Chapitre XXVI – En toute transparence

En entrant dans la roulotte de Guillonne, Sœur Morgane poussa un grand cri :

« MADEMOISELLE DE FIGUETTE ! Mais que fabriquez‑vous ? »

Martinelle n’avait jamais moins ressemblé à une princesse. Sa figure s’était couverte de sueur. Le pied posé en équilibre sur une grosse malle, elle maltraitait son couvercle d’un pied‑de‑biche depuis plusieurs minutes. La longue barre de fer écorchait ses paumes, en vain ; l’ouverture cadenassée ne bougeait pas d’un pouce. En poussant un juron, elle jeta son outil de cambrioleuse sur le sol. On venait de la prendre sur le fait. Elle ne feignit pas l’innocence, pas plus qu’elle ne cacha sa déconfiture :

« Retournez à vos oraisons, ma sœur. Tout cela ne vous regarde pas.

— Un peu que ça me regarde, s’alarma Morgane. N’est‑ce pas le coffre où Mademoiselle de Mandar range ses journaux intimes ?

— Vous désobéissez à mes ordres ! Je vous avais dit de rester à l’extérieur avec les mousquetaires !

— Et vous m’aviez dit que vous veniez chercher céans le bonnet que vous aviez oublié !

— Pensez‑en ce que vous voulez, s’impatientait la coupable. Du moment que vous fermez votre clapet. Je vous rappelle que vous êtes à mon service plus qu’à celui de Guillonne. C’est mon voyage de fiançailles, pas le sien.

— Pourtant il faudra bien que je lui avoue votre crime ! Que puis‑je faire d’autre, puisque vous commettez de vils péchés ? Oh ! Voler et mentir, c’est très mal. »

À cette petite exclamation puérile, Martinelle perdit toute retenue. Elle explosa :

« Mais allez‑vous cesser de me casser les oreilles, avec vos “oh” à la noix ? Dès que vous vous mettez en colère, vous oubliez de les placer dans vos phrases, ces petits “oh” ! Vous prenez une fausse voix, pour Dieux savent quelle raison !  Bon sang, me prenez‑vous pour une idiote ? »

La religieuse, estomaquée de voir son stratagème révélé, se tut. Un peu trop tard, Martinelle se rendit compte que sa voix avait résonné dans toute la caravane. Les muscles de sa mâchoire, trop tendus, la tiraillaient. Martinelle donna un coup de pied dans la malle et s’écroula sur le lit, la tête dans les mains. Elle avait beau ressasser dans sa tête de nouveaux plans, plus aucune option ne lui paraissait envisageable. Gênée, plantée là, Morgane essorait ses cheveux noirs. Comme elle avait horreur des silences, sa voix amoindrie finit par lancer :

« C’est un voyage éprouvant que l’Église vous demande d’effectuer… Ma fonction ne consiste pas seulement à protéger votre corps mais également votre esprit. J’essayais juste, avec cette personnalité bienveillante, ces paroles rassurantes, de…

— Je n’ai jamais demandé à ce qu’on me rassure, la raillait Martinelle. Des paroles ! C’est tout ce que trouvez pour me protéger ? Et quoi encore, les intentions plutôt que les actes ? Ah, mais quelle ambition dans votre mission ! Quels efforts surhumains ! Quels résultats splendides ! Je me serais contentée d’un véritable soutien, moi. Mais non, c’est trop grand luxe pour la princesse de Figuette. Il ne suffit pas qu’elle se fasse dévorer par les Verlandais, encore faut‑il qu’elle le fasse avec le sourire ! Je ne saurais dire laquelle d’entre nous a subi la pire déchéance, ma sœur. Ce gros porc de cardinal a fait de moi sa catin… et de vous, sa truie.

— N’insultez pas l’Église, insista Morgane qui préférait encaisser l’injure bien plus grande qui lui avait été faite.

— Pourquoi pas ? Robald de Roncelieu la déshonore tout autant, avec ses magouilles…

— Qu’importe ce cardinal ! C’est votre âme que vous mettez en danger.

— Parce que vous avez encore la foi, vous, à servir un tocard pareil ?

— J’ai la foi qu’un jour, Son Éminence mourra, et qu’un homme intègre le remplacera. Quelqu’un à même de restaurer notre religion dans la dignité qu’elle mérite. Alors, en attendant, je prie. Et je tiens bon. C’est le mieux que je puisse faire. »

Les doigts de Morgane s’étaient crispés, et sa voix avait acquis une acidité égale à celle de Martinelle. Devant une telle résignation, cette dernière regretta de s’être emportée.

« J’aurais préféré ne pas vous crier dessus. Ce n’était pas princier de ma part, soupira‑t‑elle.

— Diantre… Que peut bien contenir cette malle pour vous mettre dans cet état ?

— Pas des journaux intimes, en tous les cas. Je connais bien les loisirs de Guillonne, elle n’écrit rien ! Il lui faut des semaines pour répondre à la moindre lettre ! De tous les mensonges qu’elle m’a servis, c’est peut‑être le seul que je peux encore déjouer. Vous ne comprenez pas ? J’ai peur. Je ne connais ni les motivations des gens qui m’entourent, ni leurs plans. Et peut‑être que les Saintes Écritures ont comblé ce vide à un moment… Cependant… tout cela ne me suffit plus, Morgane. Je ne veux plus faire confiance, mais savoir.

— Croyez‑le ou non, je comprends votre besoin de concret. Vous avez besoin d’alliés, ma pauvre chérie. Ce ne sont pas les préceptes religieux qui m’ont protégée des hommes dans la vie, mais mes miracles et mes poignards. Sans eux, je m’évanouirais de peur. Alors laissez‑moi vous aider. Pas en tant que chaperonne, mais en tant qu’amie. »

Le regard embué de sa compagne lui redonna un peu de courage et de bon sens. Martinelle examina chaque objet dans l’espace confiné, comme elle l’avait fait lors de son évasion à l’Hôtel de Matrice. Ces peignes en argent pouvaient‑ils lui servir de rossignols, ce lourd chevet de bélier, cette lampe à pétrole de chalumeau ? Non, il fallait se rendre à l’évidence ; son désespoir lui laissait imaginer n’importe quoi. Heureusement, les mousquetaires postés à l’extérieur ne semblaient pas s’être inquiétés de cette conversation prolongée dans la roulotte. Martinelle leur avait offert une bonne bouteille pour les récompenser de leurs loyaux services, et les avait encouragés à la déguster avec Morgane. Si celle‑ci avait refusé de boire durant ses heures de garde, la fine fleur de l’armée royale avait souhaité faire honneur à ce grand cru orgélien. Vu l’heure, ils ne devaient en avoir fini que la moitié. Martinelle disposait donc encore d’un peu de temps.

« Laissez tomber, se résigna‑t‑elle enfin. Pour ouvrir ce coffre, il faudrait le casser. Cela ne nous attirerait que plus d’ennuis. Si jamais vous connaissez un bon cambrioleur…

— Nous pourrions utiliser mes pouvoirs.

— J’avoue y avoir pensé ! Toutefois une boréole ne peut liquéfier que son propre corps, n’est‑ce pas ? Vous abandonnez tout vêtement chaque fois que vous traversez un mur. Même si vous passiez votre main à travers ces planches pour tâter et agripper ce qu’elles cachent, rien ne vous suivrait au voyage retour. »

Morgane se mordait la lèvre. Au bout d’un long moment, elle hésita :

« Nous pourrions… tricher. Certains alchimistes disent que rien n’est détruit ni créé dans la nature, et que les quatre éléments ne font que se mouvoir dans l’espace, en échangeant leurs places. Donc, si j’abandonnais une partie de ma masse corporelle lors d’un transfert… Peut‑être pourrais emporter avec moi une quantité de matière équivalente ?

— Abandonner une partie de… vous ? Mais ça signifierait… quoi, au juste ?

— Je pourrais me passer d’un peu de sang, se persuadait la religieuse d’un ton fébrile. Et puisque n’ai pas encore digéré le repas de ce midi, peut‑être puis‑je me servir de ce qui reste dans mon estomac ?

— Vous voulez dire que vous n’avez jamais essayé ?

— Je ne connais pas encore l’étendue de tous mes pouvoirs. Et on ne nous encourageait pas à les développer en dehors des miracles admis par l’Église, car ce que vous me demandez n’a été accompli par aucune boréole dans l’Histoire.

— Assez, s’épouvanta Martinelle. Oubliez tout ça. Ce que j’exige de vous ne justifie pas de tels risques !

— Vous avez bon fond, mademoiselle… Ce qui me motive d’autant plus à vous aider.

— Morgane, non ! »

Elle voulut se relever, mais sa visiteuse s’était jetée sur la malle avant elle.

Horrifiée, Martinelle porta ses mains à sa bouche tandis que les mains humides se liquéfiaient. Celles‑ci fusionnèrent avec le bois verni en une mare de laque. Bientôt elles s’enfoncèrent dans cette colle et les avant‑bras y disparurent complètement. Les clapotis produisaient des gargouillis répugnants. Martinelle, pétrifiée, songea que ce spectacle contre‑nature, vu de si près, n’avait rien de la révélation mystique que décrivaient les récits de la vie des saints qu’elle lisait, enfant. En fait d’extase, elle ne ressentait que l’envie de s’arracher les yeux. D’ailleurs ce mélange gélatineux de chair et de matière rappelait tout à fait l’humeur vitrée. Désormais elle comprenait pourquoi les Verlandais considéraient les prêtres carréistes comme de vulgaires sorciers, et leurs prodiges comme d’horribles maléfices.

Malgré son teint mat, Morgane palissait à vue d’œil. Seconde par seconde, elle retira et reconstitua ses deux membres. Son poing gauche serrait quelque chose. Tandis que le dessus du coffre reprenait sa consistance d’origine, les yeux de la moniale se révulsèrent. Livide, elle commençait à chanceler ; comme elle chancelait, Martinelle se précipita pour la rattraper.

« Je ne m‑me sens pas très bien, bégaya Morgane.

— Reposez‑vous, ma sœur. Vous avez fait plus qu’il n’en faut. »

Martinelle la posa sur le lit de Guillonne. Hébétée, probablement anémique, la jeune moniale se détendit et laissa tomber sa prise près du sommier.

En se penchant, Martinelle reconnut immédiatement la silhouette d’un petit tube de peinture jaune. C’était l’un de ceux qu’elle avait perdus durant le transport des bagages au Palais des Pachas, à Chrysée. Une fine pellicule de sang gluant, probablement pompé dans les entrailles de Morgane, le recouvrait. Ses congénères colorés devaient tous reposer au fond de la malle, tout comme la boucle d’oreille qui s’était égarée sur le paquebot de la délégation verlandaise, le mouchoir disparu avec lequel elle n’avait pu essuyer les lunettes de Shen, voire tant d’autres affaires qu’elle avait cru perdre, comme cette poupée oubliée au bord de l’étang lorsqu’elle avait neuf ans.

Les doigts de Martinelle, qui serrait le tube, prirent une couleur écarlate. Ses soupçons se confirmaient ; sa demi‑sœur, depuis toujours, la volait. De surcroît, elle la faisait passer pour une étourdie. Le manoir du Clos‑Rusé devait devenir le clou de cette sordide collection. Les alchimistes avaient raison ; rien n’était créé ni détruit dans la nature, les choses se contentaient de changer de place.

Et tout à coup, elle retrouva un peu de sa foi. Son cœur s’emplit d’une résolution sombre et terrible, qui lui tiendrait désormais lieu de credo : un jour, elle se vengerait. Elle le jurait sur les Quatre Dieux. On disait qu’ils aimaient châtier les pécheurs… S’ils pouvaient l’aider à rendre à sa demi‑sœur la monnaie de sa pièce, elle pouvait bien leur donner une seconde chance.

Mais d’abord, elle devait veiller sur sa compagne d’infortune. En jouant au petit chimiste, voire au savant fou, Morgane s’était vidée de toute force et peut‑être exposée à quelque ennui de santé. La royale demoiselle recala l’oreiller sous ses cheveux mouillés, afin de les démêler.

« Pardonnez mon absence, bailla la sœur un peu plus tard. Avez‑vous trouvé ce que vous cherchiez ?

— Hélas oui.

— Ai‑je dormi longtemps ? Il me semblait que vous aviez un rendez‑vous. »

Martinelle se frappa le front. Ces longues minutes d’angoisse et de récriminations silencieuses lui avaient fait oublier ses autres engagements. Elle s’était figurée que quelques instants suffiraient pour inspecter les affaires de Guillonne, sortir et prétexter une soudaine fatigue. De là, il lui aurait été aisé de rejoindre sa roulotte pour faire mine de s’y coucher, puis déjouer la surveillance de sa garde rapprochée et s’éclipser dans la nuit noire.

Ce plan venait de tomber à l’eau. D’abord parce que l’heure avait tournée, et qu’elle manquait de temps pour simuler le sommeil et attendre celui du reste de la horde. Mais surtout parce qu’elle se répugnait à tromper Morgane de nouveau. Après le sacrifice auquel elle venait de consentir, cette amie fidèle méritait d’être incluse dans ses plans.

Le souffle court, Martinelle ne ménagea pas ses efforts pour repousser sous le lit la lourde malle. Son passage avait déplacé les traces de poussière. Elle réussit à les recréer sur le sol en émiettant un peu de fond de teint volé sur la commode de Guillonne. Puis elle força Morgane à se relever, plaça un bras sur ses épaules et lui murmura à l’oreille :

« Ce que je m’apprête à vous montrer doit également rester secret. »

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blairelle
Posté le 12/11/2024
C'est vrai que je n'avais pas pensé à remettre en cause mes soupçons sur la voleuse en apprenant l'histoire du renoncement à la couronne. Donc les vols seraient juste de la kleptomanie de la part de Guillonne ?
(Pardon Morgane)
Arnault Sarment
Posté le 13/11/2024
Guillonne est plus perturbée qu'elle en a l'air mais oui, c'est essentiellement une kleptomanie qui s'est développée depuis un moment. Vers la fin du roman, on a la confirmation que le problème dépasse même un peu Martinelle.
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