Chapitre XII

Notes de l’auteur : Comment Roger et Canimo quittent le Non-Stateland et retrouvent le chaos du monde

Il leur avait été impossible de négocier quoi que ce soit ; Mister Scrounger avait eu la fantaisie d’une nouvelle mission, et ils devaient s’exécuter. Les désidératas, l’humeur, la folie – ils ne surent dire exactement – de leur chef les envoyaient au Japon ! Roger et Cánimo devaient y négocier l’acquisition de parts dans diverses entreprises tenues par la mafia locale dans les conditions exigées par le milliardaire. Pour cela, il avait besoin, disait-il, de l’expérience de Cánimo en matière de commerce souterrain et de la poigne de Roger en affaires… Et le bougre, il n’avait pas manqué de flagorneries ! Il s’était perdu dans un nouveau monologue, il était passé du blâme à la promotion en un claquement de doigts, il leur laissait miroiter une récompense à la seule condition qu’ils partent… Cánimo devina qu’il s’agissait d’une douce mise à la porte, Roger n’entendit que les louanges. Il se flattait même d’apprendre que Scrounger mettait à leur disposition son yacht et son majordome. L’Américain y voyait une marque de reconnaissance et de prestige, le Chilien, une façon subtile de les enfermer dans une cage et de les garder à l’œil… Ils partaient le lendemain.

Après plusieurs jours de navigation, une masse blanchâtre, vert d’eau et grège se dégagea à l’horizon. Au loin, quelques montagnes attaquaient le ciel de leurs dents immaculées et sur le rivage, plus proche, ils commencèrent à apercevoir toute une série de bâtiments le long de la côte. D’autres navires se concentraient autour du port, le majordome entra en contact avec la capitainerie : il fallait attendre son tour avant de pouvoir accoster ; le moteur fut arrêté afin que le bateau avançât plus paisiblement vers les côtes nippones.

Alors qu’ils pouvaient distinguer très nettement les petits commerces, des zones industrielles, des quartiers résidentiels, la ville face à eux se mit soudainement à trembler. L’ensemble des édifices s’effritèrent puis s’effondrèrent, les routes se déchirèrent, les montagnes se dérobèrent au paysage et un vacarme tout droit sorti des profondeurs de la terre fit vaciller le silence. La mer s’éleva en fort bouillon et brisa tous les bateaux qui se trouvaient au mouillage dans la rade. Le courant éloigna son navire de la côte, et comme il s’agissait d’un tsunami, le yacht se retrouva en quelques secondes au sommet d’une vague indomptable. Elle s’abattit violemment sur les digues, propulsant le bateau à plusieurs centaines de mètres du rivage ; en s’écrasant, le yacht se rompit en deux. La poupe, dans laquelle se trouvait le majordome, s’encastra dans les ruines d’un immeuble et se consuma en une série de violentes déflagrations qui provoqua l’effondrement de la bâtisse. La proue, quant à elle, fut projetée dans un jardin privé : la carlingue s’était affaissée et les baies-vitrées avaient volé en éclats, le choc provoqua une syncope chez les deux autres passagers du navire, et ces morceaux de tôle difformes, et ces deux corps inertes constituaient une épave terrifiante dans une scène dantesque où l’ensemble des constructions alentours se réduisaient désormais à la moitié de ce qu’elles avaient été auparavant : édifices éventrés, véhicules noyés, réverbères soufflés, villes en feu. Partout les fumées de début d’incendies commençaient à naître, le calme était régulièrement brisé par la plainte des sirènes, elles-mêmes interrompues par les répliques intenses du tremblement de terre, et de cette façon le vacarme de la détresse et le chagrin des vivants étaient sans cesse ramenés à la désolation du silence et au bruit des morts.

***

Quand ils reprirent leurs esprits, Roger et Cánimo constatèrent avec sidération l’ampleur du désastre. Une impression d'apocalypse se révélait à eux : après l'acerbe douceur du paradis fiscal, ils crurent entrer en enfer. Étourdis par la violence de la collision, ils tentèrent de se lever et se surprirent de constater qu’aucun de leur membre n’était cassé ; tout juste, quelques ecchymoses apparaissaient sur leurs visages et quelques rougeurs sur leurs torses.

