Les rêves de Martinelle se tachaient de rouge et de noir. Son navire était pris dans un ouragan, et ses marins l’avaient laissée sur le pont. Une tempête gorgée d’acide l’agressait en sifflant. Elle fermait les yeux, se protégeait de ses bras… mais tout en elle s’était mis à fondre. Ses os se ramollissaient à l’intérieur de sa peau. Sous la force du vent, elle glissa en arrière. Renversée sur le dos comme une tortue, elle ne pouvait que se débattre et appeler à l’aide.
Au bout d’un moment, ses orbites aux paupières brûlées distinguèrent deux formes qui volaient vers elle au travers des embruns. Le brouillard révéla peu à peu deux figures féminines : l’une rousse, noire, magnifiquement apprêtée dans sa robe à vertugadin, et l’autre brune, plus pâle et à peine vêtue. Grandes et belles, elles murmuraient.
« Vous ne lui servez à rien ici, s’impatientait la première. Allez‑vous enfin m’expliquer ce qui s’est passé sur les bords de la Lymphide ? L’impératrice a exigé des explications ! Je vous somme de faire votre déposition en ma présence. Nous n’avons pas besoin de l’ambassadeur pour cela !
— Oh ! Je ne parlerai qu’avec l’assentiment de la princesse », se récriait la seconde.
En reconnaissant Sœur Morgane, Martinelle avait d’abord cru que les Quatre Dieux l’avaient envoyée pour l’accueillir dans les cieux. Néanmoins lorsqu’elle aperçut Guillonne à leurs côtés, elle supposa qu’elles avaient atterri dans une sorte de purgatoire.
Non, tout ceci n’était que la fin d’un rêve… Car si elle avait rejoint la réalité, comment la religieuse pouvait‑elle encore respirer ?
Martinelle devinait autour d’elle les contours tamisés de sa roulotte, dont les volets avaient été tirés. On l’avait attifée d’une chemise de nuit étouffante, et bordée dans le lit‑clos. Cependant ce sommeil douloureux ne l’avait reposée en rien. Ses bleus et ses écorchures l’empêchaient de se débattre contre les draps de soie. Elle gémit. Morgane lui appliqua sur la tête une compresse d’eau froide et expliqua :
« Vous avez pris froid à force de patauger dans ces marais… et, oh ! vous déliriez lorsqu’on vous a trouvée, mademoiselle. La fièvre des marécages ! Il semblerait que vous ayez bu l’eau du fleuve.
— L’ambassadeur m’a réveillée au beau milieu de la nuit, soupira Guillonne qui croisait les bras pour se réchauffer. Quand j’ai vu la calèche des officiers revenir au campement, avec ce drap ensanglanté à l’arrière… J’ai bien cru vous perdre, chère sœur. Alors j’ai accouru pour soulever le linceul, et vérifier qu’il cachait un de ces Verlandais plutôt que vous. Quand j’ai découvert le visage du prince Nakht, j’admets avoir éprouvé un soulagement ignoble. Les gens de la horde s’en sont offensés, d’ailleurs. Cependant c’était plus fort que moi. Il fallait que je sache. Le pauvre homme… comme il a dû souffrir ! »
La confirmation de ce décès aurait dû rassurer Martinelle, mais la certitude de sa propre sécurité ranima en elle d’autres craintes. Elle se fit violence pour se redresser sur le matelas. Le couvre‑lit tomba en même temps que les protestations de sa garde‑malade. Martinelle n’en avait cure. La face bouffie et en sueur, elle sentait son souffle maladif racler les parois de sa gorge.
« Hori, toussa‑t‑elle. Où est‑il ?
— Le clanarque ? Dieux merci, le voilà de retour dans sa cage, s’étonna Guillonne avant de se retourner vers Morgane d’un air suspect. J’espère que l’impératrice l’a attaché un peu plus solidement au poteau cette fois‑ci ! Apparemment, il aurait profité d’une diversion cette nuit pour s’échapper et vous enlever. Quelqu’un avait lâché un énorme felne sur ses gardes. Ce que je ne comprends pas, ma sœur, c’est pourquoi on vous a retrouvée nue non loin, dans la yourte impériale.
— Oh ! Je vous l’ai d‑déjà dit, bredouilla la boréole. J’étais évanouie. On a dû, oh ! m’assommer, me déshabiller et… me déposer là. Je ne me souviens de rien. »
Ses yeux pleins de remords fuyaient ceux de Martinelle qui, en réalité, les aurait préférés colériques. Il n’y avait eu aucune faille dans le dispositif de sécurité installé dans la horde par les autorités royales, sinon sa naïveté à l’égard de Nakht. Le cœur frénétique, elle posa la seule autre question qui comptait :
« Et Shen ?
