hôpital, m'- t-elle répondu en enfilant son débardeur. C'est pas des plaisanteries. Surveille tes arrières.
— J'espère quand même qu'il n'y aura pas de groupes, lui ai-je confié. J'étais toujours la dernière choisie dans ce genre d'activités. Et je n'ai jamais compris pourquoi.
— Peut-être que tu étais trop forte pour tes chers camarades ? a-t-elle lâché avec un clin d'œil. La jalousie les étouffe. 

Je lui ai lancé un regard lourd de sens en attachant mes cheveux et elle m'a répondu par un haussement de sourcils.

— Je ne sais pas si ça peut t'aider, mais on se met souvent en binôme (Elle m'a pointée du doigt avec sa paire de lunettes avant de la ranger dans son casier.). Et ce n'est pas elle qui choisi. Enfin... Si elle ne te déteste pas.

J'ai dû faire une tête pas très sexy parce qu'Amber a pouffé.

— Si elle t'a dans le collimateur autant te dire que s'en est fini de toi, a-t-elle dit en ajustant ses cheveux avant de me prendre par les épaules. Mais ne t'en fais pas, il n'y a pas de raison. Souris et fais toi assez petite pour pas te faire tuer et assez grande pour éviter qu'elle fasse de toi son bouc émissaire. Baisse les yeux quand elle te parle mais ne courbe pas le dos. Aie l'air confiante mais pas snob. Tu peux fayoter, mais pas trop ouvertement. Elle déteste les lèche-bottes. 

Super. J'allais faire face à Vladimir Poutine.

Je me suis adossée à l'un des casiers en contemplant une tache suspecte au plafond, attendant qu'Amber finisse de se préparer.

Madme Beest était un démon d'après ce qu'Alex et elle nous avaient dit. Je m'y connaissais légèrement en ce qui concernait les Anges et les Démons, ou du moins, je n'étais pas complètement à la ramasse.

— Dis, ai-je commencé. Madame Beest, ce n'est pas son vrai nom n'est-ce pas ?
— En effet.

Elle s'aspergea de déodorant en grimaçant lorsqu'elle s'en appliqua sur le visage par mégarde.

— C'est la démone Tunrida, m'a-t-elle expliqué. Madame Gold lui a apparemment trouvé un nom de famille pour l'aider à "s'intégrer". Mais personnellement, je trouve que Mme Tunrida sonne moins effrayant.

Tunrida, Tunrida... ce nom me disait quelque chose... Ah oui ! Une démone scandinave aussi appelée Démone Dérangée. C'était autrefois une humaine du nom de Cassialys. Un soir, alors qu'elle avait rendez-vous avec son meilleur ami Aethan, elle a fait la rencontre d'une créature démoniaque poilue et grande. Elle l'a kidnappée et transformée en démon après je ne sais combien de tentatives d'incantations. Elle est ensuite devenue Tunrida. Plus Cassialys. Cassialys était gentille, douce, altruiste. Pas comme Tunrida. Tunrida était une garce.
C'était un démon. Le mal incarné. Elle était sadique, manipulatrice et adorait faire peur. Elle était également très peu sociable avec les autres démons. Typiquement le genre de personne qui se moquerait en vous voyant vous vider de votre sang. Et pourquoi pas faire de vous un bon steak ? Le genre de personne qui vous couperait la tête juste parce qu'elle ne lui plait pas.
Alors évidemment, j'appréhendais ÉNORMÉMENT ce cours.

Amber a dû voir mon expression parce qu'elle m'a souri.

— Ne t'inquiète pas, m'a-t-elle dit. Elle est ici depuis longtemps maintenant. Et si elle avait été une menace pour nous, jamais personne ne l'aurait laissée enseigner ici. Elle est pas cool et désagréable. Borderline bipolaire mais pas dangereuse.

J'espérais qu'elle avait raison, je n'avais pas spécialement envie de mourir aujourd'hui.

— Je dois juste me garder le silence. Mais pas trop bas.
— Exactement ! s'est-elle exclamée avant de mettre son bras autour du mien. Allez moussaillon, à l'abordage. Tu vas en jeter, tu vas voir.

Nous nous sommes dirigées vers le gymnase qui devait se trouver à une centaine de mètres des vestiaires. Je ne comprenais toujours pas ce changement horrible de températures entre le matin et l'après midi. Évidemment, j'avais déjà supporté des chaleurs caniculaires mais ça ne m'avait jamais donné envie de me vider de mon désir de vivre.

— Amy ! Amberlynn ! a roucoulé une voix.

Amber a soufflé en se pinçant l'arête du nez puis m'a intimé de marcher plus vite. Mais comme ç'aurait été trop facile, j'ai eu la merveilleuse idée de me retourner. Taylor, Abbigaelle et Queen trottinaient comme des dindes vers nous et Amber s'est arrêtée, estimant sans doute qu'il ne servait plus à rien de fuir. Elle m'a quand même regardée méchamment.
Je ne leur avais pas adressé la parole depuis le jour de mon arrivée et quelque chose me disait que cela remontait à plus loin pour Amber. Alors je me demandais ce qu'elles voulaient.

