Toujours étalée dans l’herbe crasseuse, Martinelle leva des yeux ébahis. Son second fiancé avait réussi à défaire les liens autour de ses pieds pour suivre leur ravisseur jusqu’à la clairière. La moitié de son manteau s’était déchirée, et l’angle de sa jambe suggérait qu’il boitait. Entre ses bras fatigués reposait la sacoche de Martinelle, serrée contre son cœur. N’était‑il revenu que pour la lui apporter, parce qu’elle la lui avait demandée dans la diligence ? Cet idiot aurait dû filer vers le convoi impérial, pendant qu’il le pouvait encore ! Or rien dans sa physionomie ne suggérait le moindre effroi.
« Frère… arrête tout ça. Épargne‑le, poursuivit‑il en guise d’abdication. Je resterai avec toi dorénavant… Promis. Hori n’a rien à voir avec tout ça.
— J’aimerais t’accorder cette faveur, hésita Nakht après avoir avalé sa salive. Cependant cette mort ne dépend pas de nous. Ce fumier nous a pris un être cher, et tout crime a son châtiment. Je lui ai déjà concédé bien trop d’années de sursis…
— Je te l’ai déjà dit mille fois… Il est innocent de ce meurtre.
— Peu importe. Ton admiration t’aveugle, Shen… Pense plutôt à notre père !
— NON, s’emporta enfin ce dernier. Bon sang, ne me connais‑tu pas assez ? Faut‑il vraiment que je te l’avoue ? C’était moi ! C’est moi qui l’ai tué, Nakht ! »
Il sembla passer un instant d’éternité, uniquement ponctué des grognements endoloris d’Hori et des halètements de Martinelle, qui n’osait pas intervenir. Nakht les avait complètement oubliés. Il dévisageait son cadet dans l’incompréhension la plus totale. Son pistolet était toujours braqué sur le clanarque, mais l’avant‑bras s’était ramolli. Shen ne pleurait plus. Seules les larmes résiduelles qu’il avait versées dans la diligence dessinaient encore sur ses pommettes des coulées de plomb fondu.
« Ça n’a aucun sens. Tu n’étais même pas là, finit par balbutier Nakht. Papa t’avait enfermé à double‑tour dans ta chambre… Et il n’y avait qu’une clef ! Sa clef.
— C’était sa méthode, soupira Shen. Il m’enfermait quelque part, pour une raison quelconque, et puis… quand personne ne faisait attention… il revenait me chercher. Nous montions en cachette dans ses appartements, et quand… Quand c’était fini, il profitait de l’inattention des serviteurs pour redescendre et m’enfermer à nouveau. Personne ne savait que nous passions ces heures ensemble… dans la même pièce. Alors j’en ai profité. Ce jour‑là, j’ai tiré sous ses pieds le tapis de l’escalier, et… j’ai ramassé la clef sur lui. Je ne crois pas m’être arrêté pour voir s’il bougeait encore, j’ai… juste couru jusqu’à ma chambre pour m’y barricader. J’ai attendu qu’on trouve son corps, qu’on abatte la porte pour me libérer… un peu plus tard, je t’ai vu pleurer sur le corps. Je me suis approché de toi pour te consoler, je t’ai demandé de me regarder dans les yeux, et pendant ce temps… Ma main replaçait la clef dans sa poche. »
Il acheva cette explication sur un soupir nerveux, à la limite du rictus. C’était l’expression indéchiffrable d’un condamné à mort qui accueillait un prêtre pour lister ses péchés. Les mains autour de sa gorge, Shen luttait contre ses propres souvenirs.
« Je ne voulais même pas le tuer, s’excusa‑t‑il. Mais je ne pouvais plus continuer, Nakht. C’était au‑dessus de mes forces, ce qu’il me faisait faire. Je lui ai demandé d’arrêter, je le jure ! Des dizaines de fois. Il fallait que ça s’arrête. Je… ne me reconnaissais plus. »
Après s’être mouché dans son coude, il adressa un regard honteux à Martinelle. Celle‑ci s’aperçut qu’elle ne ressentait plus rien en‑dessous des talons, malgré les tremblements qui secouaient le reste de son corps. Nakht, figé comme une statue de marbre, ne répondait rien. Devant son silence, Shen se retrouva à court d’arguments. Il écarta les bras et, fataliste, admit :
« Nakht… Tu as ses yeux… Ses expressions. Plus tu vieillis, plus tu lui ressembles. Je repense à lui chaque fois que je te vois. Tu comprends, maintenant ? Je ne pourrai ni t’aimer, ni te donner ce que tu désires. Jamais. »
À ces mots, Nakht réagit enfin. Lentement il dévisagea Hori à ses pieds, Martinelle à deux pas. Elle avait envie de vomir. Si ces révélations sur les penchants inavouables du prince Nahky et son meurtre produisaient en elle un tel dégoût, elle n’osait soupçonner l’ampleur du choc que subissait son fils de chair. Celui‑ci ânonnait :
« Non… Ce n’est pas possible… C’est moi qu’il… Moi qu’il aimait, qu’il… Toutes ces années… Moi. Seulement. Jamais toi. Tu étais réservé. Pour moi. Pour plus tard. Il l’avait juré. Jamais il ne m’a touché ! Il me montrait seulement. Il me montrait. Jamais il n’a…
— Parce que tu étais de son sang, lâcha Shen. Et parce qu’il t’épargnait en échange de mon silence, Nakht. »
Le dos de ce dernier s’était voûté. Il commençait à admettre la réalité crue qu’il s’était refusé à voir pendant tant d’années. Néanmoins il se rendit à l’évidence et, après un hochement de tête, prit sa voix la plus triste :
« Je comprends. Tu as mon pardon.
— SHEN », s’écria Martinelle alors que bras et pistolet changeaient de position.
La détonation emplit l’espace tout entier. Même les feuillages alentours, qui ballottaient sous le vent, retinrent un temps leurs murmures.
Shen dégringola en arrière. Propulsée par ses jambes insensibilisées, Martinelle crut bêtement pouvoir le rattraper. Il s’écroula bien avant qu’elle le rejoignît. Désormais penchée sur lui, elle ne put s’empêcher de le retourner. C’était une mauvaise idée, mais elle espérait un miracle. Dans l’obscurité, elle ne put juger l’état de sa blessure. Toutefois, tandis qu’elle le tâtait, elle sentit sur ses mains maculées un fluide encore palpitant, plus collant que de l’eau. Ses mains puaient le métal. Elle tenta de trouver le pouls. Cependant elle n’arrivait pas à distinguer les battements du poignet de ceux de son propre cœur. Le jeune homme encore chaud restait amorphe, ne réagissait pas aux secouements désespérés qu’elle lui infligeait. Son corps tomba dans ses bras lourds.
Cette fois‑ci Martinelle laissa s’exprimer tout son désespoir. Les pleurs ravagèrent son visage et son âme. Elle repensait à son père, perclus de douleur dans ses derniers jours, peut‑être aussi à Hori et Morgane, et à tous ces autres gens qu’elle avait menés à leur perte, ces victimes qui avaient fait l’erreur de croire en elle et qu’elle avait déçues de la même manière que le roi Béatre. Quant aux vivants, plus aucun d’eux ne comptait : ni sa mère, ni ses frères, ni Ludova ni Ulrine de Mandar, pas même Guillonne. Il n’y avait plus que Shen, la figure à jamais profanée de Shen. À quoi s’était‑elle imaginée prétendre, une place au soleil ? Elle n’avait propagé dans la vie de tous ces gens qu’une longue ombre mortelle, égale à sa bêtise.
Dévastée par la culpabilité, elle faillit ne pas entendre le nouveau déclic du pistolet. Son cœur éjecta dans ses veines un sang vif comme du mercure. L’instinct de survie lui fit détourner la tête. Toujours accroupie sur Shen, elle n’en voyait pas moins son aîné d’adoption qui pointait à nouveau le canon de l’arme vers le prince. Elle voulut se positionner pour l’empêcher de porter un coup fatal. Shen avait peut‑être encore une chance de survivre à sa blessure. Puisqu’il faisait si noir, Nakht avait tout à fait pu rater les parties vitales d’un homme qui s’était trouvé à plusieurs toises de lui. Aussi tenta‑t‑elle de faire barrage de son corps. Néanmoins Nakht, avec une placidité terrible, orienta cette fois‑ci la tige métallique au centre du front de Martinelle.
« C’est inutile, l’implora‑t‑elle alors. Je ne dirai rien, je le jure !
— Épargnez‑moi vos fadaises. Vous m’avez déjà trahi, je serais sot de vous faire confiance.
— Me tuer ne résoudra pas vos problèmes !
— Plus le nombre de témoignages diminue, plus l’Histoire s’enfonce dans le brouillard, philosophait‑il. J’ai encore bon espoir d’inventer quelque justification à toute cette sordide affaire, et à m’en sortir. Il suffira d’un peu d’imagination ! On me croira par défaut, puisque personne ne contredira ma version des faits. Votre survie menacerait ce monopole.
— Vous vous trompez », explosa Martinelle.
Cette fois‑ci ce furent des larmes de rage qui s’échappèrent d’elle. Ses ongles raclaient la surface de ses paumes, ses poings battaient la mousse au sol. Et elle osa éructer enfin ce qu’elle avait toujours su :
« On me traitera de folle si je raconte le quart de ce qui s’est déroulé ce soir ! Comment pourrait‑il en être autrement ? PERSONNE ne veut mon bien ! PERSONNE ne me soutient ! PERSONNE ne se soucie de ce que je pense depuis que je suis née… Je ne suis rien, rien ! »
Humiliée, elle attendit que la balle lui transperçât le crâne. À son immense surprise, le prince Nakht eut d’abord pour elle quelques mots gentils :
« Vous vous trompez, mademoiselle de Figuette. On vous croirait. C’est peut‑être ce qui fait votre charme, savez‑vous ? L’ignorance de votre propre force. Si je dois vous tuer, c’est précisément parce que vous êtes une femme d’influence, un adversaire dangereux. Votre défunt père serait fier de vous. Que cela vous serve de consolation avant de passer dans l’autre monde… »
Martinelle, la tête en sueur, se sentit soudain comme foudroyée. Une idée venait de germer dans son esprit. Deux secondes avant l’irréparable, ses lèvres articulèrent :
« Si vous entendez encore vous conduire en gentilhomme… alors accordez‑moi au moins un dernier verre. Dans mon royaume comme dans votre empire, c’est le droit de tout condamné à mort. »
Elle levait les yeux vers son bourreau, droite et fière. S’il voulait se débarrasser d’elle, il lui faudrait soutenir son regard. Cette posture dominante impressionna le tueur, au point qu’il hésita. Elle en profita pour lui désigner la sacoche qui reposait à côté de Shen, et d’où avait roulé la bouteille de vin rapportée de sa cuvée personnelle. Perplexe, Nakht la vit lever le cylindre de verre jusqu’à lui, comme une épée dérisoire qu’elle opposait à son fusil.
« Bien entendu, s’amusa‑t‑il. Vous m’excuserez sûrement de boire à ma santé et non à la vôtre, mais puisque vous tenez aux traditions… »
Et il s’empara du litre de rouge de sa main libre. Le bouchon sauta dans ses mains expertes. D’abord il fit mine de tendre la bouteille à Martinelle. Cependant, lorsqu’elle tenta de l’agripper, le prince exécuta un obscène mouvement de va‑et‑vient avec le récipient, si bien qu’elle se retrouva aspergée. L’odeur entêtante de l’alcool lui agressa les narines. Le sang sur ses joues se mêla au raisin. Les cheveux ruinés par cette blague immonde, elle dut subir le rire gras de Nakht qui contemplait sa déroute et levait la bouteille pour proclamer :
« À nos amours ! »
Et, sans même humer ce grand cru, il se mit à sucer le goulot. Ces gorgées se révélèrent aussi bruyantes qu’interminables. Les efforts déployés pour sa victoire lui avaient donné grande soif. Il s’arrêta pour respirer un coup, puis reprit sa beuverie. Visiblement il entendait déguster la boisson cul‑sec rien que pour narguer Martinelle, avant de la trucider. Néanmoins, alors qu’il entamait la seconde moitié du millésime, il s’arrêta brusquement.
« Drôle d’arrière‑goût, grimaça‑t‑il. Il ne me paraissait pourtant pas bouchonné… Les produits orgéliens déçoivent souvent, n’est‑ce pas ? »
Elle ne répondit rien. Puis il se mit à tousser. Il venait de déglutir mais n’était pas parvenu à effacer l’acidité au fond de sa gorge.
« Diantre... »
Martinelle soutenait son regard. Chaque déformation de ses traits élégants constituait un espoir de plus. Le prince tira la langue, de plus en plus nauséeux. Il commençait à accuser une certaine faiblesse. Ses bras flageolants en témoignaient. D’une main plus ferme, il cria :
« Petite traînée ! Qu’as‑tu mis dans ce vin ? »
Les yeux de Martinelle lorgnèrent du côté d’Hori. Elle aurait juré l’avoir vu remuer dans la pénombre. Son échine ne s’était‑elle pas courbée de quelques pouces ? Elle devait lui faire gagner quelques secondes.
« De l’assomnie, feignit‑elle un air innocent.
— Tu m’as empoisonné, paniquait Nakht au point de vociférer des platitudes.
— Non pas. Vous avez avalé un calmant inoffensif. Enfin, inoffensif pour un habitué des drogues dures… Pour une première consommation, je dois vous avouer que vous y êtes allé un peu fort. Je m’inquiète pour vous, Votre Altesse Impériale… Jamais je n’aurais cru que vous siffleriez d’un coup la mixture. Mais ne vous inquiétez pas, celle‑ci est de la première qualité puisque monsieur l’ambassadeur l’a sortie de sa réserve personnelle. Vous ne méritez rien de mieux, doux prince.
— Petite pute ! Où est l’antidote ?
— Il n’y en a pas. C’est un médicament. »
Le prince renâcla de plus belle. Son estomac s’accommodait mal de ses exploits alcoolisés. Au loin, la forme du corps d’Hori s’était mise à grossir de manière fort peu naturelle. En fait, celui‑ci avait l’air de moins en moins humain. Inconscient de la métamorphose qui s’opérait derrière lui, Nakht se raisonnait :
« Non, tu essayes juste de m’effrayer, n’est‑ce pas ? Avoue ! Pourquoi te serais‑tu trimballée à notre rendez‑vous avec des barbituriques ?
— Je vous l’ai déjà expliqué ! Il était hors de question de forcer la main de Shen. Et je pressentais que, s’il refusait votre plan pour écarter Hori du pouvoir, vous en viendriez aux mains. Alors, afin d’éviter une scène gênante, j’avais amené avec moi de quoi vous maîtriser.
—Qu’importe ! Ce ne sont pas tes perfidies qui m’arrêteront… Je vais… »
Le prince faillit tomber. Ses jambes tanguaient, au point qu’il oublia un temps d’appuyer sur la gâchette. Deux godets de ce mélange soporifique avaient plongé dans le sommeil deux des soldats chargées de protéger Martinelle : on n’osait imaginer les effets d’une telle quantité sur un seul homme. Toujours couchée sur le sol, Martinelle vit une énorme masse touffue s’élever dans la clairière. Sur ce qui restait d’Hori, des poils avaient poussé.
« Je vais… m’asseoir, se plaignit Nakht dans sa langue maternelle. Ça tourne…
— Il est possible que vous souffriez d’effets secondaires liés à votre condition de sorcier, l’avertit Martinelle. L’assomnie chasse les rêves et les mauvais esprits, savez‑vous ? C’est une potion magique, techniquement. Pour moi, c’est sans danger, mais pour un conjureur habitué à manipuler les énergies occultes…
— Je vais vomir… Ma tête… »
Il y eut des bruits de pas puissants et lourds. Les épaules du prince tressaillirent. Il venait de sentir derrière lui l’air remuer, chauffer. En se retournant, il découvrit la silhouette terrible d’un animal à quatre pattes ; c’était un felne bossu, blessé, mais vivant.
Un terrible feulement naquit entre ses crocs. Le prince eut un mouvement de recul. Contre une créature magique, le pistolet n’apportait qu’une aide limitée. Cette fois‑ci, il avait vraiment peur pour sa vie. Nakht éleva la main et hurla :
« Arrière, sorcier ! Ou je te déchire comme j’ai déchiré ton felnon ! »
Il fit tourner ses doigts. Néanmoins aucun contre‑sort ne s’ensuivit. Il essayait de retourner contre Hori sa propre magie, en vain. Comme l’avait prévu Martinelle, la substance compromettait d’une manière ou d’une autre le plein exercice de ses pouvoirs. Tremblante, sa main gauche tourna l’arme contre la bête.
Les yeux brillants du monstre se changèrent alors en éclairs. En un bond, il rugit et fondit sur Nakht. La patte titanesque lui érafla le torse, l’arracha presque au reste du corps. Dans une gerbe de liquide vital, le prince chuta sur ses genoux. Le cœur du prince, déchiré et emporté par la violence du coup, atterrit dans un buisson. Il n’avait pas même eu le temps de tirer.
Hori, toujours blessé dans son aspect animal, tomba à son tour. Il avait fourni ces derniers efforts pour secourir Martinelle, fidèle sa promesse. Déjà la métamorphose s’inversait. Son dos immobile perdait ses poils, ses pattes raccourcissaient.
Martinelle n’était plus qu’un fantôme dans ce charnier. Trois êtres s’étaient battus pour elle et venaient de rendre leurs dernières forces. Ses yeux s’alourdissaient. Épuisée, elle se coucha un moment dans la verdure entre Shen et Hori, comme s’ils pouvaient encore la sauver.
Et elle pria pour eux.