Shen fixait un point au‑dessus de l'épaule de Martinelle. Celle‑ci regarda en arrière et découvrit, près du débarcadère, quatre des danseurs de la suite d'Hori. Des hachettes étincelaient sur leurs baudriers.
« Je d‑dois vous laisser, balbutia le prince. Bonne journée, mademoiselle. »
D’un frisson, elle comprit ; Shen n'était pas distant, mais paralysé par la peur. Craignait‑il pour sa vie ou celle de sa promise ? Elle voulut le héler, le supplier de passer la nuit sous la protection des Orgéliens. Cependant il disparaissait déjà dans l’épais carré formé autour de lui par les hommes de la Hache. Ceux‑ci, à leur tour, s’éclipsèrent entre les canotiers.
Martinelle, que Morgane rejoignait sur le quai, fulminait. Hori croupissait en prison, mais Shen demeurait captif de son influence. Elle songea un instant que seule la mort pourrait l’en délivrer. Cette atroce certitude la démangea jusqu’au bout des ongles.
Pour penser à autre chose, elle s’assit sous un peuplier, son calepin sur les genoux, et esquissa les chapiteaux d’une ville qu’on devinait par‑delà les collines : Barrante, la capitale du fief de Baragée. Ils y arriveraient d’ici quelques jours. Le clan de la Hache l’administrait depuis près d'un an. À l’heure actuelle ses représentants avaient probablement appris que leur clanarque se trouvait aux fers. Leurs retrouvailles avec la horde impériale prendraient sûrement des accents houleux. Sommeraient‑ils Martinelle de s’expliquer sur l’incident ? La perspective de croiser les parents d’Hori l’emplit d’angoisse. Par ailleurs elle se souvenait seulement maintenant qu’elle avait promis à l’abbé Sinouhé de les rencontrer. L’annulation de ses fiançailles supposait également celle de la cérémonie censée les officialiser, et le rendez‑vous qu’elle avait promis au prêtre n’aurait pas lieu. Bien entendu, il ne saurait jamais qu’elle avait ourdi cette machination… Peut‑être trouverait‑elle le moyen de se rattraper, de l’aider autrement. Pour autant elle l’avait bel et bien trahi, floué au moins une fois, et les Quatre s’en souviendraient.
Plusieurs heures durant, elle tenta de représenter ce paysage pastoral sur sa feuille. Toutefois elle ne cessait de raturer et recommencer. Sœur Morgane, qui cousait à ses côtés sur la nappe de pique‑nique en bon chien de garde, insista :
« Allez‑vous enfin me dire ce que vous voulait, oh ! le prince Paneb ?
— Secret d’état, marmonna Martinelle.
— Vous a‑t‑il dit quelque plaisanterie salace ? Oh, je pourrais lui coudre la bouche pour qu’il vous laisse tranquille ! Voyez, j’ai déjà une aiguille. »
Martinelle en pouffa de nervosité. Cette mystique prétendait la protéger du monde extérieur, mais elle vivait dans sa bulle : une réalité morganéenne, morganante…
« Morganatique, s’écria‑t‑elle d’un sursaut qui brisa net la mine de son crayon.
— Je vous demande pardon ?
— Depuis notre rencontre, j’étais persuadée d’avoir déjà entendu votre prénom quelque part, expliqua‑t‑elle. En fait, je repensais à l’adjectif “morganatique” ! Son Éminence le cardinal de Roncelieu l’a employé devant moi, il n’y a pas si longtemps.
— Oh ! Mon prénom n’a rien à voir sur le plan de l’étymologie… Aussi vous prierai‑je de ne pas l’associer à ce gros mot. Non pas que j’accuse le cardinal de vulgarité, se rattrapa Morgane un peu trop vite. Peut‑être souhaitait‑il, oh ! détendre l’atmosphère en usant d’un langage moins châtié.
— Un gros mot ? Moi qui croyais qu’il s’agissait d’un terme juridique !