— Salut, ai-je dit avec un sourire que m'a rendu Abbigaelle.
— Ça fait longtemps, a-t-elle répondu d'une voix crémeuse avant de regarder Amber qui se forçait à sourire. Je t'ai envoyé un message à la fin du dernier semestre pour qu'on puisse passer les vacances d'été toutes les quatre, tu ne l'as pas reçu ? J'avais trouvé que ce serait sympa comme idée  : Toi, nous. On formerait une belle équipe, tu ne trouves pas ?
— Genre, D'Artagnan et les trois mousquetaires, imagine les vacances d'enfer ! s'est exclamée Queen en riant.

Amber et moi nous sommes regardées.

— On organise une soirée filles, a-t-elle repris. Ça pourrait nous aider à rattraper le temps perdu, mettre nos potins à jour ? Évidemment tu es invitée, Amy, a-t-elle dit avec enthousiasme avant de me regarder.

Taylor restait impassible et je me suis dit qu'elle était peut-être la plus normale des trois.
J'ai jeté un coup d'œil à Amber qui n'avait pas bougé d'un cil. Je me suis dit qu'il fallait que j'intervienne avant que cela ne devienne encore plus gênant.

— Ce serait super, laissez nous le temps d'y réfléchir. On vous redonnera la réponse plus tard, promis, leur  ai-je assuré. Ç'a l'air cool comme soirée.
— C'est une façon polie de nous dire d'aller nous faire voir, a lancé Taylor en me lançant un regard dédaigneux.

Elle avait pourtant été gentille avec moi à notre rencontre.

Queen lui a jeté un regard noir et j'ai entendu Amber tousser. Je me suis tournée vers elle et elle m'a répondu par un regard désolé.

— Au moins une qui a reçu le message, a-t-elle dans sa barbe sans que les autres filles ne l'entendent.

Elle a soupiré.

— On y réfléchira, a-t-elle lancé. C'est juste qu'on a un programme chargé ces derniers temps.

Ce n'était pas totalement faux, on passait la soirée à regarder les séries dont elle raffolait.

— On comprend, c'est normal, a tenté de rattraper Abbigaelle. On ne vous en tient pas rigueur. De toute façon, vous savez où est notre chambre.

Queen a regardé Taylor l'air de dire « Tiens ta bouche » avant de continuer, et je me suis demandée ce qu'elle préparait.

— Vous pouvez amener Tori et Sophia, a-t-elle articuté lentement comme si le fait de prononcer leurs noms lui écorchait la gorge.

Abbigaelle a tenté de refouler sa surprise, Taylor à son tour a paru scandalisée. Scandalisée et insultée. Elle a regardé Queen comme un chiot qui venait de faire pipi par terre. Et avant qu'elle n'ait le temps de parler, Amber l'a devancée.

— Ça marche, on leur en parlera. Merci encore pour votre invitation. C'est gentil de vouloir resserrer les liens.

— Par-fait ! s'est excitée Abbigaelle. J'espère qu'on vous verra ! Bon, on se retrouve en cours. Bouh ! La bête nous accueille dans son antre !

Sur ces paroles pleines de sagesse, elle nous ont dépassées.
— C'est dingue, ce changement de personnalité me ferait presque peur, a dit Amber en les regardant s'éloigner en direction du gymnase.
— Tu exagères. À part l'épisode avec Tori elles ont l'air gentilles.

Amber a pouffé en recommençant à avancer, jugeant sans doute que la distance qui nous séparait d'elles était sécurisante.

— L'épisode avec Tori, comme tu dis, résume tout leur caractère. Ça là (Elle battit de l'air avec ses mains.), ce n'ai que de la poudre aux yeux. Elles ont besoin de nous dans leur groupe diabolique, c'est pour ça qu'elles font les lèches-bottes. C'était pareil avec Sophie et Tori.

Sophie et Tori ont donc été des déesses aux yeux de la Trinité ? Intéressant.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? ai-je demandé.
— Elles ont dit non, et puis Tori a commencé à sortir de ses gonds quand la situation a dérapé, m'a-t-elle expliqué en se tournant vers moi. Elles sont rentrées par effraction dans leur chambre. Depuis, les filles les prennent pour des cinglées — à juste titre —. La réputation de ces trois folles a pris cher. Et comme toute diva qui se respecte, elles ont rejeté la faute sur Sophie et Tori. Non mais tu imagines ? Faire un truc aussi chelou pour en vouloir aux victimes ? (Elle secoua la tête.) Complètement barges.

J'ai haussé les sourcils en m'imaginant me réveiller par les murmures de trois filles assises dans un coin de ma chambre. J'ai chassé cette idée de mon esprit en me demandant ce qui devait clocher chez elles.

— Elles sont du genre à avoir tout ce qu'elles veulent. Elle détestent le refus. C'est pour cette raison qu'elles sont aussi détestables, a-t-elle conclu.

Nous avons franchi l'entrée. Le gymnase était vaste et donnait l'impression de l'être davantage à cause de la cinquantaine d'élèves qui s'y étaient agglutinés. Comme au gymnase de mon lycée, on y trouvait des tapis rouges en mousse, du parquet, des poids, des altères et même quelques trampolines.