Ils convinrent cependant de partir à la recherche d’un hôpital afin de se mettre en sécurité et d’être certains que rien de plus grave ne leur était arrivé, ils entreprirent de longer la côte d’un pas lent en direction de la ville la plus proche. Ils aperçurent les restes d’une cité dans le cœur d’un petit golfe et se rassurèrent quant au fait qu’ils pourraient l’atteindre avant la nuit. De l’autre côté de la baie, il était possible d’apercevoir une zone industrielle où s’enchevêtraient plusieurs bâtiments qui devaient, avant le séisme, être bien agencés les uns par rapport aux autres ; de fines fumées blanches s’en dégageaient en légers panaches inoffensifs, a priori.

Et puis, il y eut une déflagration. Assourdissante.

Elle provenait du bâtiment le plus au large, sa forme, cachée par la brume, se révéla petit à petit aux yeux des deux naufragés. L’usine concentrait sur elle de nombreuses lignes à haute tension et possédait d'imposants dômes cubiques, six en tout, ainsi qu'un important dispositif de sécurité. D’ailleurs, quelques secondes après l'explosion, des sirènes, à l’intérieur de la ville, alarmèrent les habitants qu’un nouveau danger était en train de survenir, un danger bien moins visible, beaucoup plus néfaste, bien plus silencieux, beaucoup moins perceptible. En quelques secondes, des dizaines de véhicules équipés de gyrophares s’étaient précipités sur le site et Cánimocommençait à comprendre le péril qui se présentait face à eux.

- Une centrale nucléaire.

Un frisson d'effroi parcourut les deux hommes, ils s’immobilisèrent, prirent le temps, chacun de leur côté, de réaliser la catastrophe dont ils venaient d’être témoins, ne sachant s’il était raisonnable de poursuivre leur route dans ce sens, tâchant de ne pas céder à la panique. Ils observèrent, figés, ce qu’il se passait au loin : une grande partie des secours se trouvait désormais à proximité de la centrale, une autre était en train d’évacuer les habitants. Les routes s’étaient soudainement emplies de piétons et de quelques pick-up pour les guider. Les habitants fuyaient leur ville, munis pour la plupart de bagages rudimentaires qu’ils portaient sur leur dos et cela faisait comme des colonnes de suie escaladant la montagne après l’incendie. De peur d’entrer dans une ville fantôme, Roger et Cánimo décidèrent de regagner le seul abri qu’ils avaient pour le moment, rebroussèrent chemin, retrouvèrent leur épave, y firent un feu et s’apprêtèrent à y passer la nuit. Ils furent découverts par des pompiers vêtus de blouses de protection en caoutchouc, ils fouillaient le bateau à la recherche de quelques survivants et furent surpris d’en trouver. Le chef de la patrouille les interrogea, ils racontèrent. L’arrivée au port. Le séisme. Le tsunami. Le bateau coupé en deux. Leur recherche d’un lieu sûr. La centrale nucléaire… la centrale nucléaire !

***

L'explosion d'un second réacteur eut lieu quelques jours plus tard. Elle fut plus spectaculaire, plus terrifiante, plus visible. Soudainement, chacun prit conscience de la gravité de ce qui arrivait, les chaînes d’information en continu diffusèrent en boucle les images du cube de tôle blanche se disloquer en un champignon de fumée grise puis s’estomper dans l’atmosphère avec son lot de poisons imperceptibles. Cette nouvelle détonation contredisait quarante-huit heures de déclarations officielles, deux jours durant lesquels les pontes du secteur y étaient allé de leurspetits actes de foi pour l’industrie nucléaire comme une famille se tient au chevet d’un malade. Partout sur les télévisions, les radios et les journaux, les membres du gouvernement et les responsables de la compagnie d’électricité avaient assuré à la planète entière que la situation était sous contrôle, qu’ils étaient en train d’éviter « un nouveau Tchernobyl » et ensuite de vanter les protocoles de sécurité et le savoir-faire japonais en matière d’énergie atomique.

