Chapitre XXVIII – Ordre et cahots

Martinelle souffrait d’une violente nausée, mais les cahots de la diligence n’y étaient pour rien. L’instabilité, la brutalité de ce voyage forcé sur la lande lui rappelaient le désordre fatal dans lequel elle s’était abîmée. L’éclatement de ses certitudes faisait monter dans sa gorge un profond écœurement de sa propre personne.

Elle avait sombré dans la sidération après le meurtre de Morgane. Nakht avait pris son silence et son immobilité pour de l’effroi, et commandé à ses hommes de la jeter dans le véhicule. Si elle s’était laissée faire sans rien dire, tel un pantin, ce n’était pas même par peur d’être tuée mais presque par désir. Oui, une part d’elle avait accepté cette punition certaine, cette mort possible. Que méritait‑elle d’autre, elle qui avait précipité la chute d’une femme de foi, son unique alliée et amie ?

En voyant Shen balancé à côté d’elle sur la banquette arrière, elle avait repris ses esprits. Il lui restait une personne à décevoir, une victime collatérale à ruiner par ses crimes. Lorsqu’elle s’était remise à crier, à se débattre, la portière s’était déjà refermée sur eux. Les chevaux avaient filé loin du convoi impérial. Les rideaux tirés aux fenêtres cachaient inutilement la noirceur de la nuit. Assis devant eux, le prince Nakht avait d’un coup d’œil réussi à la repétrifier. Il n’y avait pourtant rien de malfaisant dans ce regard. Au contraire c’était sa sérénité, en parfait décalage avec leurs atroces circonstances qui avaient convaincu Martinelle de se taire. Contempler Nakht, c’était jouer avec la folie et la mort.

Shen, lui, avait été ligoté plus soigneusement, attaché aux rebords des sièges par les chevilles et les poignets. Maintes fois il tenta de s’échapper, à s’en briser les os et déchirer les muscles, mais en vain. Son ravisseur observait cette lutte d’un air compassé. Au bout d’incalculables minutes, il se pencha sur son cadet et détacha son bâillon, pour soupirer :

« Nous sommes suffisamment loin de la horde. Crie tant que tu veux, si ça peut te soulager. »

Shen voulut l’insulter. Toutefois sa rage contenue ne réussit qu’à le faire tousser. Ce fut Martinelle, qui craignait qu’on lui fît du mal, qui bredouilla à sa place :

« Messire, je c‑conjure Son Altesse Impériale de r‑rebrousser chemin. Quand bien même Son plan partait d’une bonne intention, celui‑ci n’a aucune chance de réussir. Les auxiliaires d’Hori ne tarderont pas à remarquer l’absence du prince Shen, et lorsqu’ils donneront l’alerte…

— …ils s’apercevront que mes propres alliés l’ont déjà sonnée, anticipa Nakht. Je ne m’attendais pas à devoir vous enlever, mademoiselle, mais qu’importe. Des ordres ont également été donnés pour signaler votre disparition à l’ambassadeur. À l’heure qu’il est, Durillon doit déjà effectuer une battue en compagnie de mes gens.

— C’est trop gros mensonge, protesta‑t‑elle. Même pour vous !

— Pas si vous vous en tenez à ma version de l’histoire. Shen et vous‑même reviendrez au campement d’ici quelques heures… le temps que Coupe‑Chou perde son sang‑froid et fasse peser sur le clan de la Hache les menaces qui s’imposent, pour mettre la horde sur le pied de guerre. Vous direz à chacun que je vous ai héroïquement secourus de sbires au service d’Hori. Cela suffira sans doute pour obtenir sa destitution ou sa mise à mort. Les deux, avec un peu de chance.

— Vous plaisantez ? Jamais je ne mentirai à mes compatriotes !

— Très bien, s’amusa Nakht. Cependant, quelles sortes d’explications comptez‑vous fournir ? D’abord, il vous faudra trouver un bon prétexte pour la mort de votre chaperonne. Expliquerez‑vous également comment vous avez ourdi la chute du clanarque avec moi, au nez et à la barbe d’Ankhti ? Comment vous avez attiré Shen dans mon piège ? Vous étiez ma complice du début à la fin, Martinelle. S’il‑vous‑plaît, ne me prenez pas de haut. »

Martinelle, confrontée aux yeux catastrophés de Shen qui comprenait seulement maintenant l’ampleur de cette trahison, ne put que détourner les siens.

« Ce n’est pas ce que nous avions convenu, gémissait‑elle. Je n’aurais rien fait sans votre accord, Shen… mais vous étiez si accaparé, et constamment observé par les hommes d’Hori ! Je… voulais simplement débattre avec vous de la marche à suivre.

— Une noble dame aurait la décence d’admettre ses fautes à son fiancé, la sermonna Nakht. Le fait demeure que vous l’avez manipulé, placé dans une situation où il n’aurait eu guère de choix que de lâcher son difforme tortionnaire pour votre intérêt. Je vous l’ai déjà dit : nos méthodes se ressemblent.

— Ce n’est pas la même chose, s’insurgea‑t‑elle. Je voulais juste discréditer Hori pour l’écarter pacifiquement ! Pousser ses clannerets à le ranger au placard !

— Et le faire passer pour une victime dans cette histoire ? Cela vous suffirait peut‑être, ma chère, mais c’est un père qu’il m’a volé, s’emporta‑t‑il enfin dans un mélange de morgue et de joie malsaine. Pour un tel crime, une vengeance plus terrible encore s’impose. Je veux qu’Hori meure haï par sa propre famille, comprenez‑vous ? C’est de ses subalternes que doit émaner sa condamnation à mort, pas de Coupe‑Chou. Un parricide pour punir le meurtrier de mon père, quelle jolie symétrie… En commettant ce rapt odieux, notre cher clanarque a bien failli déclencher une guerre où tous les clannerets de la Hache auraient pu mourir ! Voilà la conclusion que j’ai écrite à sa carrière sordide ! »

Ses mots résonnaient dans l’air raréfié du carrosse, l’habitaient comme des vers dans la chair d’un cadavre. Un instant Martinelle considéra la possibilité de se jeter contre la portière pour la forcer d’un coup d’épaule. Elle atterrirait dans la boue et la nuit, tenterait de s’échapper. Toutefois ses chances de disparaître dans la nature étaient minces. Pour ce qu’elle en savait, ils voyageaient peut‑être à la lisière d’une falaise ou d’une rivière. Et les fidèles serviteurs de Nakht, qui conduisaient le carrosse à l’extérieur et en surveillaient les issues, ne manqueraient pas d’en descendre pour la rattraper. Tout ce qu’elle avait à y gagner, c’était de s’ouvrir le crâne en tombant. Pourtant elle devait réfléchir à un autre plan.

Le front ridé de concentration, elle passa au crible leurs alentours sans rien trouver. Faute d’autres idées, elle se pencha pour murmurer rapidement à Shen :

« Il me faut ma sacoche. Savez‑vous où on l’a rangée ? »

Mais il ne répondit pas. Elle mit un certain temps à se rendre compte qu’il pleurait. Ses sanglots mal retenus contorsionnaient son visage d’ange. Martinelle se maudit une fois de plus pour l’avoir enlaidi. Il n’y avait bien que sur les vitraux et les tableaux que les gens pleuraient avec élégance. Tout aussi larmoyante, elle finit par hoqueter :

« Je ne mérite pas votre pardon, messire… Tout est de ma faute.

— Non, brailla‑t‑il. Non, Martinelle ! C’est la mienne, depuis le départ. N’avez‑vous pas compris ? Je me suis servi de vous. C’était mon plan. Lorsque l’impératrice a décidé d’expédier deux princes impériaux en Orgélie pour vous épouser, j’ai… paniqué. C’est moi qui ai demandé à Hori d’intriguer, d’utiliser tous les moyens de pression et de corruption à sa disposition pour écarter Nakht de cet arrangement. C’était mon idée de remplacer votre second fiancé par un autre. Pourquoi croyiez‑vous qu’il montrait si peu d’enthousiasme à l’idée de vous épouser ? Hori n’a jamais voulu de ce double‑mariage. Il s’y est engagé pour moi. »

La tristesse de Martinelle disparut au profit d’une totale et bêtifiante incompréhension. Elle échangea même un regard perplexe avec Nakht, oubliant une seconde le danger qu’il représentait. Néanmoins lui non plus ne trouva rien à dire tandis que Shen reniflait. Roues et sabots continuaient à égrener chaque seconde de leur périple avec une régularité d’horloge. Il commençait à pleuvoir. Après une minute bien trop longue, elle réussit à articuler :

« Shen, ce que vous racontez n’a aucun sens. C’est le clanarque Hori qui se servait de nous pour accéder à la dignité de prince impérial.

— Mademoiselle a raison, admit Nakht. Cesse de lui raconter des fadaises, Shen. Cela fait des mois que ce stupide bossu jubile à l’idée d’entrer dans le clan de la Serpe.

— L’ambition politique est toujours un bon alibi. Surtout quand on doit tromper ceux qui la possèdent, lâcha Shen à l’adresse de son aîné. Cependant Hori n’aurait jamais abandonné son titre de clanarque. Il tient trop au clan de la Hache. S’il s’est incrusté dans cette alliance diplomatique, c’est uniquement parce qu’elle lui donnait l’occasion de m’exfiltrer et m’escorter en Orgélie. »

Il commençait à pleuvoir. Le cœur de Martinelle descendit vers ses viscères. Celui‑ci avait compris avant elle quelque chose qu’elle se refusait à admettre, quelque chose qu’elle aurait dû voir depuis longtemps, mais quoi ? Nakht vrillait des yeux ses interlocuteurs. Sous l’effet de la panique, elle s’exclama :

« Pourquoi ?

— J’avais peur, expliqua Shen d’un souffle angoissé. Pour vous… Non. Pour moi.

— Peur de quoi, bon sang ?

— Dans la horde, je pouvais au moins compter sur Hori et ses séides de la Hache. En tant qu’otage politique, j’aurais eu… encore moins de protecteurs chez vous qu’ici. Je ne connais personne en Orgélie. J’ai eu peur. Enfermé dans votre Clos‑Rusé sans personne à qui parler, à part Nakht… je ne voulais pas me retrouver seul et sans défense, pour le restant de mes jours.

— Mais qu’imaginiez‑vous ? Shen, les Orgéliens aussi connaissent les lois de l’hospitalité, se défendit‑elle. Vous restez un hôte de marque, un proche de l’impératrice de Verlande… Jamais mes proches ni même ma belle‑famille n’oseraient faire le moindre mal à votre personne.

— Ni à Nakht. C’est bien le problème. »

Et il s’arrêta, tête baissée. Il venait de passer à confesse.

Les trombes d’eau s’intensifiaient à l’extérieur. Lentement, incroyablement lentement, Martinelle se détourna vers le prince incriminé. Elle devait savoir. Avant la fin, elle devait savoir. À la peur de mourir avait succédé la nécessité d’inscrire en elle l’horreur qu’on lui avait cachée, comme si l’énoncer pouvait retirer sur Shen son emprise.

Elle contempla le visage émacié et livide de son nouveau fiancé, le feu qui embrasait son regard, ses dents serrées de fureur. Stupidement, imprudemment, elle balbutia :

« Prince Nakht… de quoi parle‑t‑il ?

— Petite traînée », cria‑t‑il.

Choquée, Martinelle recula sur son siège alors que se dressait le Verlandais. Les yeux de ce dernier cillaient, frénétiques.

« Je n’arrive toujours pas à y croire, continua‑t‑il. C’est tout ce que tu es, sais‑tu ? Une sale catin. Plus jamais je ne t’accorderai le bénéfice du doute. »

Ses poings se refermèrent comme des serres d’épervier, et Martinelle sut qu’il pouvait la tuer.

« Tu voulais me baiser ? Eh bien, soit, rigola‑t‑il d’un air dément. Je vais te traiter comme la pute que tu es. »

Tout en elle prit la consistance d’un glaçon. À tout prendre, elle aurait préféré la mort.

« Non, expira‑t‑elle. Non, pas ça. Non !

— N’as‑tu pas intégré les règles de ce jeu ? Tu es moi, rien qu’à moi, décréta‑t‑il alors qu’il commençait à défaire sa ceinture. Et c’est à ce néant que tu reviendras si tu t’éloignes de ma présence. Il en a toujours été ainsi.

— Pitié, non. Pitié, s’étouffait Martinelle dont les jambes venaient de se serrer.

— Alors obéis, petite grue. Obéis. C’est tout ce à quoi tu es bonne. »

Il se jeta vers elle, et elle glapit. L’image d’une bête furieuse et velue lui revint en mémoire, celle de griffes qui lui lacéraient la chair, l’écartelaient, la dépeçaient…

Toutefois Nakht n’avait pas même commencé à la toucher. Son imagination et son expérience du réel se mélangeaient déjà. Alors qu’il refermait les bras sur ses épaules, Martinelle sentit la langue de la bête lui lécher la joue… Tous les poils de son propre corps se hérissèrent tandis qu’il s’emparait d’elle et pressait ses doigts jusqu’à lui faire mal.

En deux secondes, elle se retrouva par terre, dans l’étroit espace dévolu aux pieds des voyageurs. Contorsionnée, incapable de respirer convenablement, elle songea que l’homme qui attenterait ainsi à sa pudeur pourrait tout à fait l’asphyxier, même involontairement. Elle allait crever sous sa masse, compressée de l’extérieur comme de l’intérieur. Dans un dernier débordement d’énergie, ses yeux se plissèrent. Elle hurla, et attendit, attendit, attendit…

Néanmoins rien ne se passa.

Ce n’était pas le monstre poilu qui secouait ainsi ses membres, ni même Nakht, mais la chair de poule. Surprise, elle songea à rouvrir les yeux. N’était‑ce au bout du compte qu’un cauchemar ? Lui suffirait‑il de se réveiller pour retrouver les draps parfumés de sa chambre, au manoir du Clos‑Rusé ? Non, Shen semblait croire que même ce lieu n’était plus sûr… Et de toute manière Guillonne s’en était déjà emparée. Mais alors, où s’était‑elle endormie ?

« Je vais t’apprendre les bonnes manières une bonne fois pour toute, moi », maugréait Nakht un peu plus loin.

Cette distance relative la décontenança. S’il comptait abuser d’elle, pourquoi ce monstre s’était‑il l’éloigné ? Quelque chose bougeait dans le carrosse. Des objets ou des corps, c’était difficile à déterminer. Martinelle s’ébroua, un peu sonnée par le choc encouru au contact du sol. Les liens qui la retenaient gênaient ses mouvements. Elle ne parvenait pas à se relever. Il lui faudrait un appui. Après quelques tâtonnements, elle osa enfin rouvrir les yeux.

Pour sa déception, le cauchemar n’était pas fini. Nakht lui montrait son dos, agrippé à la banquette dans une position aussi étrange qu’inconfortable. Ses gestes étaient gênés par la présence de Shen, partiellement cachée à la vue de Martinelle par cette perspective. Les deux hommes semblaient affairés par une étrange discussion, comme si Nakht s’était approché de Shen pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, en l’occurrence :

« Il faut faire en sorte que le message rentre dans ton crâne, n’est‑ce pas ? Avec des arguments pénétrants. »

Les yeux de Martinelle s’écarquillèrent d’horreur. En réalité, sa vertu n’avait jamais été en danger. L’usage du féminin lui avait fait croire que Nakht s’adressait à elle par ces menaces… or s’il l’avait jetée à ses pieds, hors de la banquette, c’était uniquement pour l’écarter du chemin.

« Oui, soufflait Nakht d’une voix rauque alors qu’il se débarrassait de sa veste sur les jambes de Shen. Oui, laisse‑moi entrer. »

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