— D’une certaine façon. Oh ! Le cardinal ne vous l’a pas expliqué ? »
Martinelle posa ses affaires et s’accroupit, attentive. Avec des mouvements de mains embarrassés, la sœur improvisa une explication des plus pudiques :
« Au sens pratique, un mariage réglemente au sein d’une lignée l’arrivée de nouveaux membres : un conjoint ainsi que d’éventuels descendants. Au risque, parfois, d’inquiéter ceux qui avaient déjà une part dans l’héritage familial. Il est arrivé que certains rois d'Orgélie, oh ! souhaitent prendre en secondes noces une épouse peu convenable… Une roturière, par exemple. Auquel cas la Couronne risquait, oh ! de revenir à des enfants nés sous une mauvaise étoile, malgré les droits de succession des princes et princesses nés précédemment. Heureusement l’Église, dans sa sagesse, a institué une solution : le contrat de mariage morganatique. Ses clauses spécifiques obligent un des nouveaux conjoints à renoncer devant les Quatre Dieux à tout droit sur la Couronne, et en privent ses futurs garçons et filles. De cette façon amour et raison ont pu cohabiter plusieurs fois dans l’Histoire. Oh ! Mademoiselle, vous voilà toute tremblante. Qu’avez‑vous ?
— Rien, articula Martinelle d’une voix désincarnée. Je me rappelle maintenant que je devais demander quelque chose à ma demi‑sœur. Allons la retrouver. »
D’autres tentes reconverties en radeaux avaient déposé le reste du convoi de ce côté de la Lymphide. Fébrile, Martinelle demandait en tous lieux des nouvelles de Guillonne. Elle finit par la retrouver avec leurs mousquetaires près d’un ponton où s’étaient agglomérés de jeunes Verlandais qui revenaient d’une partie de pêche. Braillards et vantards, ils brandissaient des boomerangs et des harpons où pendaient des truites encore frétillantes. Sans doute espéraient‑ils impressionner par ces prises la beauté noire et rousse qui avait su capturer l’imaginaire de la horde.
Trois fois Martinelle héla sa demi‑sœur. Cependant Guillonne prit tout son temps pour la rejoindre, en rassurant par des œillades ces bellâtres qui la laissaient passer à travers les odeurs de poisson.
« Est‑ce urgent ? Vous m’obligez à abandonner ces officiers du clan de la Serpe si rudement, se plaignit‑elle. Ne pouvez‑vous point vous adresser à l’ambassadeur Durillon ?
— Pas quand ce problème concerne votre tante », se justifia Martinelle dans un murmure.
Elle avait enfin capté son attention. Comme les esclaves n’avaient pas fini de remonter les tentes du Palais de Toile, elles n’eurent d’autre choix que de se placer en marge du convoi pour parler. Elles trouvèrent un pommier qui leur offrirait un peu d’ombrage. Guillonne s’assit tranquillement sur une racine. Martinelle, encore trop nerveuse, préféra rester debout.
« Je ferai le guet », comprit Morgane qui s’éloignait déjà avec les chevaliers de quelques toises pour leur laisser leur intimité.
Martinelle, le souffle court, ne trouvait pas ses mots. Cependant, devant l’impatience et l’incompréhension de sa demi‑sœur, elle se résigna à tout lui avouer :
« Au Ministère, j’ai entendu par mégarde votre cousine et votre tante qui se disputaient. Ulrine accusait la duchesse d’avoir planifié cette double‑union dans le seul but de me nuire… et je crois désormais savoir pourquoi. Le cardinal de Roncelieu nous a tous manipulés ! Il prévoit pour moi des noces morganatiques qui me forceraient à renier mes titres royaux ! N’est‑ce pas ce que Ludova a toujours voulu ? Elle m’a toujours traitée de bâtarde à demi‑mot ! Ma déchéance vengerait ainsi l’affront commis, selon elle, envers Clovitte de Mandar…
— N’exagérez point, soupira Guillonne. Si ma tante se réjouit sans nul doute qu'on vous ôte le prédicat royal, notre bon cardinal a ses raisons pour rédiger de la sorte ce contrat. Shen n’est pas de notre race… et en tant que clanneret, il a juré obéissance à une cheffe d’État étrangère. L’intégrer dans la ligne de succession remettrait en cause l’intégrité de la Couronne. Sans compter l’autre sauvage avec qui vous formerez peut‑être un ménage, et qui n’est pas même baptisé ! C’est un miracle que l’Église vous ait accordé cette dispense d'excommunication. »
Martinelle, le visage décomposé, perdait l’équilibre. Non, c’était son monde qui vacillait. Sans qu’elle pût s’en empêcher, elle glapit :
« Vous le saviez ?
— Comme beaucoup de monde, s’étonna Guillonne d’un air agacé. Je présumais que la régente vous l’avait expliqué également. Oubli fâcheux, mais bien pardonnable… Elle se surmène pour le royaume ! »
Tous les évènements récents prenaient dans la bouche Martinelle un goût amer. Non, jamais sa mère n'aurait pu la trahir de cette façon ! Et pourtant, elle s'était abstenue de lui expliquer à quelle sauce on comptait la dévorer. Avait‑elle souhaité qu'elle passât son année en Verlande dans l’ignorance la plus innocente, pour ne découvrir l’horrible réalité qu’au retour ?
Martinelle s'indigna :
« Mais… je suis de sang royal ! Mon héritage, ma dignité, mon titre… Nul ne peut m'en priver !
— Assurément, même votre royal frère ne pourrait vous destituer de vos droits sans raison. D'où l’intérêt du mariage morganatique, qui vous permet de les abdiquer. Lorsque vous prononcerez vos vœux devant les Quatre Dieux, vous…
— Non, l’interrompit‑elle. Guillonne, vous ne comprenez pas. Ce rang, c’est… mon identité, juste ciel ! Qui suis‑je, sinon une princesse ?
— Je n’ai pas été mise au courant des détails de l’affaire… Quoique votre mère reste une marquise. Peut‑être récupérerez‑vous son titre à son décès ?
— Impossible ! Elle a déjà transmis son marquisat à Lisert !
— Ah, suis‑je sotte ! Enfin, je suppose qu’ils vous trouveront quelque chose, décréta l’héritière présomptive d’Orgélie en haussant les épaules. Et en attendant, le Ministère des Affaires Extérieures a le devoir de loger tous ses hôtes diplomatiques. Ses légats vous prodigueront tout le confort.
— Vous divaguez… Je suis orgélienne de souche ! Je ne vais tout de même pas loger dans une ambassade, comme une étrangère ! Et de toute manière, j’habite au Clos‑Rusé.
— Pour l'instant… cependant il s'agit d'un domaine royal, ma chère sœur. Et c’est en qualité de princesse que monsieur notre père, le précédent roi, vous l’avait transmis. En renonçant à ce statut, vous devrez le quitter. Tout comme vos rentes et votre chambre au château d’Amplair, d'ailleurs. En avons‑nous terminé ? Je comprends que cette nouvelle vous ait affolée, mais monsieur votre frère et l'impératrice ont signé ces arrangements voilà des mois. Et puisque vous voilà rassurée, permettez‑moi de vaquer à mes occupations. »
Sans plus attendre sa réaction, Guillonne agrippa les pans de sa robe et se releva. Les yeux hagards de Martinelle la suivirent cependant qu’elle s’éloignait. Les bras pliés sur son cœur, elle s’était tétanisée face à l’indifférence assassine de celle qu’elle avait osé appeler sa sœur. Qu’avait‑elle fait pour mériter cette cruauté ?
Et soudain, la réponse s’imposa à elle avec la fulgurance d’un geyser. Elle se souvenait de ce que lui avait confié sa mère : qu’un projet de mariage entre Guillonne et Lisert avait jadis été écarté, à cause d’une Mandar. À l’époque Martinelle avait vu Ludova comme la suspecte idéale… pourtant, en tant que duchesse, celle‑ci n’aurait pu contraindre une princesse dans son choix d’époux, pas même sa nièce. Il semblait désormais plus plausible que ce projet d’union n’avait été qu’amendé, le temps que la régente Alfrude acceptât de rajouter quelques lignes en pointillés au contrat pour satisfaire la fiancée, et rajouter une prestigieuse propriété à son panier.
Guillonne tournait déjà le dos à Martinelle lorsque cette dernière s’écria :
« Le Clos‑Rusé ! Qui héritera de mon manoir, lorsqu’on m’aura traînée dans la boue ? »
La jeune femme se retourna aussi furieusement qu’un jaguar au sifflement d’une flèche. Et dans ces yeux arrondis de haine, Martinelle vit enfin la vraie Guillonne, cette petite fille rongée de rancœur depuis le décès de la reine Clovitte. La demoiselle de Mandar, loin de gifler l’objet de son courroux, pressait un doigt perçant contre son cœur pour la faire reculer. Sa cadette en piailla de douleur. Tout en l’invectivant, l'aînée mitraillait la poitrine de sa demi‑sœur jusqu’à la coincer contre le tronc du pommier :
« Tu devrais être contente pour ton demi‑frère, grondait sa voix déformée par la rage. S’il doit accéder à la dignité de prince consort, autant qu’il se dote d’un logement digne de lui. En tant qu’héritière présomptive du roi, j’apporterai dans ma dot le nid des futurs héritiers du royaume.
— Lisert va te tuer lorsqu’il apprendra tout cela !
— Pauvre idiote ! Il le sait depuis longtemps.
— C’est la seule chose que Papa m’avait laissée dans son testament ! Il y avait tenu, pleurait et criait Martinelle. S’il n’était pas mort, jamais il ne t’aurait laissé me chasser de ma maison !
— Ta maison ? TA maison ? Tu oublies un peu trop vite que j’ai grandi QUATRE ANS là‑bas, éructa‑t‑elle. Avant d’en être chassée par une nouvelle reine, et la BÂTARDE qui poussait dans son gros ventre ! Gertraud a une queue entre les jambes… Il peut bien récupérer la Couronne, je m’étais toujours préparée à la perdre… Mais le Clos‑Rusé m’appartenait DE DROIT, avorton. J’étais là la première ! C’est MOI l’aînée ! Moi ! MOI SEULE ! »
Martinelle s’écroula au pied de l’arbre. Les poings crispés, la princesse de Mandar la jaugea un moment. Puis, sans plus de justification, elle la laissa là. La silhouette de sa robe à paniers s’effaça dans les hautes herbes de la lande. Sœur Morgane, inquiète, accourrait déjà sans trop savoir à qui s’adresser :
« Oh ! Mesdemoiselles, il ne faut crier comme ça… Vous allez casser vos jolies voix. »
Personne ne lui répondit. Embarrassée, elle étudiait sa maîtresse qui, lovée dans le creux du pommier, restait prostrée. Martinelle n’avait même plus la force de sangloter ; elle sentit sa tête tomber vers l’avant. Son cœur aurait pu s’arrêter qu’elle n’aurait rien senti. Morgane, qui ne savait plus quoi faire de ses mains, s’abaissa pour ramasser un petit objet brillant.
« Vous avez fait tomber ceci », expliqua‑t‑elle en lui tendant un collier brisé.
C’était son quadrifix personnel, arraché durant son altercation avec Guillonne. Complètement perdue, Martinelle contempla les quatre carrés collés qui le composaient, disposés en quinconce de manière à en dessiner un cinquième au milieu. Ce symbole avait toujours rassuré Martinelle car il ressemblait à un socle sur lequel reposer ses certitudes. On pouvait même y voir le plan d’une maison organisée autour d’un atrium. Aujourd’hui elle n'y voyait plus qu’une cellule cernée par quatre murs.
D’un seul coup les psaumes qu’elle avait chantés depuis l’enfance lui parurent incompréhensibles. On y parlait de loyauté, de bienveillance, d’abnégation. Or son esprit ne retenait plus que les paroles hypocrites du cardinal de Roncelieu, les demi‑mensonges de sa mère, le silence de Lisert et Gertraud.
Ludova lui ôtait ses titres, Guillonne lui volait son logis, mais aujourd’hui Martinelle perdait quelque chose de bien plus précieux : sa foi.
Pour Guillonne je ne l'avais pas vu venir, et pourtant c'est si logique qu'elle ait simplement mieux caché ses sentiments que Joséphade et Barnabette ! (en tout cas avant les fiançailles de Martinelle)
Options pour Martinelle : la dépression et faire la marionnette en faisant ce qu'elle doit faire et c'est tout, ou bien le chaos et tenter de saboter son mariage par tous les moyens et au passage d'éclabousser de scandale Mandar et Figuette qui ont comploté dans son dos (avec l'aide de l'abbé qui n'aime pas Roncelieu, pourquoi pas)
Petite coquille : "À l’époque Ludova Martinelle avait vu Ludova comme la suspecte idéale…" y a un Ludova en trop
Et oui, Guillonne a bien caché son jeu mais au final c'est peut-être la Mandar la plus aigrie de toutes. Il ne faut pas oublier qu'elle était elle aussi très jeune quand sa mère Clovitte est décédée et que ce psychodrame l'a marquée. Ces manipulations sont pour elle un moyen de reprendre le contrôle sur sa vie. Et même sa relation avec Martinelle est bizarre vu qu'à côté de l'horrible crasse qu'elle lui fait, elle recherche aussi sincèrement sa compagnie. Guillonne n'a jamais pu piffrer ses deux soeurs cadettes et elle veut les remplacer avec le "modèle au-dessus". Au secours.
Quant à Guillonne, elle a déjà vingt-trois ans quand débute ce roman (Martinelle n'en a que dix-huit) alors c'est plus difficile de lui trouver des excuses.
Par contre le coup de "Martinelle je te pardonne d'exister" de son point de vue c'est totalement logique... même si elle aurait pu se rendre compte plus tôt que Martinelle n'y est pour rien + se dire que c'était pas la meilleure chose à dire à haute voix XD