Les naufragés se réveillèrent quelques heures plus tard à bord du yacht qui leur était venu en aide. Ils avaient été recueillis dans un salon somptueux dont les parois étaient capitonnées de velours mauve, des appliques murales y diffusaient une lumière douce et diaphane, les spiritueux les plus savoureux reposaient sur une table basse en acacia encadrée par deux fauteuils Louis XV faisant face à un divan dont le tissu était brocardé de tresses en fil d’or. L’ensemble du navire répondait à ce même luxe, à ce même sentiment de perfection. Le bateau comptait trois ponts, richement décorés d’étoffes exquises et d’essences de bois rares ; la carrosserie se composait d’aluminium mat et elle était traversée à chaque pont par de longues bow-window qui dessinaient de larges ouvertures sur l'extérieur donnant et sur la proue et sur la poupe qui était assez large pour y accueillir une piste d'hélicoptère. Ils se virent offrir des mets délicieux disposés dans une vaisselle étincelante ainsi que de nouveaux vêtements d'un goût excellent. Accéder à un tel confort aussi soudainement assomma Roger et Cánimo de stupéfaction, ils étaient demeurés muets devant autant de faste et, après une journée silencieuse où seul un valet vint s’enquérir de leur état, ils retournèrent dans leurs chambres s’assoupir à nouveau pour la nuit.
Ils apprirent plus tard, par le capitaine du navire, qu'ils s'étaient englués dans le continent de plastique, et Roger fut choqué d'apprendre que l'incivilité des hommes ait pu produire pareil désastre dans le meilleur des mondes possibles ; jamais il ne s'était imaginé pareille abomination et il s'en montrait sincèrement ému et indigné.
Quelques jours de navigation suivirent et Roger ne s’expliquait toujours pas le miracle de ce yacht providentiel en plein milieu du Pacifique. Cánimo finit par lui révéler qu’il existait une mallette de secours satellite dans chaque canot de sauvetage. Cette mallette pouvait envoyer un message de détresse au navire le plus proche. Il s’était abstenu longtemps de le faire de peur que ce navire fusse mexicain ou américain. Cependant, une fois coincés dans le cimetière de plastique, il n’avait pas eu d’autre choix sinon celui de l’utiliser pendant que Roger explorait les lieux. Une chance, avait ajouté Roger, que ce S.O.S. fut capté par le yacht d’un milliardaire ; assurément, cette opportunité les tireraient d’affaire car cet homme devait sûrement être quelqu'un de très vertueux pour posséder autant d’argent. Il avait hâte de le rencontrer !
Ils accostèrent sur une île au sable opalin, des arbres tropicaux bordaient la côte et, dans le cœur des terres, des buildings d’acier hauts et scintillants pontifiaient l’océan tout entier. Un autre valet, en livrée celui-là, vint les accueillir ; il leur souhaita la bienvenue et se préoccupa de savoir où se trouvaient leurs bagages et fut fort désappointé de constater qu’ils n’en avaient pas. Roger, Cánimo et leur accompagnateur quittèrent la plage et pénétrèrent dans un petit espace boisé pour déboucher dans une cité d’une étrange modernité. Ils furent invités à prendre place dans une Lexus au design viril assez large et longue pour accueillir l'ensemble du groupe. Les routes, de grands boulevards à six voies, étaient couvertes d’un macadam grenat. Dans ce pays, l’entrée de chaque immeuble était protégée par un système sophistiqué de digicode, de carte à puce et de porte blindée. Aucun passant ne se promenait à cette heure, aucune voiture – sauf la leur – ne circulait, aucun commerce ne vivait, aucun restaurant, aucun café ne servait ses clients, aucun théâtre n’accueillait de public, aucun cinéma ne programmait de projection, aucun banc n’accueillait de couple, aucune société ne semblait vivre dans cette ville. Les rares panneaux d’affichage qu’ils croisèrent, faisaient la publicité de produits financiers juteux, de voitures de luxe et de produits pharmaceutiques destinés à améliorer ses performances au travail mais, hormis Roger, Cánimo et le valet ne pouvait prendre connaissance de l’existence de ces merveilles tant les rues étaient désertes. Or, partout sur les avenues, les boulevards et les faubourgs de cette cité, des caméras de surveillance inspectaient ces habitants fantômes ; des porte-voix diffusaient – on ne savait à qui – une émission incompréhensible sur l'économie entrecoupée çà et là par les chiffres du Nasdaq, du Nikkei, d’Euronext, du London Stock Exchange, etc. Chaque prise de parole se concluait par la même phrase : « Vive le marché et vive la Main ! ».
