Chapitre XIII

Notes de l’auteur : Où Roger et Cánimo assistent au concours de Miss Univers

Et il arriva, en effet, ce fameux concours de Miss... Dès les premières heures de la journée, de nombreux téléspectateurs avaient allumé leur écran de télévision pour ne rien rater de l'événement, des journalistes du monde entier étaient à pied d’œuvre pour satisfaire cette demande bien légitime, avec toutes sortes d'informations cruciales autour du concours. La course à l'information la plus insolite était lancée et le monde assistait, non sans un certain dépit, à un marathon d'inepties superficielles : une présentatrice s'enquerrait de préparatifs futiles, de coulisses qui ne cachaient personne ; un grand reporter passait des heures à décrire la pose d'un tapis rouge devant l'entrée du bâtiment où l'événement aurait lieu ; une envoyée spéciale parlait de la météo sur place et cela était sans intérêt vu que les festivités se dérouleraient à l'intérieur ; et en conclusion de cet exercice médiatique consistant à remplir du vide avec du rien, un expert en botanique s'était longuement attardé sur la pose d'une gerbe de fleurs immaculées sur le proscenium du plateau où les candidates défileraient bientôt.

Roger et Cánimo avaient suivi ces bavardages depuis l'hôtel où ils séjournaient voilà maintenantune quinzaine de jours. Leur départ du Japon s'était effectué sans encombre ; les autorités nippones, trop heureuses de voir partir deux rescapés sains et saufs, avaient accédé à toutes leurs demandes. À peine avaient-ils mis le pied sur le sol Hong-kongais que Cánimo avait tenu à se rendre au plus vite dans une banque pour y vider l’ensemble des liquidités que contenaientleurs comptes au Non-Stateland : en un claquement de doigts, les deux comparses se retrouvèrent pourvus de plusieurs millions de dollars répartis en grosses coupures dans une dizaine de mallettes métalliques ; une grande partie de la somme fut placée dans un autre établissement dont le siège social se situait à Singapour. Une fois installés dans leur suite, les liasses de billets restantes furent entreposées dans un coffre fort ; Roger en gardait soigneusement la clef ainsi que sa nouvelle carte de crédit dans la poche intérieure d'une veste de luxe qu'il venait de s’offrir, comme des fétiches de bonne fortune.

L'effervescence entourant le concours de Miss Univers gagnait petit à petit l'ensemble de l’ancienne cité-état. La veille et l'avant-veille, on avait vu les images de chaque délégation atterrir sur le tarmac de l'aéroport, et chaque candidate avait prononcé de brefs mots de courtoisie à l'adresse de la ville hôte. Roger jugea que Bernadette avait excellé dans cet exercice, il avait littéralement bu chacun des mots qu'elle avait prononcés, et n'en tenant plus, il s'était immédiatement rendu devant le building montré par tous les médias pour s'assurer par lui-même et une fois de plus que le concours aurait bien lieu à cet endroit. Il avait vérifié une vingtaine de fois qu'il n'avait pas perdu les tickets d'entrée : des billets VIP pass premium plus plus plus, donnant accès au cocktail dinatoire de réception, au gala de fin de cérémonie ainsi qu'au backstage, et seul ce dernier élément intéressait Roger. Avec l'autorisation de se rendre dans la coulisse à tout moment, il s'assurait de pouvoir croiser sa bien-aimée pendant la soirée. Maintes fois durant ces quinze jours, il s'était demandé s'il s'agissait-là d'une bonne idée : peut-être Bernadette avait-elle rencontré quelqu'un d'autre dans sa vie, peut-être refuserait-elle de le voir après l'incartade que Roger avait eu avec son père à Dallas, peut-être avait-elle acquis la certitude qu'il l'avait oubliée, peut-être l'avait-elle oublié elle-même ou alors ne le reconnaîtrait-elle pas ! Quizas, Quizas, Quizas... Cánimo se moquait des tourments de son ami. Perhaps, Perhaps, Perhaps... Il chantait tantôt en anglais, tantôt en espagnol et montrait un malin plaisir à afficher une réelle décontraction vis-à-vis de l'approche du concours, il cirait ses chaussures, brossait ses feutres et lustrait le colt du professeur Foolish ; tout juste Cánimo haussait-il le ton lorsque Roger s'aventurait à évoquer la possibilité de faire machine arrière. Ils n’avaient pas vécu toutes ces aventures pour rebrousser chemin maintenant ! Les deux hommes assisteraient à cette cérémonie et Roger retrouverait Bernadette ce soir-même.

***

Quand le crépuscule daigna enfin déposer ses lumières orangées sur la baie des perles, ils se mirent en route. Un taxi les déposa devant le tapis rouge. Ils le traversèrent non sans peine, Roger, endimanché d’un costume chatoyant, bouleversé par l’émotion de retrouver Bernadette dans quelques heures, titubait et s’appuyait de tout son poids sur Cánimo qui tentait tant bien que mal de le faire marcher droit. Le groom à l’accueil n’y vit pas ombrage, supposa que ces deux hommes-là avaient choisi de commencer les festivités avant l’heure, et puisqu’ils disposaient d’un accès VIP pass premium plus plus plus, il supposa qu’il s’agissait de personnages puissants et il ne s’aventura pas à leur barrer l’accès au palais des Congrès. Il les pria même, très aimablement, de rejoindre le cocktail d’accueil situé à l’étage.