Amber a fait de grands signes de mains et je me suis rendue compte qu'elle appelait Alex qui était avec Daryl. Cela allait faire plusieurs jours que je ne l'avais pas vu. J'étais terriblement contente.
Un sourire s'est dessiné sur mon visage et je me suis élancée vers lui. Lorsqu'il m'a réceptionnée et serrée dans ses bras je me suis rendue compte qu'il m'avait plus manqué que je ne l'aurais imaginé. Et que c'était peut-être bien réciproque.

— Dites donc, vous faites le mur ? a demandé Amber.
— Non, répondit Alex avec suspicion. Pourquoi ?

Je me suis légèrement dégagée de Daryl en gardant tout de même mon bras derrière son dos.

— Parce que vous avez lit-té-ral-le-ment disparu. C'est étrange, n'est-ce pas ?
— Oui..., a répondu prudemment Alex en tentant de comprendre où elle voulait en venir. Mais on ne se croisait pas tellement avant non plus.

Amber n'a rien répondu mais elle s'est contentée d'un « Hm. » à peine audible. Mais avant d'avoir le temps de relancer la discussion Alex a repris.

— Toi en revanche, tu as vraiment disparue. C'est dingue, plus personne ne te voit, dit-il avec un étrange sourire.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? a-t-elle répondu un brin agacée sans que je ne comprenne pourquoi.

Alex a plissé les yeux en la toisant d'un air suffisant puis il m'a regardée avec un sourire.

— Je dis juste que c'est suspect (Il a haussé les épaules.). Pas de quoi se fâcher.

— Je suis bien plus investie que toi, je te signale ! 
— N'empêche il a raison, m'a confié Daryl. Je ne vous ai pas vues ces cinq derniers jours. Non pas que j'aie compté, ajoute-t-il précipitamment.

Je lui ai donné une tape sur l'épaule en ricanant.

—  On était là pourtant, mais quoique un peu occupées avec les cours, tout ça. On devrait se voir plus souvent étant donné que ce n'était qu'une semaine de préparation.
— Ouais. Ça fera quand même bizarre d'être dans la même classe.

J'étais sur le point de répondre quand une voix perçante a retenti dans le gymnase.

— Votre attention !

Affublée du même ensemble que le nôtre, Tunrida s'est frayée un chemin à travers la foule. En passant à côté de moi, j'ai remarqué qu'elle avait une cicatrice sur le cou. Elle avançait comme le ferait une prêtresse, attendant que ses sujets lui baisent les pieds, et je me suis demandée si ses talents d'enseignante n'étaient pas un peu exagérés. En arrivant devant nous, elle toisa la salle du regard en croisant les bras.

—Pour ceux qui ne me connaissent pas encore, laissez-moi me présenter : Je suis Madame Beeste. C'est moi qui vous enseignerai au courant de cette année les rudiments du combat. J'espère que vous quitterez cet établissement en un seul morceau et avec une espérance de vie relativement correcte. Mais quand je vois la tête de certains d'entre-vous je me dis que l'univers s'évertue à me lancer des défis impossibles à relever et pour lesquels je suis plus que sous payée. Je suis une enseignante pas le génie de la lampe.

Ce qu'elle avait dit n'avait rien d'effrayant, mais quelque chose dans son regard jade sombre me faisait froid dans le dos. Daryl mima un « Elle a l'air sympa. » auquel Alex lui a répondu par une tape sur le torse. En me tournant vers Amber j'ai vu, non loin d'elle, Sophie qui, en croisant mon regard, m'a lancé un sourire chaleureux. En le lui rendant je me suis dit qu'elle avait l'air bien plus gentille que la première fois où j'ai posé les yeux sur elle.

— Vos professeurs diront sûrement que les cours théoriques valent mieux que les cours pratiques : Je ne suis pas d'accord. Comment pourrez vous survivre face à des démons ? Ou face à moi ? a-t-elle lentement ajouté en parcourant soigneusement toute la salle du regard. En leur lançant vos cahiers ? Ou peut-être que certains petits malins sont des apôtres de la non-violence ? Et à ça je dis : Vos visages reflètent bien vos valeurs; pathétiques et pitoyables petits idiots niais.

On ne devait pas avoir l'air d'assez appréhender parce qu'elle a subitement eu l'air en colère. Elle a déplié une liste et son doigt à l'ongle parfaitement aiguisé a manqué de la perforer.

— Amélia Walsh, a-t-elle appelé d'un ton à la fois calme et autoritaire.

J'ai entendu le hoquet de surprise d'Alex avant de lever timidement la main.
Elle a levé la tête comme si elle savait déjà où j'étais avant de me lancer un regard méprisant.

— Ici, cracha-t-elle.

Je me suis approchée sous le regard compatissant d'Amber.

— Courage, m'a-t-elle murmurée. Rappelle-toi, baisse les yeux, obéis et ne fayote pas trop.

Génial. Tout à fait extraordinaire.

 

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