La Main. Elle semblait être présente en tout, et partout ; à chaque carrefour, la statue d’une main élevée vers le ciel, forgée dans un métal rutilant saluait fièrement les visiteurs. Ces sculptures massives communiquaient à la fois un sentiment de force et de justice, une autorité naturelle incontestable et dont la colère pouvait être redoutée car la présence qu’ellesimposaintt, laissait croire qu’il était possible de provoquer Son courroux à n'importe quel moment. Cette île était davantage Son royaume que celui des hommes, la Main faisait force de loi, et Ses lois étaient inscrites sur le socle de chacune des sculptures érigées en Son honneur, au niveau du poignet, en lettres capitales, traduites dans plusieurs langues : « L’intérêt général n’est que la somme des intérêts particuliers », « L’offre, la demande », « Travaille, obéis, consomme », « L’homme est parfaitement rationnel », « Le travail libère ». Et Roger en lisant ces préceptes, se félicita d’y retrouver des lois qu’il connaissait bien puisque le professeur Foolish lui en avait enseignées quelques unes. Hélas, il n’avait jamais fait mention à son disciple de l’existence de la Main.
La voiture se présenta en bas d’une bâtisse monumentale, assurément le building le plus élevé de toute l’île. Son perron était un immense escalier de pierre blanche flanqué en son sommet d’une douzaine de colonnes ; elles supportaient un tympan richement décoré d’or et d’albâtre à la gloire de la Main ; une porte austère, rectangulaire, composée d’un métal lourd se trouvait à l’arrière du péristyle, elle était fixée à un montant de marbre gris clair et semblait garder un secret aussi lourd qu’elle. Roger et Cánimo étaient tellement stupéfaits par cet environnement qu’ils n’osèrent pas faire le moindre geste lorsque le moteur de la Lexus s’arrêta. Il fallut qu’un majordome dont ils n’avaient pas remarqué la présence tant il était discret, ouvrit les portières pour les inviter à sortir du véhicule et à gravir les escaliers.
- Monsieur vous attend, Messieurs.
***
Et il leur indiqua la marche à suivre. Ils pénétrèrent dans le hall d’entrée. Il s’agissait d’une vaste salle circulaire nue de tout ameublement. La façade en marbre, si opaque depuis l’extérieur, laissait entrer la lumière du jour comme si cela eût été une fenêtre. Ce mur qui représentait un peu moins de la moitié de la circonférence du building, éclairait le reste des parois, lesquelles étaient principalement composées de boîtes aux lettres ; aux étages une multitude de facteurs ensmoking et équipés d’un système de commande vocale s’occupaient de les remplir de toute sorte de courriers, ils se déplaçaient d’une boîte à l’autre empruntant un réseau d’escaliers en hélice fixé à même les parois sombres du bâtiment, la paroi de marbre étant contournée par un ingénieux système de lacets. Et les cliquetis provoqués par le glissement des enveloppes dans ces fentes dorés, et les bruits de pas précipités sur les marches, et les rares mots prononcés par ces facteurs à leurs robots produisaient un brouhaha feutré et étourdissant.
L’escalier en hélice était soutenu par trois piliers carrés, deux d’entre eux se trouvaient aux extrémités de la paroi de marbre et le troisième, le plus central et le plus haut, se trouvait face à la porte d’entrée. Ces piliers étaient creux et leurs cloisons composées de plexiglas plus transparent que l’eau. Il fallait se rapprocher de ces colonnes pour se rendre compte qu’il s’agissait, en fait, de cages d’ascenseur. Le majordome, qui avait choisi le pilier central, appuya sur un bouton sorti de nulle part et, quelques secondes plus tard, une cabine se présenta ; les trois hommes y prirent place et le majordome déclara d’une voix claire et distincte :
- Le grand salon !
La machine se mit en mouvement ; en moins de temps qu’il ne leur en avait fallu pour traverser la pièce, ils atteignirent le sommet du building. Ils débouchèrent dans une antichambre dont le mobilier était aussi luxueux que celui du yacht. Ils n’eurent pas le temps de s’y assoir car à peine le majordome s’était-il éclipsé que les battants d’une porte gigantesque, mesurant au moins cinq fois leur taille, s’ouvrirent en grand ; cette porte donnait sur un salon large et lumineux. Un dôme de verre sans chevron, ni faîtage recouvrait l’ensemble de la pièce et laissait entrer la lumière comme si ce bureau s’était trouvé entièrement à l’extérieur. Cette coupole de verre se prolongeait en véranda et offrait une large vue sur toute la baie. Bien qu’on ne les y ait pas invités, Roger et Cánimo pénétrèrent dans cet antre qui semblait les appeler de lui-même, ils s’approchèrent de la baie vitrée et se plongèrent dans la contemplation de l’île… Le cliquetis de trois verres à spiritueux derrière eux les tira de leur rêverie. Ils firent volte-face et découvrirent la silhouette svelte d'un homme en chemise blanche et habillée d’un pantalon de tissu souple coupé à l’italienne, coiffé de cheveux courts poivre et sel ; le reste du visage au teint halé était mangé par une barbe de trois jours. Il se tenait debout dans une alcôve et Roger et Cánimo reconnurent dans ces traits, ceux du capitaine du yacht. Il les invita à s’asseoir et leur servit à chacun un verre avec des manières à la fois nonchalantes et distinguées.
- Quel événement !
Le capitaine, puisque c’était lui, fixa Roger et Cánimo d'un regard intense, la mine visiblement réjouie par l’effet de surprise qu’il venait de provoquer chez ses invités.
- Jamais, au grand jamais, je ne m’étais imaginé venir un jour au secours de deux naufragés, surtout au milieu du Pacifique ! Voyez-vous, nous avons pour habitude, ici, de laisser sombrer ces gens-là ou de laisser à d’autres le soin de les secourir, c’est que, nous autres, avons de bien meilleures choses à faire ! Heureusement pour vous, je m’étais accordé quelques jours de repos ces derniers temps et l’ennui commençait à me tarauder. Je pensais reprendre le travail, d’ailleurs, quand votre message de détresse est apparu sur le radar de mon yacht, et je me suis dit que cela pouvait être distrayant de partir à votre recherche. Quand j’ai pris conscience que vous vous trouviez sur le continent de plastique, j’ai bien failli faire machine arrière, de crainte de venir en aide à quelques-uns de ces hurluberlus écologistes dont la conversation est tout à fait ennuyeuse car ils n’ont de cesse de vous parler de leurs convictions. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis grimé en marin. Je tiens à savoir qui j’accueille à mon bord, j’espère que vous me comprendrez et que vous ne garderez aucun grief à mon égard pour cette petite cachotterie, nul n’est à l’abri d’une mauvaise rencontre, n’est-ce pas ? Oui, je me doutais bien que vous iriez dans mon sens…
Il était de ces hommes sûrs de leur fait, capables d’assommer leurs interlocuteurs de logorrhées désinvoltes fournissant à la fois les questions et les réponses dans une recherche constante et narcissique de valorisation de leur individu. Il aimait s’écouter parler et lorsqu’un auditoire contraint par la politesse se trouvait devant lui, il ne pouvait s’empêcher d’y aller jouer le beau rôle n’ayant pas de réelle considération pour ceux à qui il s’adressait car c’est bien l’apanage des personnalités suffisantes de mépriser ceux qu’elles ignorent. Roger et Cánimo se retrouvaient ainsi prisonniers d’un monologue qui semblait ne jamais finir et ils se demandaient ce que ce milliardaire attendait d’eux pour les retenir de cette façon aussi longtemps.
- … Enfin, vous m’en direz tant ! Nous n’allons pas ralentir le commerce mondial pour si peu de choses. Oh, mais, j’y pense, quel étourdi je fais ! Je ne me suis même pas présenté…
Et une main noueuse sortit de sa poche, fermement tendue vers les deux naufragés.
- Mister Scrounger.
***
Roger et Cánimo lui serrèrent la main. Après quoi, leur hôte ne put s’empêcher de leur poser une série de questions auxquelles ils ne voulaient pas répondre : d’où venaient-ils ? Quel était leur métier ? Avaient-ils une famille ? Mister Scrounger devina rapidement la position inconfortablede ses deux invités. Aussi, coupa-t-il court à la conversation. Et de but en blanc, il passa à un tout autre sujet :
- Avez-vous des rentes ?
- Des rentes ? S’interrogea Roger.
- Alors, je suppose que non. Avez-vous des parts dans quelconque fonds spéculatif ?
- Non plus.
- Avez-vous quelque argent en cash, en liquide, en grosse coupure ?
- Pas davantage.
Mister Scrounger lâcha un soupir déçu, la mine sincèrement désolée.
- Alors, il ne vous reste plus que votre travail.
