Chapitre XXV – La vie à pleine dents

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), la protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le verlé. Afin de les différencier, les conversations en verlé sont retranscrites en italiques.

Martinelle en eut le souffle coupé ; Ankhti lui demandait tout de go s’il fallait sacrifier ou non cet homme par intérêt, si elle pouvait tuer. Elle la mettait face à ses contradictions, et la traitait en égale.

Un tel dilemme aurait pu l’indigner. Quoique non, à y réfléchir, le choix n’avait rien d’impossible. En fait, Martinelle l’avait déjà fait avant même d’entrer dans la tente impériale. D’une voix blanche, elle admit la vérité :

« Plus que tout au monde. Mais qui le remplacera ? »

Ainsi débutèrent les négociations.

Elle en ressortit deux heures plus tard, épuisée. En vérité elle avait obtenu de l’impératrice une partie de ce qu’elle voulait. Pourtant cette victoire au goût amer remettait en perspective les dizaines d’humiliations qu’elle avait endurées ces dernières semaines. Comment avait‑elle tenu ?

Sitôt qu’elle eût pris congé d’Ankhti, Martinelle rabattit le panneau coulissant de la chambre impériale et rebroussa chemin à travers un dédale de tentures en appelant :

« Monsieur l’ambassadeur ?

— Son Excellence est parti discuter avec votre service d’ordre, lui répondit une voix suave. Je ne m’en plains pas, moi qui cherche depuis un moment l’occasion de vous parler seul à seul ! »

Le prince Nakht s’était affalé sur les coussins de l’antichambre en lieu et place de l’ambassadeur. À en croire ses cheveux d’un noir étincelant et sa peau rougie, il revenait d’une baignade dans les eaux glaciales de la Lymphide. D’ailleurs il avait posé sur ses épaules son long manteau de clanneret sans le refermer ni enfiler ses manches. L’eau dégoulinait entre les deux pans du vêtement pour illuminer un losange de peau bronzée, légèrement velue jusqu’à la ceinture. D’une grimace confuse, Martinelle rabattit contre elle son éventail :

« Messire, je ne saurais me retrouver seule avec un homme dans la même pièce. Du moins pas avant mes noces. Si vous voulez bien m’excuser…

— Malgré tous les attraits de votre compagnie, je ne suis hélas pas ici pour un rendez‑vous galant. J’ai une question d’ordre politique pour vous, mademoiselle.

— Dites toujours. Mais vite, s’il‑vous‑plaît, soupira Martinelle qui ne quittait pas la sortie des yeux.

— Expliquez‑moi alors comment vous avez mis Hori dans les fers, sourit‑il avec un regard rêveur. Vous avez réussi en quelques semaines ce que je m’évertue à obtenir depuis huit ans. Aviez‑vous prévu qu’il vous frapperait ? »

Martinelle, lèvres pincées, gambergeait. Elle ne pouvait admettre le vil tour qu’elle avait joué au clanarque, bien que Nakht l’eût percée à jour. Aussi détourna‑t‑elle ses yeux du jeune nageur, en même temps que la conversation :

« Vous me prêtez un pouvoir que je n’ai pas.

— Ou dont vous n’osiez user jusque‑là, pouffa‑t‑il. Alors soit, prétendons que je m’adresse à une oie blanche, plutôt qu’à une Figuette. C’est le moins que je vous doive, après le service que vous m’avez rendu.

— Pour la dernière fois, je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Toutefois, si le hasard vous favorise, je m’en réjouis pour vous.

— Votre fiancé fait face à quelques problèmes légaux, insista‑t‑il tandis qu’il inspectait ses doigts fripés et encore bleuis. C’est dommage pour lui car ces suspicions ne pourraient tomber au pire moment. Voyez‑vous, il s’est jadis retrouvé au cœur d’une affaire judiciaire sordide…

— Inutile de reparler de ce vieux dossier, le coupa‑t‑elle avec irritation. Vous ne sauriez entacher davantage la réputation du clanarque. Adieu, messire. »

Elle quittait l’antichambre. Alors qu’elle lui tournait le dos, Nakht réussit à la figer sur place d’une seule phrase :

« Si vous croyez avoir neutralisé Hori, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Certes, vous l’avez bien amoché sur le plan politique… Cependant rien n’est plus dangereux qu’un animal blessé. Ses partisans vont tout faire pour obtenir sa relaxe, et il reviendra dans votre ménage. Si son indifférence vous faisait horreur, je n’ose imaginer les délices de sa haine ! »

Les épaules de Martinelle se tendirent. Dents serrées, elle refit quelques pas en arrière pour dominer le clanneret de toute sa hauteur, et s’agacer :

« Sont‑ce des menaces ?

— Non. Des avertissements réalistes.

— Et intimidants, puisqu’ils ne sont accompagnés d’aucun recours…

— En ce cas permettez‑moi de vous offrir un conseil : pour enfoncer un clou, ne vous contentez pas d’un seul coup de marteau. »

Il se remit debout avec une rapidité qui la déstabilisa. Elle dut relever la tête vers ses yeux argentés et insondables. Tandis qu’il l’étudiait, deux doigts de sa main droite caressaient son collier de barbe. Elle s’était un peu trop rapprochée de lui. Imperturbable, il ménagea son effet avant de poursuivre :

« La Hache ne soutient pas si bien Hori qu’il voudrait le faire croire. Certains de ses séides se plaignent d’être gouvernés par un chef qui passe tout son temps à la cour impériale, plutôt qu’au fief qu’il est censé administrer. Et même si Coupe‑Chou lui accorde son pardon, je doute que votre famille le fasse. S’il lui faut choisir entre la colère d’un royaume entier et celle d’un clan, mon arrière‑grand‑mère n’y regardera pas à deux fois. »

On traitait enfin Martinelle comme une adulte ! On lui disait les choses dans toute leur noirceur ! Cette concordance entre les discours d’Ankhti et de Nakht renforçait sa conviction d’avoir fait le bon choix. Pour une petite princesse que la régente d’Orgélie et tant d’autres avaient manipulée, c’en était presque rassurant.

« Je crois être en mesure de manigancer un vote de défiance à Barrante, proposa Nakht qui ne cachait plus son enthousiasme. Afin de sauver la face, les clannerets de la Hache pourraient destituer Hori et se choisir un nouveau clanarque. Mieux vaut qu’ils le fassent de leur propre initiative avant que Coupe‑Chou ne les humilie en les obligeant à le faire, ou pire, exécute leur chef. Il suffirait de les sonder pour rassembler une majorité absolue de deux tiers parmi les électeurs. Cela leur permettra de se désolidariser des méfaits de votre fiancé… »

Là, il fallait bien avouer qu’il marquait un point. La Fille des Landes interprétait sûrement cette déchéance spontanée du clanarque comme une marque de loyauté. Auquel cas on pourrait la convaincre d’exiler Hori dans son fief, plutôt que de le décapiter. Martinelle s’en étonna :

« C’est une piste à explorer si Hori veut garder sa tête… Vous qui le détestez, vous ne comptez donc point profiter de ce nouveau procès pour le traîner sur l’échafaud ?

— Pas s’il est condamné pour le mauvais crime. Et ma haine ne s’étend qu’à sa personne… Je ne souhaite ni plonger son clan dans la tourmente, ni vous salir les doigts avec le sang d’un être si vil ! La mort n’est qu’une des méthodes à votre disposition pour débouter un fiancé encombrant. »

À cette mention du double‑mariage, Martinelle pouffa de dédain. Le procès d’Hori n’avait pas même débuté que l’identité de son remplaçant au sein de l’alliance matrimoniale faisait déjà débat. Nakht s’imaginait sans doute très bien dans ce rôle. Le rapace qu’il portait en broche sur son manteau lui allait en diable… Et sa stratégie n’avait rien de subtil.

Elle persifla :

« Votre cheffe d’État sait, je suppose, que vous découchez pour rejoindre le siège d’un clan rival et y nouer toutes sortes d’alliances secrètes ?

— Elle ne l’a pas interdit, se défendit le prince qui haussait les épaules. J’ai la confiance de Coupe‑Chou, les gardes de la horde ne me posent guère de questions quand je sors…

— Alors qu’attendez‑vous encore pour mettre ce plan à exécution ?

— J’ai besoin d’un dernier atout : vous. Ankhti est trop fière pour faire le premier pas et négocier… Il va falloir lui mâcher le travail. Les clannerets de la Hache veulent leurs entrées en Orgélie, soit. Il y a bien d’autres façons de satisfaire leurs ambitions qu’un mariage. Barrante est à deux pas, pourquoi ne pas en profiter ? Allons les voir ensemble ! Séduisez‑les. Promettez‑leur de ne pas les oublier lorsque vous reviendrez dans votre terre natale. Des partenariats commerciaux, quelques ragots entendus au Ministère des Affaires Extérieures… Votre imagination fera le reste. »

Hésitante, Martinelle chercha quelque argument à lui opposer :

« Je n’ourdirai pas un complot dans le dos de mon futur mari.

— Shen ? Libre à vous de l’emmener avec nous. S’il se joint à la discussion, nos arguments n’en paraitront que plus crédibles. »

Cet homme avait réponse à tout. Vaincue, elle déploya son éventail et l’agita avec énergie devant elle pour en venir au fait :

« Et à quel coût, messire, fixez‑vous l’industrie que vous comptez déployer ?

— Votre prix sera le mien, lui jeta cette fois‑ci Nakht sans aucune dérision. Les Figuette n’ont pas une réputation de mauvais payeurs, et je suis curieux d’apprendre ce qu’estime de ma petite personne une princesse d’Orgélie. »

Martinelle le dévisagea de pied en cap. Il avait opté aujourd’hui pour un parfum entêtant, piquant, proche du musc mais moins désagréable. Cependant elle se souvint que le prince ressortait tout juste de l’eau. Ce qu’elle reniflait n’était que son odeur naturelle.

« Avec les vrais amis, on ne compte pas, hésita‑t‑elle les joues brûlantes. Sommes‑nous amis, Nakht ?

— Un peu plus qu’amis, j’espère, hasarda‑t‑il avec une nuance de crainte inédite dans la voix.

— Seriez‑vous prêts à en jurer ?

— Sur le cou brisé de mon père. »

Elle lâcha une exclamation outrée. L’union de l’amour et de la vengeance, quelle horrible version du romantisme on lui servait là ! Un profond sentiment d’absurdité la saisit ensuite. En vérité elle s’offensait des avances d’un homme qu’elle projetait déjà d’épouser.

Sa mère lui avait appris les bases du négoce : toujours fixer d’abord des conditions inacceptables, puis marchander avec le client pour redescendre aux points qu’on était prête à concéder dès le départ. Ainsi avait‑elle proposé à l’impératrice de ne lui faire épouser que Shen, en sachant parfaitement que les Verlandais ne reconnaîtraient jamais un mariage monogame. Puis elle avait feint de soupirer, l’air résigné, lorsqu’Ankhti avait exigé un second conjoint. Comme l’impératrice refusait toujours de considérer l’un ou l’autre célibataire du clan de la Hache, elles avaient ensuite passé plusieurs candidats au crible avant de se mettre d’accord sur Nakht.

N’avait‑il pas été le premier choix de la souveraine, avant les pressions exercées par Hori sur la Serpe ? Ce prince impérial, mieux titré encore que le clanarque, satisferait l’Orgélie… Et Martinelle préférait jeter son dévolu sur un clanneret qu’elle connaissait déjà de vue. Même Shen préférerait sûrement cohabiter avec son frère d’adoption plutôt qu’un inconnu.

Tout cela, Martinelle ne pouvait l’avouer face à Nakht. Elle avait bataillé trop durement pour qu’une fuite enrayât tous ses plans. Le jeune homme l’implora :

« On s’ennuie dans les sommets, mademoiselle. Et quoi qu’on en dise, il s’y trouve suffisamment de place pour deux… Shen me dépasse en beauté et en agrément, j’en conviens. Mais suis‑je repoussant pour autant ? Si nos objectifs sont compatibles, il est possible que nos personnalités le soient également. À moins que je ne sois fou. »

Martinelle n’avait jamais éprouvé pareille confusion. Voir un homme si dangereux exposer sa vulnérabilité ouvrait en elle la porte de plaisirs interdits. Car non, elle ne le trouvait point repoussant. C’était clair à présent. Elle admirait son éloquence, son expérience, et la moindre reconnaissance de sa part la flattait.

Elle songea qu’elle pourrait, si elle ne se retenait pas à temps, tomber amoureuse de lui. Puis elle se rappela qu’ils se retrouveraient mariés bientôt. Pourquoi se plaignait‑elle de le trouver tolérable ? Nakht détruisait toutes ses certitudes.

« Elle est belle, s’exclama‑t‑il après quelques arpèges de silence.

— Qui donc ?

— Votre haine.

— Vous divaguez, bredouilla Martinelle. Je n’ai pas de haine.

— Mensonges, la réprimanda Nakht en rapprochant d’un pas sa poitrine de la sienne. Vos yeux se reflètent dans les miens. Je n’aurais jamais cru m’éprendre de quiconque, car je m’aime trop. Pourtant, dès notre rencontre au Palais des Pachas, j’ai su que j’avais affaire à mon miroir. C’est le destin qui a mis Hori sur votre chemin pour vous lier à moi dans un dessein commun !

— Reculez immédiatement, l’avertit‑elle. Messire, vous dépassez les bornes.

— Déguerpissez si ça vous chante, se moqua‑t‑il. Moi, je reste là. C’est drôle… Maintenant que je vous vois de si près, je m’aperçois que vous avez de plus jolies lèvres que votre sœur Guillonne. Vous l’a‑t‑on jamais dit ? »

Et, pour joindre le geste à la parole, il appuya un doigt sur les lèvres de Martinelle.

L’ébullition qu’elle avait ressentie durant toute cette conversation se manifesta alors sous sa forme physique. Immédiatement ses sourcils s’écarquillèrent, et elle voulut hurler, s’enfuir à toutes jambes. Cependant son corps et son esprit ne travaillaient plus de concert. Sa bouche outragée refusa cette injonction, et, loin de se refermer, s’ouvrit en grand.

En une seconde, les dents de Martinelle agrippèrent le doigt de Nakht et s’y plantèrent.

Ce fut l’homme qui hurla, pas elle. Il retira son bras aussitôt, s’éloigna. Choquée par la violence dont elle venait de faire preuve à l’encontre d’un prince impérial, Martinelle se plaqua la main contre la bouche. Le sang coulait sur l’index du clanneret.

Il contemplait sa blessure, émerveillé et répugné à la fois. Tremblante, Martinelle se demanda s’il allait la rouer de coups en représailles. Toutefois Nakht se contenta de porter la plaie à sa bouche, et la suça avec gourmandise avant de conclure :

« Notre premier baiser. Vous me comblez, mademoiselle. »

Et il partit. Tandis que leurs épaules se frôlaient, elle sentit naître dans ses entrailles, dans son cœur, une étrange créature. De quoi était‑elle faite ?

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