Roger apparût dans le reflet de son miroir, Bernadette reconnût sa silhouette à l’instant et songea qu’il s’agissait d’une hallucination, d’un autre homme avec les mêmes traits, puis l’évidence s’imposa : c’était lui. Elle se retourna pour apprécier la réalité de ses propres yeux : il se tenait gauchement, dans l'encablure de la porte, à l’extérieur de la loge, n’osant entrer, ne sachant s’il était le bienvenu, incapable de prononcer le moindre mot tant l’émotion était grande chez lui, tout comme chez elle. Aucun mot ne sortit de leurs bouches mais leurs silences, leurs sourires gênés, leurs yeux embués signifièrent tout ce qu'ils avaient à se dire. Roger fit quelques pas vers elle, s’apprêta à la recueillir dans ses bras mais elle lui passa sur le côté, se dirigea vers la porte, prit le soin de vérifier que personne ne se trouvât dans le couloir et la ferma pour enfin se blottir contre son torse. Leur étreinte suspendit le temps. L’un comme l’autre dérobèrent quelques instants d’éternité aux vies insensées qu’ils menaient depuis bien trop longtemps. Ils faisaient chacun et en secret le souhait de rester toujours ensemble, toujours unis et gravèrent à jamais dans leurs esprits la douceur et la tendresse de cette étreinte volée à l’existence.
Brusquement, Bernadette se dégagea des bras de son bien-aimé et Roger crut qu’elle lui reprochait soudainement son incartade avec son père à Dallas. S’il n’y avait eu que ça, avait-elle répondu ; bien sûr il n’y avait pas que ça. Elle l’avait cru mort, exécuté par les cartels du Mexique, les enquêteurs avaient retrouvé le corps du professeur Foolish dans un charnier humain mais pas celui de Roger et elle s’était effondrée de chagrin en apprenant cette nouvelle. Rien n'était pire que de le savoir disparu. Depuis qu'il avait quitté Fucker-the-Monk, elle avait bien tenté de l'oublier mais cela lui avait été impossible, et l'angoisse d'apprendre un jour la terrible nouvelle croissait de jour en jour. Et voilà qu’il réapparaissait au moment où elle s’y attendait le moins. Quel idiot ! Quel imbécile ! Comment se pouvait-il qu’il soit encore en vie ? Où se cachait-il ?
- Au Non-Stateland, mon amour. Et devant le regard incrédule de Bernadette, il lui conta ses aventures depuis son arrivée au Mexique : la terrible nuit où le professeur Foolish fut exécuté, son serment avec Cánimo ainsi que quelques unes de ses activités au service de Mister Scrounger.
- Tu as fait tout ça, prononça Bernadette déçue.
- Assurément, répondit Roger qui y avait vu une flatterie. J’y ai gagné beaucoup d’argent, tu sais.
- Mais, cet argent, tu l’as pris à d’autres… Rectifia Bernadette.
- Pas du tout, protesta Roger d'un ton grave. Il est impossible de voler qui que ce soit là-bas, nous y sommes surveillés de partout et contraints à un travail intense, c'est une manière très honnête de gagner sa vie ! Toutes nos activités se font dans la plus grande légalité…
***
Pendant qu'il parlait dans un verbiage où Roger se croyait toujours le bienvenu au Non-Stateland, Bernadette prit conscience que son amant envisageait toujours la vie selon les principes, jugés vertueux, du professeur Foolish. Il n'avait pas compris que les prêcheurs de probité étaient ceux-là même qui se révélaient incapables d'appliquer leurs principes, ne serait-ce qu'à eux-mêmes. Depuis qu'elle avait démarré sa carrière de Miss, elle avait vu, entendu, senti ce monde, idéalisé en classe, pour finalement constater que l'on s'y échinait surtout à soigner scrupuleusement la vitrine pour mieux cacher l'arrière-boutique.
Elle avait, comme beaucoup de jeunes filles, fantasmé les bijoux brillants, les robes étincelantes, l’aura de sa beauté puis en entrant dans le milieu, elle avait vite ressenti le mépris du monde vis-à-vis de sa personne : elle avait tout et elle n’était rien. Elle avait écouté ces hommes, fort riches, fort cultivés, l'enjoignant à respecter son honneur et sa vertu de jeune femme pour ensuite se montrer très entreprenants à son égard ; ces mêmes hommes énonçaient sur toutes sortes de sujet, la main sur le cœur, moult principes fort louables pour mieux cacher la crapulerie dont ils étaient eux-mêmes les responsables. Elle lisait les mêmes contradictions dans les discours publicitaires, les campagnes électorales, les couvertures de magazine, les logos d'entreprise, les slogans de grandes marques, les émissions de divertissement ; à force, la morale de la performance, du développement personnel, de la compétition, du dur labeur, des femmes objet du fantasme des hommes et des hommes sujet du regard des femmes, l’écœurait. Elle en avait largement saisi l'abjection et les paradoxes et rêvait d'une vie menée selon d'autres lois.
Et, dans ce nouvel éveil de sa conscience, elle retrouvait face à elle, l'homme qu'elle eut jamais vraiment aimé : Roger, ce grand bêta, continuait de croire à ses enseignements primaires et n'avait jamais eu l'idée de les remettre en cause, malgré l'élimination de son professeur, malgré la vie de chien qu'il avait menée au Non-Stateland, malgré les désastres dont il avait été témoin. Comment ne fut-il pas désarçonné lorsque sa dulcinée lui objecta le point de vue qu'elle commençait à construire ! Il perdit pied, il se débattit : il n'avait jamais imaginé que l'on puisse penser d'une autre manière, il en était d'autant plus saisi que ces paroles impies sortaient de la bouche de la seule femme qu'il eut jamais vraiment aimée :
- Si ce monde n’est pas le meilleur des mondes possibles, si tes idées sont réalisables, si nous pouvons nous échapper de cette société pour vivre ensemble heureux, alors…
- Alors... Espéra Bernadette.