Jusqu’alors, dans les salles de rédaction et les cellules de communication de crise, les images de l’accident n’avaient inquiété personne, du moins c’est ce que chacun se plaisait à croire. Les autorités avaient adopté un discours riche d’euphémismes et de litotes, elles avaient raconté ce qu’il était plaisant de dire en fonction des images dont on disposait et non en fonction des informations que l’on détenait et qui, elles, étaient autrement plus alarmantes.

Comme beaucoup, Roger avait doctement écouté ces palabres médiatiques depuis le centre de réfugiés où les secours les avaient envoyés, lui et Cánimo. Il avait écouté et le premier ministre japonais, et le ministre de l’énergie, et le président directeur général de la compagnie, et une cheffe d’entreprise française, et un universitaire américain spécialiste du sujet ; il se convainquit lui-même que rien de grave ne lui était arrivé en dépit des évidences. D’ailleurs, cet accident était la preuve qu’il fallait investir, encore et davantage, toujours plus, dans l’énergie atomique pour la rendre plus sûre. C’est qu’à vouloir expérimenter d’autres sources d’énergie, comme semblaient le réclamer certains romantiques, le risque était grand d’affaiblir ce qui fonctionnait déjà !

Depuis qu’ils s’étaient échoués au Japon, Roger se montrait d’une humeur morose et irritable ; leur mission se compliquait et il doutait clairement de pouvoir la mener à bien avant de se rendre à Hong-Kong. À dire vrai, il se demandait si ce travail avait vraiment de l’importance aux yeux de Mister Scrounger ; leur employeur n’avait répondu à aucun de leurs appels, aucun de leurs courriels, même ceux dans lesquels ils l’informaient qu’ils étaient sains et saufs malgré les événements survenus au Japon. Ce silence confirmait ce que Cánimo présentait : Mister Scrounger les laissait à leur sort, loin du Non-Stateland, et sur cette évidence-ci, Roger montrait également des difficultés à admettre la réalité. Il s'était habitué au confort de vie d'un trader, à son existence stable et rangée, à l’aboutissement de ses projets, à l’estime de ses pairs ; jamais il n’avait imaginé que ces commodités puissent se volatiliser aussi rapidement ; surtout il ne voulait pas retourner à une vie errante où l’inconnu est une perpétuelle source d’angoisse pour quiconque manifeste un goût certain pour la sédentarité. L’idée de revivre pareils instants l’effrayait et l’abandon de Mister Scrounger le peinait : tout ce qu’il avait accompli au Non-Stateland comptait-il pour si peu ? En quelques semaines, Roger sombra dans la tristesse et il fut plus facile pour Cánimo de faire valoir ses vues : il fallait laisser le Non-Stateland derrière eux, se rendre à Hong-Kong et aviser là-bas ce qu’ils feraient ensuite… Las, Roger remettait en cause l’utilité même de retrouver Bernadette s’il n’avait pas de situation honorable, quelle femme suivrait un homme en perpétuelle errance ?

- Suffit, Roger ! S’emporta Cánimo. Bernadette te suivra si elle le veut, nous avons accumulé suffisamment d’argent pour tenir des années ! Remettrais-tu en cause notre serment ? J’ai une parole. J’ai juré de t’aider à la retrouver et c’est ce que je m’apprête à faire si tu veux bien m’y aider. Notre quarantaine se termine dans deux jours, et d’ici-là nous devrons savoir. Nous devrons savoir si nous restons nous morfondre ici, à attendre des ordres qui n’arrivent toujours pas ou si nous partons à Hong-Kong pour accomplir ce que nous nous sommes jurés de faire depuis le départ ! Je te laisse y réfléchir.

Sans doute la colère de Cánimo l’avait-il adouci, puisque Roger ne mit aucune forme de rationalité brute dans la résolution qu’il prit ; il évalua simplement ce qui lui était le plus cher et, au final, il ne lui fallut que quelques heures pour faire son choix. Lorsqu’il le présenta à Cánimo, ce dernier se félicita d’apprendre qu’enfin Roger pouvait prendre des décisions raisonnables.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez