Impuissante, Martinelle le vit placer ses genoux sur les jambes ligotées de son frère, de façon à le clouer sur l’assise. Son pantalon à moitié défait révélait la naissance de sa raie culière, indécence qui aurait pu la choquer si elle n’avait pas compris ce qui se dénudait de l’autre côté. Nakht cala ses hanches devant la face de Shen, au point le de dissimuler presque totalement. Son torse large, ses coudes arcboutés le bloquaient au niveau des épaules. De ses mains, il tirait de toutes ses forces sur les cheveux de sa victime.
« Oh, oui, confirma‑t‑il ses volontés dans un râle obscène. Je suis là, n’est‑ce pas ? Je suis enfin chez moi. »
À ce moment le corps de Shen commença à remuer par à‑coups, jouet des délires lubriques du prince Nakht qui faisait hocher, dodeliner la tête sur sa taille en ahanant :
« Oui… oui… oui. C’est là qu’est ma place. »
Martinelle eut un haut‑le‑corps. Sa nuque se raidit, comme transpercée par un million d’aiguilles. C’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle songea qu’elle aurait supporté mille outrages, plutôt que de rester là. L’idée de voir Shen maltraité et humilié à sa place lui paraissait encore plus intolérable.
De ses dernières forces, elle rabattit contre elle ses deux cuisses. Puis, d’un coup sec, elle frappa. Ses pieds percutèrent les chevilles de Nakht, qui cria sans élégance sous la douleur et lâcha sa proie. Au déplaisir de Martinelle, les dents de Shen ne se refermèrent pas sur ce que son agresseur lui avait enfoncé dans la bouche. Son torse se contenta de rechuter sur le long coussin rembourré. Nakht, plus gêné dans ses mouvements que réellement blessé, détourna la tête pour décrocher à Martinelle un regard colérique et sans pitié :
« Tiens‑toi tranquille, greluche ! Je veux que tu regardes tout ça. Ma future femme aura droit à certains égards, mais Shen, ce sera mon petit giton privé. Il est grand temps qu’il se rende utile, celui‑là ! »
Il reprit son souffle dans un pouffement méprisant. Piégée qu’elle demeurait par ces entraves et l’exiguïté du creux entre les bancs, elle ne constituait pas une menace sérieuse pour ce fou. Sans aide, jamais elle ne se relèverait.
Pour autant Shen aurait pu profiter de cette diversion pour plaquer leur ennemi contre la paroi. Il n’en avait rien fait. Au contraire, il restait étalé dans une position étrange, la bouche béante et les yeux vides de toute expression. Les liens serraient ses membres qui tressautaient, mais il n’essayait aucunement de se libérer. C’étaient des convulsions qui agitaient ce corps, des respirations saccadées et inquiétantes qui ne cessaient de s’accélérer à chaque seconde. Le son qui sortait de sa gorge n’avait rien d’humain. Son cou avait gonflé, comme étranglé par un être invisible qui imprimait sur lui des marques violacées.
« Qu’est‑ce que tu as ? Tu te sens mal », s’étonna Nakht qui refusait d’admettre le rôle manifeste qu’il avait joué dans cette soudaine crise.
Effrayée, Martinelle vit le jeune homme se mettre à trembler. À un moment elle crut qu’il souffrait d’une attaque cardiaque, ou d’un ulcère gastrique similaire à celui qui avait emporté son royal père. Quoique non, c’était une sorte de crise d’angoisse qui montait. Ce visage ne renvoyait plus que la pâleur de la mort, la bouche s’était pétrifiée dans un cri muet. Tout le corps de Shen se rebellait contre lui, peut‑être pour expulser son âme. Il semblait réagir au contact d’un autre homme sur lui comme une bille de plomb plongée dans la chaux vive.
Ce ne fut qu’à ce moment que Martinelle comprit ; Shen n’aimait pas qu’on le touchât, que quiconque le touchât, en tous les cas pas par surprise et surtout pas sans sa permission. La danse et les arts martiaux relevaient de chorégraphies convenues, et parfaitement cadrées. Cependant tout autre forme de contact lui faisait horreur. Elle se souvenait maintenant de la gêne, de l’hésitation dont il avait fait preuve lorsqu’elle avait tenté de se jeter à son cou. Elle avait fondu en larmes après l’humiliation de l’ortolan, et Shen n’avait pas osé, ou plutôt pas pu la prendre dans ses bras. Quant à la fois où elle s’était évanouie sur place, Shen avait préféré s’écarter d’elle plutôt que de la rattraper. Quel genre de traumatisme justifiait une telle aversion envers la proximité d’un autre être humain ? Cette question la fit frissonner. Elle en redoutait la réponse.
« Shen, s’impatienta Nakht qui le jaugeait sans renouer ni linge ni ceinture autour de sa taille. Arrête ta comédie, ça ne marche pas avec moi. »
Comme pour lui répondre, Shen se vomit dessus.
Répugnés, Nakht et Martinelle virent son déjeuner dégouliner en plein sur son visage avachi. Un liquide gluant et jaunâtre dégoulina sur les meubles du carrosse, jusqu’à les tacher. Le prince, toujours attaché, ne semblait pas même conscient de s’être souillé de la sorte. Devant eux gisait un mort‑vivant. Plus rien ne l’atteignait. C’était peut‑être un mal pour un bien car Nakht, furieux de s’être fait tacher les bottes, abattait ses poings sur lui en criant :
« Qu’est‑ce que tu fais, pauvre andouille ? Pourquoi faut‑il que tu gâches tout ? Nous sommes enfin réunis, loin de tous, loin de cette canaille d’Hori qui régimente ta vie et te suit partout comme une fouine ! Ce petit parvenu qui n’a jamais cherché qu’à t’éloigner de moi ! J’ai enfin réussi à nous en débarrasser, et c’est comme ça que tu me remercies ?
— Vous allez le tuer », gémit Martinelle.
Néanmoins Nakht ne l’écoutait pas. La répugnance de Shen ne semblait qu’avoir augmenté sa folie furieuse. Il s’en ressaisit par les cheveux, sans dégager en lui la moindre réaction, et cogna le crâne de son frère contre la paroi du véhicule :
« Tu es à moi, à moi, tu entends ? Il en a toujours été ainsi, s’égosillait‑il sur Shen qu’il secouait sans ménagement. C’était l’accord passé entre l’impératrice et le clan de la Lance pour épargner ta misérable existence, fils de chienne ! Une existence à notre service ! À moi, à mon père, et à personne d’autre ! Tu nous dois la vie, alors paye‑la. Tu ne vis que par nous ! Tu n’es rien sans nous ! Je suis libre de faire de toi ce que je veux… Quand vas‑tu comprendre ça ? QUAND ? »
Quand bien même Shen aurait compris, il n’aurait pas trouvé le temps de répondre. Il y eut à côté d’eux un grand craquement, sec et explosif.
Martinelle se sentit léviter.
Elle crut un instant que la loi de la gravité ne l’affectait plus. Le plancher s’était dérobé sous ses pieds. Elle avait retrouvé une certaine liberté de mouvement dans ses jambes. L’air confiné frétillait tout autour d’elle.
Cependant, la seconde d’après, ses yeux lui prouvèrent que chaque objet à l’intérieur du carrosse subissait le même phénomène… Sa sacoche, échappée du compartiment au‑dessus d’elle, voletait avec grâce. La ceinture de Nakht flottait comme un cerf‑volant, et son pistolet s’échappait de la poche où il l’avait rangé pour valdinguer à l’autre bout de la cabine. Shen, amorphe, s’était soulevé de la banquette. Il occupait l’espace sans prise sur quoi que ce fût.
Cet état d’apesanteur trouva rapidement son explication : les passagers venaient de subir un banal accident de la route. Le véhicule, percuté par une énorme masse à l’extérieur, avait caboté, déraillé, exécuté un terrible tonneau et s’était mis à sombrer, sombrer, sombrer dans un vide indéfinissable. Les passagers et leurs bagages n’avaient fait que suivre sa chute.
Martinelle retint sa respiration.
Le choc fut rude. Tout éclata autour d’eux. Les vitres des fenêtres se percèrent, les cloisons éclatèrent de part en part. La violence de la collision arracha à chacun des cris de douleur à peine couverts par les craquements des planches brisées. Un peu de pluie commençait à s’infiltrer. La diligence avait tangué au point de se retourner complètement sur le flanc, roues à l’horizontale en bas comme en haut. Martinelle atterrit sur la pile formée par les deux hommes en contrebas de la cabine. Leurs corps, amalgamés dans une étreinte involontaire, amortirent sa chute. Ceux‑ci surnageaient dans une flaque nauséabonde qui grossissait à vue d’œil. Elle comprit alors que les infiltrations n’étaient pas seulement dues à l’eau venue du ciel, mais aussi à celle venue d’en‑dessous. Le carrosse avait dégringolé dans une rivière et commençait à s’y enfoncer.
Pourtant le bois qui le constituait l’autorisait à espérer un peu de flottaison. En levant les yeux, elle vit que la portière déchiquetée s’était transformée en puits de lumière. On apercevait l’astre lunaire par l’ouverture, ainsi qu’un bras masculin qui proposait un secours ainsi qu’une lanterne. Elle songea que, si elle attendait, tous les passagers se retrouveraient noyés, car enlisés sous son propre poids. La captive n’avait d’autre choix que d’accepter cette aide. Peut‑être pourrait‑elle, une fois sortie, rompre ses liens et libérer Shen.
En sautillant, elle éleva ses bras liés et parvint à agripper cette providentielle main tendue. Ses jambes s’arquèrent en équilibre sur les parois de la diligence carambolée, de façon à se faire remonter. L’homme puissant à l’autre bout la hissa hors du danger, non sans efforts. Les échardes des planches écartelées déchirèrent les manches de sa robe‑manteau à franges dorées. Elle n’en avait cure. En haut, son premier réflexe fut de prendre une grande inspiration. Tout autour d’eux, dans le clair de lune, roseaux et nénuphars s’épanouissaient. Un chemin de halage serpentait non loin. Quant au secouriste, c’était un des sbires cagoulés du prince Nakht qu’elle avait aperçus au campement. D’ailleurs celui‑ci s’inquiétait du sort de son maître :
« Messire ! Rien de cassé ? Pardon pour cet incident, je crois que nous avons percuté un sanglier…
— Dépêche‑toi de nous repêcher, imbécile, tempêta Nakht à l’intérieur. On va couler ! Ça pue, là‑dedans.
— Lâche‑moi », gémissait la voix de Shen, sorti de sa torpeur.
Puisqu’il était toujours ligoté, Martinelle ne pouvait pas compter sur son aide, pas davantage que sur ce serviteur. Sitôt son employeur libéré, il s’empresserait d’emprisonner celle‑ci ailleurs. Au baudrier de sa tenue guerrière brillait le métal d’une serpe, comme un second croissant lunaire près de l’étui à pistolet. Des bandages sommaires et ensanglantés sur son bras témoignaient de l’entaille que lui avait infligée Shen, au campement.
Ils devaient se trouver près d’une de ces sentes qui longeaient les affluents de la Lymphide, mais lequel ? Même sous la pleine lune, c’était difficile à dire. Seules les libellules carnivores auraient pu leur renseigner, et celles‑ci, courroucées d’avoir été dérangées par cet ignoble carambolage, semblaient plutôt prêtes à se venger. Martinelle songea alors qu’elle ne voyait nulle trace de l’horrible bête responsable de leur accident. Déjà elle s’écriait :
« Regardez, là ! Quelque chose bouge dans les fourrés !
— Quoi ? Restez derrière moi, mademoiselle de Figuette, s’écria l’officier avec une déférence incongrue. Je vous protégerai de… »
Il s’était arrêté de parler en constatant que son arme, qu’il avait tenté de dégager du ceinturon, n’était plus là. Martinelle se laissait déjà tomber dans l’eau, sa serpe à la main. C’était leur unique chance ; il lui fallait s’enfuir et dénoncer tout cela. Puisqu’elle n’avait aucune chance de secourir Shen pour le moment, les autorités devraient convaincre Nakht de le libérer.
Elle atterrit à pieds joints dans l’eau marécageuse, qui l’aspergea jusqu’aux épaules et ruina ses atours d’une boue à la couleur indéfinissable. Heureusement elle avait pied. Tout en triturant dans ses mains la serpe, elle bravait déjà les eaux tumultueuses pour s’enfuir.
« Elle s’échappe, s’écria quelqu’un dans son dos.
— Rattrape‑la en un seul morceau, grondait la voix de Nakht. Ta propre vie en dépend, andouille ! »
La température glaciale de l’onde ne lui faisait pas peur, pas plus que ses remous grondants. Peut‑être même pouvait‑elle compter, pour s’échapper en toute discrétion, sur le concert des gouttes de pluie. Celles‑ci masquaient ses pas hagards dans l’eau. Elle n’y voyait rien. Seules quelques formes longilignes dans la vase lui permettaient de se repérer. Un faux mouvement, et la lame acérée lui ouvrirait les veines. Elle tentait d’orienter le tranchant pour scier l’épaisse corde nouée sur ses poignets. Tout en pestant, elle crut enfin trouver la bonne position. Toutefois elle ne réussit qu’à s’ouvrir la paume. Dans un cri perçant, elle tressailla puis trébucha sur un rocher moussu.
« La voilà », conclut une autre voix d’homme non loin.
Bras et jambes dégringolèrent dans le lit de la rivière, qui devenait à cet endroit un véritable torrent. Le courant faillit emporter Martinelle, désormais trempée de la tête aux pieds. Transie de froid, elle eut toutes les peines du monde à se rétablir sur les rochers glissants. Si elle se laissait aspirer dans ces tourbillons, elle se noierait à coup sûr. Et ses mains qui n’étaient toujours pas détachées !
« Il faut la repêcher », décida une seconde voix.
Son arcade sourcilière la démangeait. Elle avait dû l’entailler en tombant. En relevant la tête en direction des étoiles, elle vit arriver près d’elle deux autres serviteurs aux visages couverts. Bien entendu, Nakht ne s’était pas contenté d’un seul malfrat pour escorter ses prisonniers. Ces deux‑là cherchaient probablement l’animal responsable du naufrage. Martinelle poussa un râle de désespoir. Pourquoi les Quatre Dieux l’avaient‑ils fait échouer si près du but ?
Elle n’eut pas le temps de se rééquilibrer. Sa main stupide serrait encore la serpe, mais elle n’avait plus même la force de remuer les doigts. Les ombres des officiers frôlaient déjà la sienne sur l’eau luisante ! Quel châtiment lui réserverait Nakht pour sa désobéissance ?
« Elle est armée, se méfia l’un des hommes. Essaye de l’assommer si tu… »
Sa phrase fut coupée par une masse énorme et inhumaine qui le recouvrit entièrement. Au final, c’était l’inopportune bête qui les avait trouvés.
Au contact des deux formes qui sombraient ensemble, Martinelle vit quelques particules argentées s’échapper d’elles, telle une rivière de perles arrachées sur le cou d’une dame. En réalité ce n’étaient que quelques gerbes de sang, sublimées par la clarté des astres. Les gargouillis de la gorge arrachée se mêlèrent aux clapotis du fleuve. Les yeux nyctalopes brillaient d’un terrible courroux.
L’autre faquin s’égosilla en voyant son compagnon à terre. Mais la créature s’en désintéressait déjà. Sa gueule révéla des crocs immenses, innombrables, et feula sans pitié. Ce n’était ni le rugissement d’un lion, ni le miaulement d’un chat. Une seconde plus tard, la prodigieuse créature lacérait le ventre du second guerrier d’un seul coup de griffe. Les entrailles s’éparpillèrent dans l’eau insalubre, et un nouveau cadavre rejoignit le lit de la Lymphide.
Le souffle coupé, assise en équilibre précaire sur un banc d’algues rocheuses, Martinelle étudiait la silhouette du felne. Elle avait d’abord cru que ce félin lui faisait le gros dos, avant d’apercevoir une bosse qui lui déformait l’échine en un arc étrange. Barbouillé de sang, le pelage irisé de cette prodigieuse créature s’ébrouait alors que cette dernière lâchait sa dernière proie. Elle n’avait pas attaqué sous le coup de la faim, mais pour rendre justice.
Le cœur de Martinelle ralentit sa course, et des larmes de soulagement coulèrent sur ses joues. Pour une raison qui lui échappait, elle sentait qu’elle n’avait rien à craindre de ce monstre. Que les Quatre Dieux et les Mânes l’eussent envoyé ici pour elle ou non, peu lui importait.
« Merci », lâcha‑t‑elle en tendant sa main vers le felne.
Celui‑ci approcha son chanfrein. Néanmoins, sitôt qu’elle caressa les poils de la bête, ceux‑ci se rétractèrent dans la chair.
La carrure de l’animal diminua de volume, ses yeux se rapprochèrent. Tout en lui diminuait pour prendre forme humaine. Les griffes devinrent des ongles.
Hori se tenait devant elle.