Il s’expliqua. Mister Scrounger n’avait aucune idée des raisons qui avaient poussé ses invités à s’engluer dans le continent de plastique. Or, le mystère qu’ils faisaient autour de leur mésaventure les trahissaient : l’un et l’autre fuyaient quelque chose. Peu importait pour l’hôte, l’objet de cette fuite, ce qui comptait, c’était la situation de fragilité dans laquelle celle-ci installait Roger et Cánimo. En bon homme d’affaire, il leur proposa un marché : il les engagerait dans sa joint-venture pour de petits boulots ; ce serait l’occasion pour eux de démarrer une nouvelle vie. S’ils apportaient satisfaction, ils pourraient rester au Non-Stateland où ils s’enrichiraient comme jamais. Dans le cas inverse, ils seraient renvoyés et priés de quitter le pays.
- Qu’en pensez-vous ?
Roger accepta la proposition sur-le-champ. La seule perspective de pouvoir s’enrichir comme jamais l’exaltait, il s’enthousiasmait de cette opportunité et il se félicitait déjà de pouvoir se rendre utile à quelque chose. Bien qu’agacé, Cánimo accepta quasiment à contrecœur : ce genre de proposition ne présente jamais sans contreparties, Mister Scrounger lui demandait de l’accepter sans avoir tous les éléments en main. Il hocha pourtant la tête en signe d’approbation : il n’était pas en position de négocier.
- Vous m’en voyez ravi ! Soyez les bienvenus au Non-Stateland ! Vous vous y sentirez comme chez vous, j’en suis convaincu.
Le patron se dirigea vers un secrétaire où se trouvaient des contrats de travail, ils étaient très courts et les rares phrases que Roger et Cánimo purent y lire, comprenaient de nombreux trous. Ces contrats prévoyaient une large part du salaire variable, répartie comme suit : soixante-six pourcents du revenu pour l'employeur, quelques vingt-cinq pourcents en investissement dans l'entreprise et le reste était dévolu au salarié. L’affaire conclue, Roger et Cánimo étaient désormais sommés de se présenter en bas de cette même tour, le lendemain, aux aurores, pour répondre à un premier bilan de compétences, lequel les orienterait de façon adéquate au sein des services de la joint-venture.
Un appartement de standing les attendait pour la nuit à quelques mètres de là, le réfrigérateur avait été rempli juste avant leur arrivée et Cánimo s’inquiéta de savoir ce qui leur valait autant de bienveillance. Roger n’en avait que faire, il accédait enfin au train de vie qu’il estimait équivalent à celui de ses mérites ; et il prenait déjà l’inclination qu’ont les gens d’importance à ériger leur chance comme le fruit d’un travail personnel ; les élans pour l’autosatisfecit ont ceci de stupéfiant qu’ils vous font oublier d’où vous venez. Cánimo n’était pas aussi optimiste ; certes tout ce faste avait de quoi impressionner mais il craignait le jour où Mister Scrounger se montrerait moins conciliant et plus exigeant vis-à-vis d’eux, ils étaient ses employés désormais ; il y aurait des contreparties à ces mansuétudes, cela allait sans dire… En réponse, Roger opposa qu’ils ne pouvaient, de toute manière, pas rester dans leur canot de sauvetage, au risque de périr. Cánimo acquiesça, ils n’avaient pas vraiment eu le choix sinon celui d’accepter l’offre de Scrounger, et c’était bien ce qui l’inquiétait… Ils n’avaient pas eu le choix. Sur cette réflexion, il quitta le living-room et alla se coucher. Roger, quant à lui, s’affala dans le sofa moelleux du duplex, encore ébaubi par ce qu'il venait de vivre. Le jeune homme se servit un plateau repas gargantuesque et l’engloutit devant l’écran fin accroché face au canapé. Il zappa de chaîne en chaîne, jusqu’à s’arrêter sur la diffusion d’un concours de beauté car il y retrouva une candidate qu’il connaissait bien. Il vécut, le cœur battant, le sacre de Bernadette en tant que Miss America,ce titre lui permettait de représenter les États-Unis d’Amérique au titre de Miss Univers et celui-ci serait organisé à Hong-Kong dans un peu moins d’un an. Roger s’imagina, dans la seconde,qu’il était fort possible d’accumuler l’argent nécessaire pour s’y rendre afin d’assister à l’événement et d’essayer de l’approcher ; il s’en fit la promesse et il s'y projetait déjà dans une nuit d'insomnie, tout guilleret qu'il était à l'idée de retrouver enfin sa dulcinée.