Les deux hommes entrèrent dans un salon feutré où l’on servait en mignardises toutes sortes de mets, tous plus succulents les uns que les autres. Les bedaines encravatées et ventripotentes d'ambassadeurs, de directeurs de magazine, d'agents privés, s’en régalaient à s'en faire exploser l'estomac. La finesse des mets équilibrait la lourdeur des plaisanteries que l’on y prononçait. Elles se distinguaient par leur trivialité à l’égard des candidates, c’était à qui oserait la pire indélicatesse dans ses propos pour se voir attribuer la sympathie de ses pairs par un concert de rires gras. Cánimo faisait mine d’y rire de bon cœur alors que Roger ne parvenait pas à afficher le moindre rictus d’hilarité quant à ces plaisanteries. Il ne les trouvait pas drôles et depuis qu’il était entré dans ce salon, il avait petit à petit retrouvé ses esprits. Lorsqu’il se sentit mieux, il se mit immédiatement en quête de savoir où se trouvait la coulisse et quitta le salon dont il exécrait de plus en plus la compagnie. Ainsi, il manqua la principale animation de ce cocktail. Subitement, un maître de cérémonie interrompit les discussions en cours, monta sur une petite estrade et annonça que le concours se déroulerait dans une bonne heure ; fort heureusement pour eux ils n'auraient pas à attendre aussi longtemps pour profiter du spectacle, et sans prononcer d'autres mots, il fit venir l'ensemble des candidates – elles se comptaient au nombre de quatre-vingt – sous les exclamations satisfaites des messieurs présents dans la salle. Commença alors un marché glauque et malaisant : ils s'approchèrent des filles qui n'étaient vêtues que de sous-vêtements, ilsleur tournèrent autour, ils vérifièrent la fermeté de leur peau, la fraîcheur de leur teint, ils leur posèrent toutes sortes de questions sur leur âge, leur parcours scolaire, leurs mensurations, la question la plus pointue étant celle de l'engagement caritatif : il devait être suffisamment populaire sans toutefois montrer un intérêt trop important pour la chose politique (il fallait savoir rester à sa place), ils n'hésitèrent pas, parfois, à toucher, à poser la main, à caresser pour leur bon plaisir joignant aux paroles salaces de tout à l'heure le geste graveleux du moment présent. Ces hommes qui se comptaient parmi l’élite de l’élégance, révélaient, dans ce cercle privé, leur nature de rustres et de malappris, imbus d'une toute puissance qu'ils ne maîtrisaient pas. Puis, on parla argent. Les directeurs de magazine se disputèrent l'exclusivité des clichés de telle ou telle candidate, les hommes d'affaires voyaient bien telle ou telle fille devenir l'égérie d'une des marques de leur groupe, les ambassadeurs s'en mêlèrent soucieux de valoriser au maximum les atouts de leur pays, les agents désireux de pousser la carrière de leur protégée jouaient également des coudes pour se faire entendre eux aussi. Des enchères s'improvisèrent, et Cánimo comprit que la candidate qui rapporterait la plus importante somme d'argent à la société organisatrice gagnerait le concours.

Les enchères rendirent leur verdict. Miss Venezuela apporterait la plus grosse somme d’argent à la compagnie, et c’est assez naturellement qu’elle allait remporter le concours dans quelques heures. Bernadette se trouvait parmi les candidates les moins bien cotées, son engagement caritatif : la lutte contre les mutilations faites aux femmes en Afrique, avait été jugé trop politique et avait effrayé ces messieurs du grand-monde ! Cánimo devina qu’elle ferait partie des premières filles à quitter le concours et il en conclut que Roger aurait plus de deux heures devant lui pour l’approcher. Le Chilien s’était mis à le chercher discrètement du coin de l’œil, espérant secrètement que sa naïveté ne l’eusse pas poussé à patienter le retour des candidates dans leurs loges. Il se mit en tête de l’attendre quelques minutes encore lorsque les délégations de chaque candidate entrèrent dans le salon pour prendre connaissance du verdict, féliciter celles qui avaient réussi, consoler les autres qui avaient échoué et les préparer tant bien que mal à la cérémonie officielle, dont une majeure partie d'entre elles ne pouvait plus rien espérer ; puis une vision d’effroi lui parcourut l’échine.

Cánimo quitta le salon sur-le-champ et prit la direction du hall qui menait à la salle des Congrès. Ce fut à cet endroit, devant la porte centrale, qu’il croisa Roger. Il revenait tout juste des coulisses, préoccupé visiblement de ne pas y avoir trouvé Bernadette et déterminé à aller la rejoindre au salon quelques minutes avant le début de la soirée. Cánimo l’agrippa in extremis à l’avant-bras, le dissuada de s’y rendre, lui expliqua ce qu’il avait vu et le convainquit de patienter encore : Bernadette rejoindrait très vite sa loge et il aurait tout le temps nécessaire pour la retrouver, ce à quoi l’Américain répondit par une moue dubitative. Il se résigna à suivre Cánimodans la salle où le concours aurait lieu, ils s’installèrent dans les fauteuils qui leur étaient attribués et attendirent le début de la cérémonie.

***

Au compte-goutte, les strapontins de la fosse se remplirent de badauds, les balcons, eux, se garnirent de célébrités fringuées de costumes étincelants, de robes extravagantes, de brodequins vintage, de couvre-chefs bigarrés et cela faisait comme un carnaval ridicule où chacun s'était déguisé ainsi afin d'être remarqué des autres aux petits écrans dans un espace plongé en pleine obscurité pendant toute la durée de la cérémonie !

Puis les membres du jurys, un échantillon de ceux-là mêmes qui se trouvaient au salon quelques minutes plus tôt, s’installèrent à leur tour, une table rectangulaire devant eux. La lumière perdit petit à petit de son intensité et le plateau fut bientôt le seul élément éclairé de la pièce. Un vacarme qui se voulait musical, annonça le début de la soirée et le maître de cérémonie de tout à l'heure se présenta, un sourire ringard accroché au visage, il souhaita la bienvenue à l’assistance ainsi qu’aux téléspectateurs du monde entier, se lança dans une courte allocution tellement vide de sens qu’elle en semblait logorrhéique : ses messages de bienvenue se mêlaient aux hommages à la belle ville d’Hong-Kong qui avait la grande amabilité de recevoir le concours en d’excellentes conditions sans oublier, bien sûr, l’angoisse terrible des candidates et le suspens insoutenable dont cette soirée allait être imprégnée. Déjà le maître de cérémonie enjoignait les téléspectateurs à voter sur un numéro surtaxé pour que leur candidate favorite puisse l'emporter. Il prit le soin de présenter les membres du jury un par un, et ces derniers se joignirent aux paroles de l'animateur lorsqu'il s'agissait de dire qu'ils étaient très indécis quant au choix qu'ils allaient faire ce soir et qu'à l'heure actuelle, rien n'était encore joué !

Alors on ne tarda pas. Les filles vinrent sur le plateau, en bikini, par lots de dix. L'animateur les reçut avec d'infantilisantes flatteries, les présenta brièvement à l'assistance, se permit de plaisanter avec elles, osa quelques remarques de mauvais goût auxquelles il convenait, pour les filles, de ne pas montrer de signe d'agacement. Les dialogues se limitaient toujours à l'étroitesse d'esprit de l'animateur : il ne fut jamais question de discuter de sujets complexes, de faire de l'esprit, ou bien d'exposer quelconque connaissance car il était plaisant de rester à la surface des choses ; non pas que les candidates n'eussent pas été capables de tenir de tels discours mais l'animateur, recruté pour sa capacité à faire oublier son ignorance par un sourire, aurait vite perdu ses moyens devant quelconque signe d'érudition et la convention imposait donc de ne pas révéler à la Terre entière qu'une jeune femme puisse être plus habile qu'un homme.

Ce défilé d'entretiens balourds et lacunaires assomma Roger d'ennui, l'Américain montra à plusieurs reprises des signes d'impatience : il soupirait, ne tenait plus en place dans son fauteuil, et souvent il baillait, clignait des yeux, luttait pour ne pas s'assoupir. Cánimo, quant à lui, semblait plongé dans ses pensées... Et puis, les choses s'accélérèrent. Lorsque l’animateur eut fini d'interroger toutes les candidates, il les fit poser de longues minutes sur le plateau tels des objets de décoration que l'on s'apprête à vendre au téléachat. Les candidates sélectionnées pour la suite du concours étaient invitées à avancer sur le proscenium, les autres dont Bernadette faisait partie, restaient dans le lointain et étaient priées de rejoindre leur loge. Dans la foulée, au milieu des heureuses élues, l'animateur rappela que rien n'était encore joué, qu'il était encore temps de voter sur le numéro surtaxé, enfin, il annonça une courte pause pour la réclame publicitaire et, sans prévenir Cánimo, Roger, n'en tenant plus, quitta le balcon d'un pas élancé et nerveux avec la ferme intention d'accomplir ce pourquoi il était venu. Il parcourut les couloirs du palais des Congrès en quelques secondes, traversa le hall d'accueil en moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire et en quelques instants, il se retrouva seul devant la loge de Bernadette ; les organisateurs y avaient écrit « Miss America » avec moult strass, paillettes et artifices aux couleurs de la bannière étoilée. Roger frappa trois coups et comme Bernadette pensait qu'il s'agissait de quelqu'un de peu d'importance, elle demeura assise devant son miroir pour défaire son chignon et pria à son visiteur de pousser lui-même la porte.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez