Chapitre XI

Notes de l’auteur : Ce que Roger fit au Non-Stateland

Roger se révéla être un collaborateur de choix dans la team de Mister Scrounger. À peine avait-il pris ses fonctions, qu'il avait rapproché les services de la joint-venture pour mutualiser les ressources. Il en résultait un effet de levier dans une dynamique bottom-up qui permettait au groupe de multiplier les possibles. Ceci lui avait permis d'obtenir un entretien en one to one avec Mister Scrounger. Son n + 1 se satisfaisait de l'enthousiasme et du dynamisme de son nouveau collaborateur tout en lui faisant remarquer qu’il pouvait upgrader en compétences. Roger montrait un esprit très pro-business, il appliquait les process, réalisait régulièrement des benchmarks et faisait preuve d'une réelle flexibilité au sein du groupe. Alors, oui, Mister Scrounger allait réfléchir à lui attribuer une meilleure gratification à moyen/long termes...

Le jeune Américain s’était très vite adapté à l’idiome du Non-stateland. Il lui arrivait même, très souvent, de prononcer ces phrases creuses qui lui donnaient l’impression d’agir. Tantôt il affirmait que l’excellence ponctuait les concepts motivationnels des techno-structures, tantôt il se gaussait dans un séminaire de team-building d’avoir découvert que la méthode modifiait les besoins qualitatifs de la performance ou encore que la formation clarifiait les savoir-faire neurolinguistiques de l’entreprise ; cela tombait sous le sens, voyez-vous… Ces palabres riches de vacuité signifiaient tout pour quelconque interlocuteur attiré par l’anti-poésie d’un jargon artificiel. Quiconque maîtrisait l’art de ne rien dire s’attribuait les bonnes grâces du comité central de la joint-venture car cela montrait un esprit vierge de toute pensée, malléable à souhait, corvéable à merci, influençable comme pour rire. De fait, les personnes de ce pays avaient pris l’habitude de camoufler leur manque de créativité et d'esprit critique derrière un vocabulaire qu’ils étaient les seuls à comprendre. Cela leur donnait le sentiment de faire preuve d’originalité chaque jour, bien que cela ne fusse pas réellement le cas. Et comme ils étaient bien les seuls à pouvoir sonder le vide de leur esprit avec pareils mots, ils se croyaient supérieurs aux autres car il faut bien être plus malin que le reste du monde pour pouvoir explorer de tels abysses.

Le culte de la Main se donnait dans cette langue. Un office célébrait ce culte tous les soirs. L’ensemble des habitants du Non-Stateland étaient sommés de se rendre au temple – un centre commercial – pour y assister au moins une fois par semaine. Ainsi, régulièrement, une foule importante de facteurs en smoking et de blanchisseuses en tailleur, s’y pressaient dans un triste défilé de teints livides, d’yeux cernés et d’épaules avachies. Ils entraient dans une nef profonde entourée de chaque côté d’étals et de rayonnages emplis de toutes sortes de produits se distinguant par leur inutilité, parce qu’il fallait bien vendre quelque chose, après tout. Cette allée centrale débouchait sur une vaste salle où l’on avait disposé plusieurs rangées de prie-dieu. Un autel occupait le fond de la salle et, derrière cet autel, une statue monumentale de la main toisait sévèrement les fidèles.

Roger avait très vite pris goût à ces cérémonies, elles lui rappelaient les enseignements du professeur Foolish et cette nostalgie ne le laissait pas insensible. Il apprit très vite les paroles à prononcer, les gestes à faire, l’attitude à adopter. Le prêcheur qui dirigeait le culte était un professeur d’économie libérale. Il avait gagné son titre de prêcheur en cela qu’il passait ses journées à expliquer, à qui avait la patience de l’écouter, pourquoi ses prédictions boursières de la veille ne s’étaient pas révélées exactes le jour même pour ensuite, prédire derechef de nouvelles évolutions boursières pour le lendemain. Il commençait toujours ses prêches par les mêmes paroles :

- La main, miséricordieuse, vous accueille en sa maison.

- Louange à toi, Ô richesse des nations, clamait la foule dans un même élan.

- Au nom de l’offre, de la demande et de la main invisible…

- … et avec votre argent ! répondait la foule.

- Et avec votre argent, reprenait le prêcheur – Il marquait une pause après laquelle il débitait savamment son discours religieux – L’argent, mes amis, c’est, en ces temps troublés, la seule valeur qui tienne, la seule garantie que votre action sur Terre n’est pas vaine, la seule preuve du bien que vous faites à vos semblables. Quiconque a de l’argent, fait vivre les autres, ne l’oubliez jamais. C’est pourquoi il faut toujours chercher à en accumuler davantage. Agissons sous l’aune de cette responsabilité. Travaillons, soyons performants, donnons le meilleur de nous-mêmes dans cette unique quête. Il ne doit pas y avoir de peine à suivre ces préceptes car le labeur n’est pas une souffrance et le travail libère.

- Le travail libère, reprit la foule dans une même voix.

- Oui, le travail libère et la Main se montre bienveillante pour ceux qui y mettent de l’ardeur. De nouvelles destinées s’ouvriront à vous : arroser vos pairs de votre richesse, fonder vos entreprises, sortir les miséreux de la rues en leur faisant connaître les joies de l'emploi comme nous y invite le prophète Friedman. Travailler pour soi, c’est travailler pour les autres. Entrer dans l’ordre de la main est un devoir pour chacun et rendons grâce à Adam Smith d’avoir transmis Ses oracles aux hommes !

- Louange à toi, fils de la Main.

- Rendons hommage à la Main, tournons-nous vers Chicago et saluons-là pour qu’elle nous donne la force de travailler.

- Je vous salue, Main invisible, pleine de bonté, le marché est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les valeurs, et les bénéfices, le fruit de votre valorisation boursière et de l'exploitation des déshérités est chéri. Sainte Main invisible, mère de liberté, priez pour nous, pauvres collaborateurs, maintenant et à l’heure de notre licenciement. Amen.

- Communions, mes chers collaborateurs, communions ensemble ! Partageons la devise la plus forte en bourse. Recevez au nom du marché tout puissant, l’euro symbolique.

La foule se leva dans un mouvement uniforme et fit une file face à des diacres vêtus du costume folklorique du pays : veste en queue de pie, chapeau haut de forme et de monocle sur l’œil droit. Ils tenaient entre leurs doigts une pièce de monnaie qu’ils élevaient cérémonieusement vers le ciel, prononçaient tous les mêmes mots : « L’euro symbolique » avant de déposer la dite pièce dans les mains des fidèles jointes en réceptacle pour l’accueillir et l’emporter quelques secondes plus tard au fond de leur poche.

***

Roger passa quasiment une année à vivre de cette façon : travailler sans cesse, prononcer des discours creux et agir au nom de dogmes reçus au centre commercial et dont les bienfaits n'étaient prouvés par personne. Il trouvait le Non-Stateland très agréable à vivre. Il se laissait épier, volontiers par les caméras de surveillance car, disait-il, il n’avait rien à se reprocher. Il écoutait pieusement les dires des mégaphones et il s’indifférait de l'inexistence de lieu de loisirpuisqu'il ne disposait pas de temps pour se divertir.

Après leur bilan de compétences, Roger et Cánimo furent envoyés dans deux services différents. Cánimo fut affecté à la filiale internationale, il partait régulièrement à l’étranger et en revenait souvent muni d’une mallette métallique qu’il confiait aux services de blanchisserie de l’île. Quand ce n’était pas le cas, il était accompagné par quelques entrepreneurs fortunés venus chercher l’asile au Non-Stateland en raison des nombreuses persécutions dont ils faisaient l’objet dans leur pays d’origine. À leur sujet, Mister Scrounger ne manquait pas de compassion et se lamentait régulièrement de cette triste réalité  : Ah, les pauvres hommes que voilà ! Il leur faut bien une terre pour se réfugier quelque part... Et il se montrait très fier de pouvoir la leur offrir, moyennant un transfert important de leurs liquidités au sein de sa joint-venture. Roger, quant-à-lui, s’occupait du négoce de crédits auprès de clients institutionnels ; il fallait comprendre par ces mots : les hauts fonctionnaires de ces sinistres pays où l’on persécutait les nantis. Et Roger se désolait à chaque entretien de constater que ces gens-là étaient fort peu raisonnables ! Comment, s’indignait-il, il vous faut tout cet argent ? Mais, enfin, messieurs, vous ne regardez pas à la dépense ! J’entends bien vos besoins, vous avez bon cœur, cela va sans dire, mais est-ce une raison pour autant d’opulence ? Et dans son indignation sincère, il n’hésitait pas à remettre en cause directement les politiques publiques des États venus se financer chez lui. Sans surprise,il prenait exemple sur le Non-Stateland et sommait ses vis-à-vis de s’en inspirer. S’y préoccupait-on de sécurité sociale et d’hôpitaux publics ? Assurément, non. S’y encombrait-t-on d’une éducation gratuite quand chacun sait à quel point cette tâche incombe avant tout à la famille ? Pas davantage. S’y souciait-on de la défense des sans-le-sou dans les palais de justice ; si une faute avait été commise, un juge était bien capable de le constater seul, n’est-ce pas ? Ils auraient beau protester, le résultat était le suivant : le Non-Stateland avait des comptes excédentaires, et ce n’était pas leur cas, dont acte. Malgré tout, Roger finissait toujours par accorder un crédit en deçà de ce qui était nécessaire pour faire fonctionner le pays en maugréant qu’il était fort bon et en priant ses clients de supprimer quelques hôpitaux, écoles et palais de justice pour le prochain rendez-vous. Il faut savoir tenir ses comptes, messieurs !

