Roger et Cánimo passèrent à l’hôtel, changèrent de vêtements, trouvèrent un nouvel hébergement, et surtout, ils vidèrent le coffre-fort dans lequel se trouvait le butin qu’ils avaient amassé au Non-Stateland. Une grande partie de cet argent fut dépensée pour soudoyer la mafia locale et quitter l’ancienne cité-état sans encombre. Heureusement pour eux : un mouvement de contestation venait d’apparaître contre l’intégration de la ville au reste de la Chine et monopolisait toute l’attention de la police. Les manifestants protestaient, armés de parapluies et de lasers et se faisaient copieusement matraquer pour ces actes de défiance ; et Roger, en quittant la ville, s’interrogeait silencieusement sur la pertinence de se rendre dans un pays à ce point rejeté par tant de monde et à ce point brutal ; n’était-ce pas, au final, plus dangereux ?
Dès la frontière franchie, les fuyards se firent prudents et discrets, rares occidentaux en contrées asiatiques, ils craignaient chaque jour que quelqu’un ne les reconnusse. Cánimo retrouva rapidement son instinct pour la dissimulation ; Roger le suivait silencieux et sombre comme le brouillard, encore meurtri par le fiasco de ses retrouvailles avec Bernadette. Il se déplaçait les épaules avachies et les jambes fléchies, il se repliait à ce point sur lui-même qu'il en devint presque fantomatique.
Ainsi errèrent-il dans une ville qui semblait ne jamais finir, ils traversèrent de nombreuses villes, longèrent un long canal et ne s’arrêtèrent nulle part tant les contrées dans lesquelles ils mettaient les pieds leurs paraissaient inhospitalières. Ils croisèrent d'importantes usines, de grandes manufactures et autres ateliers gigantesques ; leurs cheminées crachaient d'opaques fumées anthracites dont les particules souvent visibles à l’œil nu se déposaient en cendres épaisses sur de rares jardins potagers, leurs égouts déversaient une eau saumâtre dans des bassins de rétention sommaires et dégageaient une odeur fétide et sulfureuse, elle envahissait l’atmosphère et, parfois, l’acide présent dans l’air attaquait la gorge et piquait les yeux.
***
Dans cet environnement où la frénésie de la vie moribonde semblait ne jamais s’arrêter, ilscroisèrent sur le bord du chemin étendue par terre sous un arbre noueux, une jeune adolescente qui ne portait plus que des loques, crevant la faim et à qui il manquait la jambe droite et la main gauche. Roger s'arrêta, se prit de pitié pour l'enfant, et dans un mouvement d’empathie, il s’écria :
- Eh ! Mon Dieu ! Que fais-tu là ? Dans l'état horrible où nous te voyons ?
- J'attends Monsieur Sang, le directeur de l'usine de téléphonie mobile.
- Est-ce ce M. Sang qui t'a traitée ainsi ?
- Oui. Dans son usine, je m'occupais de nettoyer les écrans des téléphones. Mes contremaîtres m'avaient imposée un objectif de cent écrans à l'heure. Parfois, certains étaient propresalors ça allait vite, d'autres ne l'étaient pas et je n'en faisais que trente à quarante à l'heure. C'est fragile un écran... Cette tâche était fastidieuse et réclamait beaucoup de dextérité mais comme je ne suis qu'une enfant, je n'étais pas bien payée. À peine de quoi me nourrir. Pour ce salaire, je travaillais treize heures par jour et je n'avais que deux jours de repos par mois alors je me fatiguais très vite. Un matin, où j'avais peu dormi, ma main gauche fut arrachée par une machine. Mes contremaîtres me vilipendèrent et rejetèrent la faute de cet accident sur mon unique personne, ils m’imposèrent les mêmes objectifs alors qu'il ne me restait qu'une seule main. Le soir même, j'essayai de fuir. Hélas, dans ma course, je chutai et ma jambe se cassa. Personne n'y prêta attention, ce n'est qu'une fois que l'on se rendit compte qu'elle commençait à pourrir qu’on me l'amputât. C'est à ce prix-là que l'on fabrique des téléphones portables pour l'Occident. Lorsque ma mère me retira de l'école pour m'envoyer à l'usine contre une partie de mon salaire, elle me disait : « Ma chère enfant, tu as l’honneur d’être salariée de nos chefs d'entreprise, les occidentaux, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas, si j'ai fait leur fortune, ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous. Les directeurs d'usine, les responsables du parti, répétaient que nous étions tous des collaborateurs au service du progrès de l'entreprise et, plus largement, de l'humanité. Je ne suis pas administratrice, ni philosophe ; mais si ces hommes sont sincères alors nous devrions participer à cette marche dans un certain bien-être. Or, vous m'avouerez qu'on ne peut servir des intérêts aussi nobles en se comportant avec ses semblables d'une manière aussi horrible !
Sur ces paroles, les larmes montèrent aux yeux de Roger. Dans un fatras indicible, l’édifice de sa pensée s’écroula, les mots que Bernadette avaient eus à Hong-Kong vibrèrent en lui de toutes leur force, le monde tel qu’il le voyait n’avait plus lieu d’exister.
- Ô professeur Foolish, vous n'aviez pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin, je renonce à votre libéralisme.
- Qu'entends-tu par libéralisme ? Demanda Cánimo.
- Hélas, c'est la rage de soutenir que chacun est libre quand tout le monde est aux fers, c'est la rage de soutenir que le marché répond à des mécanismes naturels alors que ce dernier ne suit que des rouages artificiels, c'est la rage de vouloir astreindre des leçons de vertu à autrui quand on est bien incapable de s'y astreindre soi-même. C'est, en définitive, admettre que le plus fort donne toujours au plus faible la loi qui lui plaît et que cela ne pourra jamais changer.
Un tel épanchement d’émotion ne passa pas inaperçu ; en voyant deux hommes ainsi émus par le récit d’une jeune fille, les autorités crurent qu’il s’agissait de quelconque activistes venus dénoncer les conditions de travail en Chine : ils furent arrêtés, ne comprirent rien à ce que les agents leur hurlaient dessus et le surlendemain, ils furent dépossédés de tous leurs biens et envoyés en camp de travail.
***
Les geôliers les firent dormir dans un dortoir de huit personnes où la lumière d'un néon crasseux ne s'éteignait jamais, ils ne purent utiliser les sanitaires tant ils étaient insalubres, ne mangèrent pas tant les repas proposés donnaient la nausée. Les autres prisonniers devenaient fous, se mutilaient et même, ils tentaient de se donner la mort. Leurs compagnons de chambrée venaient des contrées les plus reculées du continent où la pauvreté était endémique et l'omerta autour du pouvoir central violente et féroce. Quiconque se montrait peu orthodoxe vis-à-vis de la ligne du parti devait subir une rééducation.
Au plus son séjour en Chine s’allongeait, au plus Roger percevait certaines similitudes entre l’empire du milieu et son pays natal. Les minorités y étaient persécutées avec la même discrétion, les rapacités sur la vie des Hommes et la Terre y étaient semblables. Plus il en apprenait sur la Chine, plus il en venait à confondre les deux modèles. L’Amérique vantait une nation libre, or cet exercice de la liberté n’était valable qu’à l’unique condition que les plus aisés puissent s’emparer du travail et du temps des moins aisés ; la vocifération de la liberté a ceci de préoccupant qu’elle s’enquiert assez peu du collectif. L’empire du milieu avait une loi stricte pour chaque chose de la vie et brandissait l’égalité à chaque fin de phrase, chacun était semblable à l’autre et surtout, tout le monde devait penser comme un seul ; les injonctions égalitaires ont le désagréable défaut de laisser peu de place aux individus pour exister. Chacune des deux nations avait en commun le soucis du gain et un mépris certain pour tout ce qui touchait à la lutte contre la corruption, au recul des inégalités, aux injustices et au respect de la nature ; seul l’habit était différent. D’un côté, une fédération drapée d’une étoile blanche sur fond bleu et d’un autre, un état enveloppé d’une étoile jaune sur fond rouge, jamais deux mondes contraires n’avaient présenté autant de similitudes !
Roger y songeait lorsqu’un directeur d’atelier, assez important, croisa les deux occidentaux lors d’une visite de contrôle et les reconnut dans la seconde. Il se tourna vers son contremaître, l’interrogea sur la présence de ces deux hommes dans son camp, vociféra, se montra autoritaire – signe qu’il était dépourvu d’autorité – et exigea que Roger et Cánimo cessassent immédiatement leurs activités. Ils furent emmenés chez le manager. Le chef d’équipe s’excusa platement pour la méprise dont ils avaient fait l’objet et leur promit que cela ne se reproduirait plus. Il fallait l’admettre, le service qu’ils avaient rendu à la République Populaire de Chine était bien mal récompensé ; enfin ce n’était qu’un mauvais souvenir désormais…
- Excusez-moi, interrompit Cánimo. Mais de quel service parlez-vous ?
- Du vice-président Wonder, naturellement !
- Le… vice-président…, souleva Roger
- Wonder ! Acheva le manager.
- Cela n’a aucun sens.
- Je suis bien d’accord avec vous, cela n’a aucun sens. Jamais on aura vu un homme d’état Américain servir à ce point ses intérêts personnels ! Mais ce sont là des préoccupations américaines. Notre problème, avec Wonder, résidait dans le fait que ses intérêts n’étaient pas les nôtres.
- Qu’allez-vous faire de nous ?, coupa Cánimo.
- Vous ne pouvez pas rester ici. Le parti vous montre sa reconnaissance en vous laissant en liberté, seulement il tient à ce que vous quittiez le pays. Nous ne savons rien de vos motivations, le parti ne veut prendre aucun risque. Un de nos partenaires semble intéressés par vos profils. Il vous attend à Pékin. Il vous offrira l’asile et vous garantira une vie confortable. Vous partez dans l’heure.
En sortant du camp de travail, ils traversèrent la cour où un peloton d’exécution se mettaient en rang face à un condamné; ils jetèrent un regard aux fenêtres où deux hommes venaient de se défenestrer avant de finir leur chute dans les filets anti-suicides ; ils attendirent devant le cimetière, où des forçats creusaient de nouvelles tombes, la voiture qui devait les emmener loin de là. Tout deux se réfugièrent un silence grave. Soulagés de quitter ces usines où il s’agissait surtout d’y industrialiser la mort.