Ces considérations furent interrompues par trois coups secs sur le porche. Irritée, Morgane actionna la poignée et lança au dehors :
« Son Altesse Royale est épuisée, combien de fois devrais‑je… Oh, s’étrangla‑t‑elle. Votre Altesse Impériale, que faites‑vous là dans votre état ? Non, je comprends. Vous vouliez, oh ! vous assurer de sa santé de vos propres yeux, c’est bien naturel. Comment ? Seul à seule ? Non, non, ce n’est pas que je ne vous fasse pas confiance, mais… Certes, c’est peut‑être la dernière fois que… Vous êtes sûr ? Oh ! Grands Dieux. Dans ce cas… Oui. Entendu, mais, oh ! C’est bien parce que c’est vous. Mademoiselle, s’affola‑t‑elle alors qu’elle se retournait. Le prince Shen souhaite vous parler.
— Qu’il entre… »
Et, d’une courbette, la religieuse le laissa passer avant de refermer derrière lui.
Martinelle regrettait de ne pas être mieux apprêtée. Cependant cette vanité fut balayée par le spectacle encore plus déplorable que lui offrait son fiancé. Même dans la faible luminosité de cette roulotte, il avait l’air d’avoir vieilli de vingt ans. Ses longs cheveux effilochés pendaient comme une serpillière souillée sur la droite de sa tête. Tout son torse disparaissait sous des bandages suintants, et sa jambe pliée l’obligeait à marcher avec une béquille. Avec ses habits sales et son teint cireux, il avait l’air d’une momie échappée d’un antique tombeau.
Shen, le plus sobrement qu’il le pouvait, fit révérence et décréta :
« Je suis venu vous dire adieu, mademoiselle. Ces fiançailles ont compté parmi les mois les plus agréables de ma vie, mais je suis au regret de devoir décliner l’honneur de devenir votre époux. Puissiez‑vous en trouver un meilleur que moi… Cela ne vous sera pas très difficile.
— Non, s’essouffla Martinelle qui ne trouvait rien d’autre à répondre.
— Si. Il le faut.
— Pourquoi, bon sang ?
— Pour sauver Hori. Les apparences l’accusent. Tout le monde le suspecte de nous avoir enlevés. Parce que vous comptiez l’exclure du contrat de mariage, et le remplacer par Nakht. Aux dires de la horde, c’est pour cette raison qu’Hori l’aurait assassiné.
— Il paie pour mes erreurs !
— Pour mon égoïsme, la rabroua‑t‑il. J’ai exploité sa loyauté pendant des années, tout comme j’ai abusé de votre naïveté. Il est temps que cela cesse. Je suis fatigué de vivre… Laissez‑moi sauver mon ami avant de mourir. J’ai tué le prince Nahky en toute impunité, je peux bien m’attribuer le meurtre de son fils. Si j’avoue tout, et si je suis exécuté, peut‑être pourrai‑je éviter à Hori la peine capitale. »
Sa voix s’était asséchée, ses lèvres s’étaient pincées avec morgue. L’affection que lui portait Martinelle lui faisait grand dégoût, puisqu’il se méprisait lui‑même. Tout en serrant contre elle son oreiller, elle tenta de l’apaiser :
« Ne prenez pas de décision hâtive. Tout dégoiser en public n’est pas le moyen le plus sûr d’aider Hori. Et vous risquez tout autant d’y perdre la vie…
— Au moins vous libérerais‑je de ce double‑mariage fallacieux par une mort utile, plutôt que par l’humiliation d’un refus. »
Elle comprenait maintenant qu’elle ne l’avait jamais vraiment connu. L’homme affable qu’elle avait aimé n’était qu’un personnage de farce, rejoué chaque jour par son acteur en souvenir d’une innocence perdue. Ce qui restait de son âme avait échoué dans un puits sans fonds, où ne subsistaient que les ténèbres. Martinelle ne souhaitait pas s’y pencher. Pourtant elle le devait.
« Shen, votre détresse vous fait oublier le respect que vous me devez. S’il vous reste quelque estime pour moi, vous ne vous sacrifierez point sans m’expliquer votre terrible histoire. Après tout ce que Nahky de la Serpe vous a fait, comment se fait‑il que personne n’ait réagi ?
— Un prince impérial se doit d’incarner une certaine idée de la virilité, lâcha‑t‑il dans un rire jaune. De la force. Alors, dans la horde, les hommes violés n’existent pas. Je n’existe pas. Savez‑vous ce qui arrive en Verlande aux jeunes garçons qui ont subi les mêmes affronts que moi ? Leurs parents savent qu’ils ne retrouveront jamais complètement leur honneur… alors ils les vendent sur le marché aux esclaves. Pour en faire des eunuques. Tout le monde le sait. Si j’avais étalé en public de telles accusations, un sort similaire m’attendait sûrement.
— Et Nakht ? J’ai compris qu’il vous… vous harcelait, mais il ne vous avait pas encore offensé, lui… Ne pouviez‑vous pas le dénoncer ?
— Ça n’aurait servi à rien ! Toutes sortes de rumeurs courraient sur ses mœurs dissolues, mais c’était précisément ainsi qu’on les désignait : des rumeurs, lancées par des jaloux pour le salir… Comme ces calomnies qu’on murmurait parfois sur le compte du prince Nahky et de ses goûts en matière de chair. Mon oncle Paneb… la seule fois où j’ai essayé de lui en parler, il m’a giflé. Il préférait croire qu’Hori m’avait retourné la cervelle, pour se dédouaner du meurtre de son frère. Un déni total ! Quant à l’impératrice… vous savez bien de quel genre de femme il s’agit. Nakht était le futur conjureur du clan. Elle n’osait pas se froisser avec quelqu’un d’aussi difficilement remplaçable. L’affaire était verrouillée de tous les côtés. »
Martinelle voulut objecter quelque chose, puis se ravisa. Si quelqu’un lui avait demandé pourquoi elle s’était laissée faire face aux malfaisances de sa belle‑famille, elle aurait sûrement avancé des arguments similaires. Dans le silence lénifiant qui suivit, elle s’aperçut qu’un calme anormal régnait dans le campement au‑dehors. Le convoi s’était arrêté depuis un certain temps. Les louches cognaient contre les chaudrons, les bêtes de traits meuglaient, les tentes se ballotaient sous le vent. Cependant chaque clanneret s’était enfermé dans sa roulotte, chaque esclave s’était tu. Les officiers de la horde menaient l’enquête à la recherche des supposés complices d’Hori. Ils devaient déjà mener quelques battues, procéder à des perquisitions.
Elle serra les poings.
Shen balaya de ses yeux fatigués et tristes les petits fétiches orgéliens sur la commode, les boîtes de cacao sur l’étagère en stuc, l’écu miniature et blasonné sur le mur. Puis, enfin, il se confronta au jugement de Martinelle :
« C’est pourquoi je me dois de prendre mes responsabilités et…
— Je vous ai déjà exprimé mon refus, trancha‑t‑elle en faisant enfin l’effort de se lever. Il est hors de question que vous partiez d’ici avec ce projet ridicule. Discutons ensemble.
— Il n’y a pourtant rien à discuter. »
La gifle partit toute seule. Shen ne s’y était pas attendu. Un instant, elle crut voir une peur abjecte dans ses yeux, du genre de celle qu’il avait éprouvée lorsque Nakht l’avait molesté. Martinelle se haïssait d’avoir ainsi usé de violence sur un homme qui détestait qu’on le touchât. Néanmoins elle manquait de temps, et il fallait lui montrer sa détermination.
« Non, insista‑t‑elle dans son immonde chemise de nuit. Trois fois non, Shen. Vous n’allez pas mourir, et encore moins devenir un esclave eunuque. Hori non plus, d’ailleurs. Parce que je ne le permettrai pas. Vous me débitez une complainte sur la raison d’État, les petits arrangements médiocres du pouvoir, la corruption des grands de ce monde ? Eh bien, vous allez être servi ! Le sang d’un roi coule dans mes veines. Je ne compte pas rentrer la tête déconfite dans mon pays sans m’être un peu battue. Et puisque j’ai de l’influence, autant m’en servir. Je peux vous offrir ce que vous désirez vraiment, et vous protéger… toutefois, pour cela, il vous faudrait cesser de geindre. Un choix s’offre à vous aujourd’hui. Et il se résume à une seule question : m’accordez‑vous votre confiance ? »
La main sur sa joue en feu, il digéra ces mots intransigeants. Elle devait lui avoir transmis un peu de son assurance. Car au milieu de ses yeux brillants, elle crut déceler une étincelle de colère.
« Sans hésiter, articula‑t‑il.
— Alors allez me chercher l’ambassadeur Durillon, opina Martinelle avec davantage de douceur. Si nous voulons établir une déposition auprès des autorités impériales, c’est l’homme le plus indiqué pour la rédiger. Il ne nous reste pas beaucoup de temps, mais si nous révisons cent fois notre version, peut‑être pourrons‑nous faire triompher notre version de la vérité. »
Le prince hocha la tête, sans vraiment comprendre ce plan. Néanmoins il s’exécuta, et quitta la roulotte dans un volte‑face. La tête de Martinelle apparut dans l’embrasure de la porte tandis qu’il s’éloignait entre les yourtes. Sa peau agressée par le soleil de midi, elle trouva assez vite la silhouette de Morgane qui était restée garder le véhicule. Les mains sur les hanches, cette dernière la dévisageait d’un air bravache. Le pas pressé de Shen lui avait fait comprendre qu’un orage se préparait, et elle s’en plaignit :
« N’apprendrez‑vous jamais ? S’il s’agit encore d’une de vos manigances…
— Celle‑là devrait vous convenir, l’assura Martinelle. Ma sœur, je dois encore abuser de vos pouvoirs… Que les Dieux m’en pardonnent ! Appelez un mousquetaire pour vous remplacer auprès de ma caravane… J’ai une mission pour vous. »
L’heure qui suivit passa trop vite. Martinelle fit une toilette de chat dans son baquet, comptant sur l’eau glacée pour la réveiller totalement. Elle renonça, faute de temps, à masquer ses bleus avec du fond de teint, et disciplina ses cheveux d’un ruban. La robe de chambre qu’elle avait rapportée de Chrysée devrait suffire. Sans plus tarder, elle s’empara des bouteilles de parfum devant son miroir et les jeta sur le lit pour libérer de la place. Puis elle s’assit à sa commode et sortit du tiroir son papier à lettres et un crayon.
Elle griffonna de sa main droite, tant bien que mal, une chronologie de tout ce qu’elle avait pu voir, entendre et faire durant les dernières quarante‑huit heures. Quatre feuillets étaient déjà remplis lorsqu’un mousquetaire la prévint de l’arrivée de Durillon. Satisfaite d’avoir repris une apparence humaine, elle se leva de son fauteuil en rotin tandis qu’il montait l’escabeau. L’ambassadeur accusa une vive émotion en découvrant ses ecchymoses et les bandages sur son bras gauche, au point qu’il oublia de lui faire révérence :
« Mademoiselle de Figuette, je ne sais que dire ! Ce que Son Altesse a subi dépasse l’imagination. S’il y a la moindre chose que je puisse faire pour Elle…
— Commencez par fermer cette porte. Et placez votre chapeau sur la patère, j’ai le crâne en feu rien qu’à vous regarder. »
D’un air contrit, Durillon retira son couvre‑chef et s’inclina. Maintenant qu’elle en parlait, Martinelle trouvait effectivement cette pièce surchauffée, et pas seulement à cause de sa fièvre. Il y serpentait un relent de marécage et de mort. Ses vêtements sales n’étaient plus là. Sans doute les avait‑on brûlés puisqu’elle les avait ruinés. Cependant la boue des marais et le sang de Nakht avaient empuanti l’ensemble de la roulotte, y compris son occupante. Le légat, qui venait de replonger l’endroit dans une semi‑pénombre, renifla :
« Je suis venu présenter mes plus humbles excuses à Son Altesse pour la négligence dont j’ai fait preuve. Qu’Elle croie bien qu’assurer Sa sécurité est mon vœu le plus cher, et que j’ai voulu me montrer digne de cet honneur. J’ignore encore comment cet affreux rapt a pu se produire, mais qu’Elle sache que je remuerai ciel et terre pour…
— C’est trop tard pour vous racheter, décréta‑t‑elle d’une voix sèche. On vous avait donné pour mission de protéger deux princesses d’Orgélie, deux hôtes diplomatiques de l’Empire, et vous avez failli. Il y a des catastrophes qu’on ne peut tolérer, et qui exigent la désignation d’un coupable pour être expiées. Alors on va vous faire porter le chapeau pour ce désastre. Vous allez mourir, monsieur ! Des mains de l’impératrice ou de la royauté, c’est à voir. »
Le nain ne put réprimer un gémissement. Martinelle s’efforça de ne montrer aucune émotion tandis que Durillon titubait vers une plinthe et s’y cramponnait, les yeux affolés. Tout ce qu’elle lui avait dit, il s’en était déjà douté. Il l’implora pourtant :
« En êtes‑vous certaine ? La princesse de Mandar vous l’a dit ?
— Non, admit‑elle après un temps. Mais c’est ce que me dicte mon intuition. Guillonne a lourdement insisté pour que je lui transmette ma déposition. Ce qui m’a étonné, puisque ces humbles démarches administratives sont de votre ressort. Sûrement espère‑t‑elle trouver dans ma version des faits quelque détail qui pourrait vous nuire. »
Durillon, par réflexe, retira de sa poche un flacon de médicaments. Mais plutôt que d’avaler la gélule qu’il tenait désormais entre ses doigts, il resta là à contempler celles qui restaient dans le bocal, une petite centaine au bas mot. Martinelle s’en voulait de lui infliger pareil tourment, mais elle ne devait pas fléchir. Toute expression de pitié pouvait être interprétée comme un pieux mensonge, ou une marque de faiblesse. Ses yeux ne devaient pas cligner. Sa bouche ne devait pas trembler.
« Je ne voulais pas de cette charge d’ambassadeur, murmura‑t‑il. Toutefois j’avais le malheur de faire rire la Fille des Landes avec mes bouffonneries… Et puisque j’étais l’un des rares Orgéliens qu’elle appréciait, la famille royale a jugé qu’Ankhti hésiterait à me décapiter pour des vétilles, et que je durerais plus longtemps dans la horde que mes prédécesseurs. J’ai supplié votre mère de ne pas me nommer au poste, savez‑vous ? Je n’en avais pas les compétences. Je savais que quelque chose tournerait mal, et qu’un jour…
— Laissons‑là le passé, le coupa vertement Martinelle. Croyez‑vous que je vous aie convoqué pour le plaisir de vous voir souffrir ? Détrompez‑vous. Je suis là pour vous offrir la chance de sauver votre peau, monsieur, aussi infime soit‑elle. »
Sa surprise passée, le diplomate la considéra avec méfiance, et même un peu de mépris. Le vernis de sa politesse avait fondu. Ce n’était plus au haut fonctionnaire qu’elle avait à faire, mais bien à Durillon le monstre de foire, l’infirme, le paria, celui qui avait surmonté l’adversité pour se retrouver, presque malgré lui, dans les plus hautes sphères du pouvoir.
« Pardonnez‑moi si ma question vous offense, mademoiselle, mais… Comment ? Je doute fortement que vous puissiez tenir cette noble promesse. Ce n’est pas avec des petits mots gentils qu’on change le cours des choses.
— Sur ce point nous sommes en désaccord. Mais soyez rassuré ! Mes mots n’auront rien de gentillet, insista‑t‑elle en lui tendant un feuillet laissé sur son bureau convertible. Jugez‑en par vous‑même… J’ai la cire et la bague pour appliquer les sceaux, il ne manque que votre signature. »
Dubitatif, Durillon écarquilla encore plus les yeux à mesure qu’il lisait le brouillon de la déposition. Martinelle aurait juré que ses sourcils cherchaient à s’échapper de sa tête. Et elle argumenta d’un ton serein :
« On vous a chargé de me protéger de toute menace extérieure durant mon voyage de fiançailles, soit. Cependant que se passerait‑il si la menace était d’une autre nature ? Si elle prenait son origine dans une conspiration sans précédent, sans limite, qui défie l’imagination ? Peut‑être, dans ce cas, pourriez‑vous argumenter que vous n’aviez pas ni les moyens ni les raisons de la prévoir. Et quémander un peu de clémence auprès des autorités, pour empêcher votre tête et votre cou de… s’éloigner. Sans doute serez‑vous tout de même démis de vos charges, rapatrié en Orgélie… Or cela vous arrangerait, n’est‑ce pas ?
— Vous êtes le diable en personne, s’insurgea‑t‑il soudain. Hors de question que je signe ce… tissu de mensonges ! C’est infâme ! Je n’ai pas été un bon ambassadeur, mais j’ai encore le sens du devoir. Je refuse de mentir à mon roi pour servir vos intrigues ! Qui m’empêcherait de dénoncer vos manigances avant de mourir ? »
Là, Martinelle s’avoua choquée. Durillon lui avait paru si désespéré qu’elle ne s’était pas attendue à lui découvrir une conscience professionnelle. Elle faisait deux fois sa taille, mais la colère qui faisait vibrer les narines de l’ambassadeur était celle d’un renard furieux, prêt à lui déchirer le ventre de ses crocs. Plutôt que de l’entourlouper, elle décida alors de hocher la tête en signe de respect :
« Personne, en vérité. Néanmoins j’ose croire que vous vous en abstiendrez. Vous prétendez aimer Sa Majesté… Dois‑je en déduire que vous désirez tout autant la pérennité de Son règne, la sécurité de Son peuple, la paix sur Ses frontières ?
— Bien entendu, maugréa‑t‑il sans comprendre où elle voulait en venir. Cela fait trois ans que je prépare votre double‑mariage dans ce but. Mon inexpérience ne m’empêche pas d’avoir des convictions.
— Fort bien. Dans ce cas vous signerez ma lettre, sourit Martinelle d’un air retors. Sans quoi l’alliance matrimoniale tombe à l’eau, tout comme le traité de paix entre la Verlande et l’Orgélie. Êtes‑vous prêt à endosser la responsabilité de cet échec dans l’au‑delà, monsieur ? À exposer des millions d’innocents au risque d’une guerre ? »
Princesse et diplomate se défièrent du regard. Impatiente, celle‑ci ramassa sur sa commode un porte‑plume et le pointa dans la direction de Durillon. En signe d’abdication, il leva une main malhabile vers l’objet, comme si elle lui avait tendu un poignard, et soupira :
« La digne fille de votre mère… »
Martinelle frissonna. Elle ignorait s’il s’agissait d’un compliment ou d’une insulte.