- Alors, vous êtes deux jeunes sots et je me chargerai personnellement de vous administrer la correction qu'il convient, poursuivit le représentant Wonder.
Il venait d'entrer dans la loge après avoir longuement écouté la conversation des deux soupirants. Il se déplaçait désormais avec une canne, en bois d'amourette, sur laquelle il prenait des appuis marqués à chaque pas, sa jambe gauche le lançait régulièrement depuis que Roger y avait logé une balle avec le revolver du professeur Foolish. Il portait un smoking classique, des chaussures de charbon parfaitement cirées, un nœud papillon de la même couleur lui barrait la gorge et ses cheveux étaient grossièrement gommés par un gel de fixation et une laque de brillance. Il s'avança, un sourire crispé aux lèvres, devant le couple, coi de se faire à nouveau surprendre par l'un des deux parents de Bernadette. Le représentant Wonder maintint le silence par son seul regard, satisfait par l'effet de surprise qu'il venait de produire, il savourait le coup qu'il venait de porter. Il avait reconnu Roger dès son entrée dans le salon, et au lieu de sonner l'alerte tout de suite, il avait donné l'ordre à l'un des grooms de le suivre et de l'avertir dès qu'il observerait quelque chose d'anormal.
- Je suis navré, prononça-t-il d'un ton mielleux. Vraiment navré que vous n'ayez pas songé à me convier à vos retrouvailles. – Il laissa planer quelques minutes de silence – D'ailleurs, Roger, si cela ne te dérange pas, je me suis permis d'inviter l'une de vos connaissances, je vous laisse le soin de présenter cet aimable individu à ma fille...
El Atormentador entra à son tour. À sa vue, le cœur de Roger fit un saut dans le vide, l'exécution de son professeur lui revint subitement en mémoire et le tétanisa ; le souffle lui manqua et il tenta, tant bien que mal de maîtriser la panique qui s’emparait de lui.
- … Un heureux hasard que la délégation de Miss Mexique ait songé à l'inviter à la cérémonie de ce soir, n'est-ce pas ? Ajouta, goguenard, le représentant Wonder.
Bernadette devina à la réaction de Roger et à la dégaine suffisante du personnage aux côtés de son père, qu’il s’agissait d’une de ses connaissances peu recommandables dont il avait l’habitude de s’entourer pour la politique. Prise d’étourdissements, elle n’en laissa rien paraître, elle se tint dans une attitude de défi, réponse honorable à défaut d'être efficace – pensait-elle – à la phrase narquoise de son père pour lequel elle ressentait de plus en plus de dégoût.
***
Un coup de feu retentit et le cou d’El Atormentador explosa dans une giclée de sang, son corps s’écrasa au sol, trembla fortement avant de s’éteindre dans une mare vermeille. Un instant de silence plana avant d’être brisé par un cri de choc de Bernadette, Roger, muet, se tenait de stupeur à son épaule osant à peine croire ce qu’il voyait, quant à Konrad Wonder, son smoking impeccable était désormais maculé de rouge et il demeurait incrédule devant le corps de son associé gisant à ses côtés. Cánimo avança à pas de loup dans la loge, il avait dans les mains le colt du professeur Foolish, il tenait le représentant Wonder en joue. Depuis qu’il avait vu le père de Bernadette et son ancien commanditaire au cocktail dinatoire, ses sangs s’étaient glacés, la peur l’avait d’abord envahie pour ensuite laisser place à son instinct le plus froid. De la même façon que Konrad Wonder avait surveillé les faits et gestes de Roger, Cánimo avait soigneusement épié El Atormentador, le représentant Wonder et leurs gardes du corps. Il avait anticipé chaque coup, chaque mouvement, maîtrisé chacun des hommes de main. L’étape la plus délicate – la fuite – se jouait maintenant à quitte ou double : Roger n’y connaissait rien et il fallait espérer qu’il soit assez sidéré pour ne rien protester des ordres qu’il recevrait :
- Bâillonne-les et ligote-les, ordonna-t-il.
- Fais ce qu’il te dit ! Pressa Bernadette
Alors Roger s'exécuta. Bernadette ne montra aucune résistance, consciente qu'il en allait de la vie de son amant et de la sienne. Roger la bâillonna, Roger la ligota. Konrad Wonder fit mine, lui aussi, de se laisser faire. Mais alors que Roger s’apprêtait à lui ligoter les jambes, le représentant le cogna d’un uppercut et tenta de fuir. À bout portant, Cánimo tira sur la jambe encore valide de l’homme politique.
Sans s’attarder, Cánimo se précipita vers l’arrière de la loge où se trouvait une porte de dérobée – une issue de secours – elle donnait immédiatement sur l’extérieur. Cánimo enjoignit Roger de le suivre, mais ce dernier reprenait à peine ses esprits, littéralement annihilé par le coup qu’il avait reçu et le chaos qui venait de se produire sous ses yeux ; brisé par le télescopage de ces instants d'instance allégresse et d'immense détresse. Il jeta une mine désolée à Bernadette, et celle-ci lui répondit par un regard digne, doux et salvateur. Elle le pardonnait déjà, il n'y avait rien à pardonner et, dans ce même regard, toute sa bienveillance, tout son amour pour Roger le sommaient de rejoindre Cánimo, à se sauver, à ne pas avoir tenté tout cela en vain ; ils se retrouveraient un jour : elle le lui promettait de ses propres yeux.