***

L’esprit très corporate de Roger ravissait Mister Scrounger et lui permit rapidement d’accéder à la fortune promise. Le jeune homme quitta son horrible statut de salarié pour acquérir celui de collaborateur, fit des placements opportuns et gagna un siège au sein du comité central. Comme il voyait que Cánimo s’usait à la tâche, sa première exigence fut de l’avoir à son service et il décida de le ménager.

Au fur et à mesure que les mois passaient, Roger se priva de moins en moins pour donner quelques avis sur la manière dont les affaires de l’entreprise étaient gérées : au Non-Stateland, il existait bien plus de boites aux lettres que d’habitants… Et il s’agaçait du gaspillage d’argent dévolu à l’entretien de ces dites boites aux lettres dont personne n’avait l’usage. Aussi, remarquait-il, la compagnie embauchait, au prix fort, des blanchisseuses alors que nul ne les avait jamais vues s’occuper de la moindre bassine de linge ! Cela dépassait tout entendement rationnel, il fallait arrêter ces gabegies au plus vite. Les membres du comité directoire tentèrentbien d’expliquer au jeune homme tout l’intérêt qu’il y avait pour les différentes compagnies du groupe de déclarer une adresse dans un paradis fiscal, en terme d’imposition notamment et que les blanchisseuses s’occupaient d’une toute autre tâche que de l’entretien du linge… À ces mots, Roger n'entendit rien sinon qu’il n’était pas logique de recevoir du courrier à un endroit aussi éloigné de son lieu d’activité et, concernant les blanchisseuses, que c’était bien le diable de donner d’autres tâches à effectuer à des professionnelles si bien formées ! Outre ces tracas-ci, Roger songeait de plus en plus à Bernadette et au concours de Miss Univers dont la date approchait de plus en plus. Il se persuadait qu'il s'agissait-là de la seule occasion qu'il n’aurait jamais de la retrouver un jour. Maintes fois, il se rendit dans le bureau de Mister Scrounger pour lui demander de lui accorder quelques jours de congés à ces dates précises, sollicitations auxquelles le président de la joint-venture répondait que le moment n'était toujours pas venu pour se reposer et qu'il fallait penser à travailler avant de songer à se divertir. Et puis, après tout, n’était-il pas membre du comité central désormais ? Ce n’était pas une attitude fort digne pour quelqu’un de son rang, il devait se ressaisir s’il voulait un jour accéder au rang d’administrateur ! Et Mister Scrounger joignait le geste à la parole en lui confiant dans la foulée de nouvelles tâches toujours plus exigeantes à accomplir et toujours plus longues à réaliser.

Discrédité et déprécié dans l’esprit de son employeur, Roger tomba peu à peu en disgrâce. Mister Scrounger réalisait que sans être bête, Roger n’était pas vraiment l’un des esprits les plus subtils qu’il ait pu croiser dans sa carrière. La rationalité froide du jeune Américain lui avait plu dès le départ ; un bon gestionnaire financier était un inconséquent social et dans cet exercice, Roger avait excellé avec brio mais le jeune homme manquait cruellement d’imagination et il accordait bien trop d’importance aux bons sentiments. À cela s’ajoutait l’outrecuidance de cette demande de congé, malheureuse, impertinente au possible ! Et il y avait ce Cánimo, mystérieux comme un coffre-fort et ne réalisant que le nécessaire depuis qu’il était sous les ordres de son ami. L’homme d’affaires se lassait de ses nouvelles recrues comme un chat se lasse de ses jouets sans vie. La tentation était grande pour lui de faire montre d'autorité, d’exiger davantage d’efficacité dans le travail voire de les licencier. Mais, nul n’agit ainsi vis-à-vis d’un membre du comité central aussi anecdotique qu’il fusse ; le potentiel de Roger pouvait encore grandir et pour cela, il devait recevoir quelques leçons. Le milliardaire qui avait l’habitude de ce genre de situation, songea qu’il fallait maquiller la sanction en promotion. Le scénario était le même, rodé et répété à l’envi : un bilan d'activité aurait lieu, la recrue se verrait proposer de nouvelles perspectives de carrière dans l'objectif d'améliorer ses performances et celles-ci impliqueraient naturellement un changement de poste et la nécessité de quitter, incessamment sous peu, le Non-Stateland où la dite-recrue se plaisait tant…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez