Deux jours après l’arrestation d’Hori, la horde reprenait sa route. Martinelle sortait enfin de sa roulotte. Sur l’insistance de Durillon, on l’y avait consignée pour convalescence, ou plus vraisemblablement par précaution diplomatique.
Le ciel s’était vidé de ses nuages ce matin‑là. Elle remit pied à terre, l’esprit libéré. Le convoi s’était arrêté au bord d’un large rivière qu’on appelait la Lymphide. Les Verlandais prétendaient qu’un dragon s’était jadis endormi sur la lande, et que le poids de son corps longiligne avait pesé sur la terre jusqu’à creuser une vallée fluviale. En conséquence nul pont ne l’enjambait. On craignait en effet que le monstre, s’il venait à se réveiller, vît ce genre d’édifice comme une violation de son territoire. Nul n’affrontait un monstre pareil à la légère, pas même les Mânes ni leurs avatars mortels. Il fallait donc traverser ce cours d’eau à la nage ou en bateau.
Là encore Martinelle s’émerveilla de l’ingéniosité des nomades ; ceux‑ci avaient aujourd’hui démonté les pièces de bois qui servaient à monter leurs tentes pour les emboîter différemment et ainsi créer coques, mâts et rames. Les toiles utilisées pour les tentes leur servaient de voiles.
Talonnée par Sœur Morgane, elle humait avec délice l’air frais et les odeurs d’herbes piétinées. Alors qu’elles flânaient près du chantier des esclaves‑caréneurs, chacun se retournait sur leur passage. Les clannerets en manteaux de pourpre retenaient des exclamations d’horreur alors qu’ils découvraient la pommette tuméfiée sur le visage de Martinelle, ainsi que la collerette montante qui lui servait de minerve. Elle répondait à leur sympathie par ses sourires les plus étudiés. Guillonne l’avait suppliée de masquer sa blessure avec du fond de teint, et de retirer cette fraise que leur médecin avait jugée inutile. Toutefois Martinelle ne suivait pas ces conseils, car elle entendait saper la réputation d’Hori jusqu’au bout.
Alors qu’elle et sa suivante s’accroupissaient pour cueillir un bouquet d’iris bleus, un homme enrobé et courtaud courut à leur rencontre. Il rougissait autant que son splendide samit à motifs floraux. Martinelle crut d’abord qu’il s’était essoufflé, mais son visage conserva cette carnation écarlate.
« Prince Paneb, fit‑elle mine de s’égayer. Comment vous portez‑vous ?
— On ne peut mieux, mademoiselle. Mes parentes et moi‑même nous apprêtons à faire une petite croisière… La vue s’annonce d’un enchantement ! Si vous le désirez, quelques places vous sont réservées sur mon bateau.
— Avec grand plaisir ! J’ai grand besoin d’un homme du pays pour m’indiquer les points d’intérêt sur le rivage. »
Paneb en couina de contentement. Martinelle se retint de ricaner ; il usait clairement d’un prétexte pour lui tirer les vers du nez à l’écart, puis tout rapporter à son neveu Nakht. Cependant elle n’y voyait guère d’inconvénient. Morgane, qui lui cramponnait ses doigts sur le coude, s’enquit :
« Est‑ce bien prudent, mademoiselle ? »
À l’entendre, Martinelle aurait dû s’enfermer dans un coffre‑fort pour toute la durée des fiançailles. Cependant la méfiance de la duègne fondit lorsque les rejoignirent dix clanneresses de la suite de Paneb. Ces gentes dames, resplendissantes dans leurs saris dorés, assaillirent de question la « sainte femme » qui avait « sauvé une innocente jouvencelle des griffes du redoutable Hori ». Grisée par cette soudaine célébrité et sensible à la flatterie, Morgane n’osa plus protester. Ils embarquèrent tous.
La tente flottante de Paneb, reliée à deux autres canots tel un trimaran, voguait en toute tranquillité. Sur les côtés, des marins masqués ramaient à tour de bras. Néanmoins sur la navette centrale, ce n’étaient que rires, musique et collations. Perchée sur la poupe, la religieuse mimait son combat contre Hori :
« Il bavait, ce phacochère en rut, vociférait Morgane sur un ton d'homélie. Sur son ventre gonflé de rage luisait sa hache, longue comme mon bras ! N’écoutant que mon courage, je m’interposais… »
Un eunuque au visage percé de topazes traduisait dans un verlé exquis cette épopée délirante aux nobles dames. Celles‑ci ponctuaient le récit de cris effarouchés.
Du côté de la proue, Martinelle croquait les silhouettes des pins aperçus sur la rive opposée. À force de harceler la horde, son intendant était parvenu à acheter des crayons de pastel. Elle comptait bien ramener à Gertraud et Lisert quelques œuvres pour leur montrer les vraies couleurs de l’empire.
Amusé, Paneb regardait son travail en s’éventant. Comme par hasard, ils s’étaient retrouvés seuls sur la banquette avant. Midi approchait. Il mit enfin un hameçon à sa ligne de pêche.
« J’espère ne point éveiller la jalousie de Shen, hésita‑t‑il. On ne l’a point revu à vos côtés. Querelle d’amoureux ?
— Que nenni. Votre neveu est resté avec les danseurs du clan de la Hache pour préparer la défense d'Hori, pépia Martinelle sans lever les yeux de sa feuille. Sans compter les dépositions puisqu’ils seront témoins au procès… Cependant il m’envoie régulièrement des billets doux. »
Ce n'étaient là que platitudes, et rien que son interlocuteur ne sût déjà. En fait de mots d'amour, Shen lui avait surtout recommandé la plus grande prudence. D’une moue déçue, Paneb reprit un entremet au tapioca sur le guéridon à sa gauche.
« Votre flegme rassurera en tous cas les partisans de la paix entre nos deux pays, la félicita‑t‑il. Quelle résilience, malgré cette menace sur votre vie !
— Ne croyez pas tout ce que raconte ma chaperonne, rit‑elle. Je n’ai écopé que d’un coup de poing…
— …auquel Hori aurait pu ajouter un coup de hache.
— Quelle imagination ! Comptez‑vous la mettre à profit au tribunal ?
— Nul besoin. Les convocations viennent d'être publiées, il va comparaître pour tentative de meurtre. On ne vous l'a pas dit ? »
Les mains de Martinelle se serrèrent si fort sur le crayon que celui‑ci se brisa net contre le carton. Provoquer Hori pour le pousser à commettre un faux‑pas, c’était une chose. Le faire passer pour un assassin en était une autre.
« Mais enfin, s’étouffa‑t‑elle. C’était juste… une agression ! Je vous le jure ! »
Nerveuse, elle tâtonna le quadrifix d’argent qui pendait à sa gorge. La veille, ses alliés s'étaient enfin rangés à son idée de quémander un autre fiancé à l'impératrice. Guillonne craignait pour la sécurité de sa demi‑sœur, Durillon pour le respect dû à la royauté. Toutefois l'euphorie de cette victoire venait de s'envoler. Sitôt que la situation avait échappé à son contrôle, Martinelle s'était sentie sale.
Paneb croisa les bras et prit un ton inquisiteur :
« En êtes‑vous sûre ? Vous avez manqué de vous briser le cou en tombant contre ce banc ! Ce qui n’est pas sans rappeler une autre personne qui fréquentait Hori, qui l’a défié… et qui s’est cassé la nuque un peu plus tard. Alors, forcément, certaines personnes établissent des rapprochements un peu douteux avec la mort de mon frère. »
D’horreur, Martinelle se plaqua les mains sur la bouche. Dans sa naïveté, elle avait cru que Nakht ne souhaitait que protéger son frère d’un précepteur pervers et ambitieux. Or la mort suspecte de Nahky, le clanneret sous le toit duquel ils avaient vécu, justifiait d’autres craintes plus terribles…
Paneb voulut lui offrir un verre d’orangeade, que Martinelle écarta avec force colère.
« Combien de temps comptait‑on me cacher cela ?
— Il y a déjà eu enquête sur cette mort ! La culpabilité d'Hori a été écartée à l'époque faute de preuves… Et comme la notion de non‑lieu n'existe pas en Droit verlandais, l'escalier a été condamné pour bonne mesure. »
Ils approchaient d’un quai sur la rive opposée, bordé de papyrus. Le navire s’immisça dans un essaim de libellules suceuses de sang qui, furieuses d’être ainsi dérangées, fondirent sur les intrus en vrombissant. Ces nobles Verlandaises renversèrent leurs coupes de vin tandis que les insectes tournoyaient autour d’elles. Sans laisser à Martinelle l’occasion de répliquer, le prince Paneb se releva alors pour voler au secours des clanneresses, qu’il abrita derrière une voile. De toute manière, elle tremblait trop pour poser toute question supplémentaire.
Soudain elle sursauta, houspillée par un insecte qui tentait de s’immiscer dans le col de sa robe. Dans un mouvement de révulsion, elle arracha l’idiote fraise nouée autour de son cou et la jeta dans le fleuve. Par les Quatre, qu’avait‑elle fait ?