— Les éclaireurs de la horde lancés à la poursuite d’Hori l’ont retrouvé à côté de vous, sourit Morgane qui posait ses mains sur les siennes. Grâce aux Dieux, un infirmier se trouvait parmi eux. Une balle l’a percé à l’aisselle… Il devrait s’en remettre sous peu. J’ignore qui lui a tiré dessus, mais ce devait être un myope. »
Martinelle s’écroula contre le dossier du lit, si fort qu’elle s’y cogna la nuque. Elle pleurait, mais de joie plutôt que de douleur. Vivants, ventrebleu, ils étaient tous vivants ! C’était incompréhensible. En vérité elle ne méritait pas une telle miséricorde. Peut‑être récupérait‑elle la faveur de quelqu’un de plus sage, et qui avait prié pour son salut ?
« Je suis désolée, sanglotait‑elle. Je suis tellement désolée, ma sœur. »
Contrevenant à tout protocole, Morgane la prit dans ses bras pour reposer sa tête contre son épaule. Guillonne, d’un air embarrassé, regarda cette étreinte une longue minute. Comprenant qu’elle ne tirerait d’elles aucune information pour l’instant, elle réajusta la mozette posée sur les larges manches de ses atours et signala qu’elle prenait congé :
« Je vous laisse vous reposer. Prenez le temps qu’il vous faudra, tant que vous soumettez votre déposition. Veillez à bien la signer et à me la transmettre directement, plutôt qu’à Durillon. L’affaire est trop grave, c’est la royauté et non l’ambassade qui doit s’en charger. Je veillerai à ce qu’une civière vous attende dehors, ma chère Martinelle. »
Morgane retourna alors son nez aquilin vers la princesse de Mandar et s’alarma :
« Où comptez‑vous l’emmener ?
— En Orgélie, voyons ! J’ai réquisitionné un paquebot à Barrante… Si nous nous dépêchons, nous pourrons embarquer avec notre suite dès demain.
— Quoi ! Mademoiselle, votre demi‑sœur est censée rester dans l’empire un an pour les fiançailles. Nous échapper maintenant équivaudrait à…
— …une rupture du traité d’alliance ? J’y compte bien, explosa Guillonne. Cette visite diplomatique est un désastre… Rapt, violences, humiliations ! Que devra supporter encore la famille royale ? Un cadavre de princesse, pour s’ajouter à celui de Nakht ? Après tout ce que j’ai vu ici, nul ne nous blâmerait si nous nous libérions de nos engagements.
— C’est donc pour votre vie que vous avez peur ? Alors partez, protesta Martinelle qui sortait enfin de sa torpeur pour défier son ennemie. Moi, je reste ici terminer le travail qu’on m’a confié. Et je n’y renoncerai que si mon roi me l’ordonne. Vous n’êtes que princesse, et il s’agit de mes mariages ! Pas des vôtres. »
Les muscles de sa mâchoire lui faisaient mal. Devant cette colère, Guillonne baissa les bras d’un air ébahi. Martinelle songea qu’elles n’avaient jamais paru plus différentes : sa demi‑sœur, resplendissante dans ses habits de velours, ses cheveux sertis de nacre, son maquillage dernier cri, et elle, puante, accroupie comme une sauvageonne dans cette chemise trop grande. Elle devait ressembler à une mangouste furieuse, acculée dans son terrier. L’héritière présomptive compta silencieusement jusqu’à dix. Puis, les mains en triangle, celle‑ci se rapprocha du lit pour réexpliquer avec condescendance :
« Martinelle, je vous conjure de réfléchir à ceci plus au calme. Chaque seconde passée dans ce pays de fous vous met en danger.
— Que vous importe ma survie ? »
Ces mots frappèrent Guillonne au visage. Toutefois, passé le choc, celle‑ci avala sa salive et soutint le regard de son souffre‑douleur.
« J’éprouve une grande ambivalence à votre égard, admit‑elle avec embarras. Cependant, lorsque je vous ai vue sur ce lit de souffrance, incertaine de vous retrouver en vie le lendemain matin… je n’ai ressenti que la plus profonde tristesse. Et la peur, sans doute, que vos derniers souvenirs de moi fussent ces injures dont je vous ai couverte. Cela m’invite à réfléchir… Nous sommes sœurs, c’est ce qui devrait compter. Et je vois désormais que, pour que ce lien perdure, je vais devoir renoncer à certaines choses qui me tenaient à cœur.
— Guillonne, s’ébaudit Martinelle qui n’osait y croire. Vous voulez dire…
— Que je vous pardonne ? Oui, l’interrompit son aînée.
— Vous… ME pardonnez ? VOUS me pardonnez, ânonna‑t‑elle d’un air éberlué.
— Évidemment. Je vois que c’est ce dont vous avez besoin pour soulager votre conscience. Si ma tante a pardonné à votre mère, je peux bien faire de même avec vous. »
Et elle lui sourit. Par les Quatre Dieux, Guillonne lui sourit.
La bile de Martinelle se congela dans ses entrailles. Un rapide coup d’œil vers Morgane, qui semblait sur le point de vomir, lui confirma l’atroce réalité. Par chance, sa demi‑sœur prit sa bouche entr’ouverte pour un signe de reconnaissance. Durant les dernières vingt‑quatre heures, Martinelle avait assisté à un rapt, un viol et un meurtre. Toutefois ce sourire médiocre et complaisant, cette hypocrite délectation l’horrifiaient à leur façon. Déterminée à laisser une dernière chance au monstre qu’elle avait appelé sa sœur, elle lui tendit une perche :
« Dois‑je comprendre que, lorsque vous vivrez avec Lisert, vous m’inviterez à dîner de temps à autres ?
— Bien sûr, se réjouit Guillonne. J’apprécie tant votre compagnie, chère sœur !
— Quand ?
— Pardon ?
— Quand se dérouleront ces repas ?
— Heu… Je ne sais pas encore. Cela dépendra de la fréquence à laquelle vous visiterez l’Amplair. Et de notre emploi du temps. Pourquoi cette question ?
— Pour rien, lâcha Martinelle qui savait désormais qu’elle ne reverrait jamais plus le manoir du Clos‑Rusé. Très bien… Laissez‑moi un peu de temps pour réfléchir à vos conseils »
D’un mouchoir mordoré, Guillonne tamponna le coin de ses yeux. Le tissu n’en ressortit pas plus humide pour autant. Lorsqu’elle quitta enfin la caravane, Morgane claqua la porte un peu trop fort en poussant un juron pluve que Martinelle ne connaissait pas, et ne voulait pas comprendre. Toujours assise sous la couette, elle s’empressa de changer de sujet :
« Comment diable avez‑vous survécu ?
— J’ai moi‑même du mal à y croire, hésita sa duègne en se regardant dans la glace. Dès que j’ai senti Nakht retourner en tous sens la magie qui sommeillait en moi… j’ai su que je ne pouvais pas gagner contre lui. J’ai tenté de la fuir de la manière la plus rapide que je connaissais… en m’évaporant.
— Mais alors Nakht ne vous a pas désagrégée ? Morgane, j’ai vu votre sang tout éclabousser autour de moi…
— Il m’en avait bien pris la moitié le temps que je disparaisse, inspira‑t‑elle en réprimant un frisson. Ma bonne amie, c’était horrible, si vous saviez ! Une fois dissipée dans l’air, je me suis sentie… ignorante de moi‑même. Comme séparée de mon âme, à nager dans un néant infini. Je ne voyais rien, n’entendais rien ! J’ai perdu toute notion du temps. Tout ce que je pouvais faire, c’était d’absorber la moiteur dans l’air du soir pour compenser les pertes d’eau et me reconstituer. Cela m’a semblé durer des heures, et lorsque j’ai enfin repris une forme physique, c’était dans un corps épuisé. Je crois bien m’être endormie aussitôt.
— À côté d’Hori ?
— Il n’était plus là quand j’ai refait surface, se défendit‑elle les joues rouges. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi cet endroit pour me rematérialiser, je… me souviens avoir pensé que, si je n’avais plus la force de vous protéger… lui pourrait le faire. Sous l’influence de cette idée, mes nuées ont dû dériver jusqu’à sa geôle. Les Quatre avaient déjà exaucé ma prière. »
Un ange passa. La sœur se reprochait d’avoir laissé à un mâle le soin de protéger sa pupille. Car Hori avait entendu son appel à l’aide l’autre soir, dans la tente. Lui‑même s’était persuadé qu’il avait été mandé par ses Mânes. Martinelle songea qu’elle ne devait détromper ni l’un ni l’autre sur ce qu’ils croyaient à présent. La foi, elle s’en apercevait maintenant, fonctionnait souvent ainsi. Les mortels plaçaient dans les cieux la foi qu’ils n’osaient pas avoir dans leurs semblables.
Et elle repensa, pour la première fois depuis des semaines, aux habitants de Pont‑l’Ost qui avaient salué le cortège de ses fiançailles. D’abord elle avait cru qu’ils voyaient en elle un symbole, sans plus de considération pour ses sentiments. Désormais elle comprenait que, faute de la connaître, ses sujets ne pouvaient se raccrocher qu’à cet idéal qui les unissait : l’espoir d’une paix. Tant qu’elle partagerait avec eux ce rêve, ils verraient au moins un peu de sa vérité.