L’affreux souvenir de ces pattes dentelées resta imprimé sur son épiderme bien après que l’équipage eut débarqué. Comme elle se grattait la nuque, Martinelle ne vit pas le jeune homme qui s’avançait vers elle sur la rive, dans la foule bruyante des officiers et les domestiques. Elle faillit le percuter, mais ce clanneret recula juste à temps pour l’esquiver d’une demi‑toise. Affolée, elle bégaya :
« S‑Shen ! Vous… avez embarqué parmi les premiers ? Je ne vous ai pas vu ce matin…
— J’ai fait la traversée de nuit. Il fallait envoyer des messages urgents à Barrante. »
Elle s’effraya de l’aspect de son fiancé. Le demi‑dieu avait aujourd’hui une allure d’ange déchu. Ses longs cheveux s’étaient engraissés et emmêlés, sa peau s’était ternie, ses paupières s’étaient alourdies de cernes accordés à ses yeux gris. Il n’avait pas dormi depuis deux jours.
« Je suis désolé de vous importuner… Cependant j’ai des choses importantes à vous dire. »
Toute la peau de Martinelle s’assécha à cette nouvelle. Shen l’avait démasquée ! Il savait ce qu’elle avait fait, et venait le lui reprocher. Elle venait de perdre à tout jamais son estime !
« L'impératrice a cédé, marmonna‑t‑il. Vous serez conviée à une entrevue pour discuter des excuses qu'elle présentera en public.
— Ah, s'hébéta‑t‑elle. Très bien. Soyez‑en remercié. »
L'agitation des derniers jours lui avait complètement fait oublier l'incident de l'ortolan. Shen s'était démené pour une tâche dont elle n'avait plus cure, sur le temps qui aurait dû être consacré à sa plaidoirie, et elle en conçut grande honte.
Une mèche épaisse tomba sur l'œil droit du prince. Il la repoussa d’instinct, comme une feuille morte. Puis, du coq à l'âne, il hasarda :
« Je n'ai pu parler à Hori que quelques minutes… il s'obstinait à taire le sujet de votre dispute. Dois‑je en déduire, mademoiselle, que la révélation de cet échange le compromettrait encore davantage ? »
La salive de Martinelle se bloqua dans sa gorge. En vérité c'était elle qui s'était rendue coupable d'outrages. Car elle rangeait Hori dans la catégorie des invertis plutôt que des pédérastes, et ne l'avait accusé de viol sur mineur que pour le pousser à bout. Si cela se savait, il lui faudrait soit apporter des preuves et condamner Hori, soit comparaître à son tour pour diffamation et déshonorer la famille Figuette.
« Peut‑être, admit‑elle.
— En ce cas ne m'en dites rien. Si je dois garder votre secret, je pourrais me rendre coupable de parjure. »
Martinelle hésitait. Sauverait‑elle le clanarque par des aveux ? Il paraissait souffrir d’une réputation controversée. La horde avait interprété une simple agression comme une tentative de meurtre… On pouvait tout pareillement le peindre comme un pédophile sans la moindre preuve. Où qu'elle regardât, elle ne voyait nulle échappatoire. Elle s'était piégée en même temps que sa proie.
« Mais alors… que voulez‑vous que je fasse ?
— Rien, justement. Je ne peux vous y contraindre, mais par pitié… ne répondez aux questions que si le tribunal l'exige. La moindre de vos paroles peut tout changer.
— D'accord », hoqueta‑t‑elle.
Dans son impulsivité, elle ne s'était pas même inquiétée du sort réservé aux crimes de sodomie en Verlande. Là encore, la peine capitale n'était pas à exclure. Si Hori s'était épris d'un esclave eunuque, seule sa mâle assurance aurait été entachée. Néanmoins on ne pouvait baver après un homme fait, plus encore un prince de la Serpe, sans contrevenir à l'honneur. Même en Orgélie, l'offense aurait été sévèrement punie.
Martinelle eut soudain conscience que Shen regardait dans le vague depuis une bonne minute. D'ordinaire son regard intense et doux laissait transparaître un intérêt sincère pour ses interlocuteurs. C'était une qualité rare à la Cour. Cependant, aujourd'hui, la menace qui pesait sur son ami occupait tout son esprit. La princesse de Figuette n'existait plus pour lui. Celle‑ci reprit, avec embarras :
« Un instant j'ai cru que vous vouliez que je témoigne en sa faveur…
— Jamais je ne pardonnerai ce qu'il vous a fait subir, se rembrunit‑t‑il. Depuis plusieurs mois, je lui rabâche de vous traiter avec davantage d'égards. Je vois maintenant le peu de cas qu'il fait de mon opinion.
— Pourtant vous le défendez ?
— J'essaye simplement de lui épargner l'échafaud… Les Quatre Dieux nous enseignent qu'il faut sauver une vie lorsqu'on en a l'occasion. »
Mortifiée, Martinelle songea qu'elle n'avait effectivement plus qu'à prier. Elle avait exposé un homme à un grave péril. C'était un péché dont il lui faudrait répondre après la mort. Certes, la raison d'État dictait ses choix. Pourtant elle songeait que sa propre médiocrité l'avait conduite en cet enfer, et qu'une meilleure âme aurait trouvé une véritable solution.
D'un geste saccadé et réflexif, Shen replaça sur sa tempe une mèche inexistante. Cette détresse fendit le cœur de Martinelle qui, sans plus de retenue, implora :
« Votre Altesse Impériale, le prince Paneb m'a fait part des déboires judiciaires qui ont suivi la mort de votre père adoptif. Que s'est‑il passé entre Hori et Nakht ? »
Cette question ne surprit Shen qu’à moitié. Il soupira :
« C’est vrai, vous méritez de le savoir. Toutefois comprenez bien que cette affaire ne fut qu'une goutte d'eau dans un vase déjà plein ! Bien avant, j’étais devenu un enjeu de leur rivalité. Contre mon gré. Si vous saviez comme ils me fatiguaient à se chamailler… »
À contrecœur, il débita un récit laconique qu’il avait sans doute dû répéter trop de fois lors du procès jadis intenté contre son précepteur :
« Ce matin‑là Nakht voulait jouer aux échecs avec moi, Hori me former aux prises d'armes… Ils en sont venus aux mains ! Alors mon père les a séparés. Et pour qu'ils me laissent en paix, il m'a enfermé dans ma chambre et ordonné de réviser mon algèbre. Pourtant, vers la fin de la matinée, j'ai entendu un cri. Quelque chose dégringolait dans le grand escalier nord. Alors j'ai tambouriné, crié à la porte pour qu'on me fasse sortir. »
Martinelle essayait sans succès de s'imaginer ces trois‑là, enfants, dans ces pièces où elle avait séjourné il y a peu.
« Le terrain d'entraînement n'était pas loin, c'est donc Hori qui a découvert le corps. Nakht est arrivé en second et l'a vu agenouillé, en train de vérifier le pouls… Il a en d’emblée tiré les mauvaises conclusions et ils ont recommencé à se battre. Les serviteurs sont arrivés ensuite, avec Paneb. Et mon frère a commencé à parler de meurtre et de procès…
— Mais pour quel mobile ?
— Père commençait à trouver Hori quelque peu pénible… Mais voilà, il “songeait” seulement à le renvoyer dans son fief. Même Nakht a plus tard admis qu'il n'avait jamais formulé de menaces véritables. Il s'est ridiculisé devant l'impératrice, avec ses accusations sans fondement… À la fin, ses dépositions à répétition bassinaient tant les clannerets de la Serpe qu'ils ont acquitté Hori… Lorsque j'ai rejoint la horde, ils l'ont même autorisé à m'accompagner.
— Vous me parlez de tout cela avec une telle distance… N'étiez‑vous pas partie prenante dans l'affaire ?
— Je vous l'ai dit, j'étais coincé dans ma chambre. Avec toute cette agitation, personne ne prêtait attention à moi… Un esclave a fini par m'entendre, mais personne ne trouvait la clef. Les embaumeurs l'ont plus tard retrouvée dans la poche du mort, je suppose que personne n'a songé à le fouiller sur le moment… En tant qu'observateur impérial, Père avait beaucoup d’ennemis. Alors il conservait dans sa chambre les clefs des nôtres, par sécurité… Comme nos serviteurs n’avaient pas de double, ils ont défoncé ma porte. J'ai été libéré au moment où arrivaient les sergents du guet, qui m'ont annoncé le décès. Et je suis allé rejoindre Nakht qui pleurait sur la dépouille, pour le convaincre de s'en écarter et de laisser la police faire son travail…
— Attendez, s'exclama Martinelle. Vous n'avez donc rien vu des allées et venues de quiconque, ce jour‑là ! Comment pouvez‑vous être certain de l'innocence d'Hori ?
— Nakht ne juge pas les faits rationnellement ! C'est un petit garçon traumatisé qui ne supporte pas le chaos et les incidents. Il se raccroche à… »
Sa bouche grande ouverte ne finit pas sa phrase.