Je ne mangeai pas. Je restai à pleurer, cachée dans une obscurité, un ciel noir dans lequel je pouvais me lover. Les photos de soleils, du tirage que l’on venait de faire, accrochées partout dans la chambre, me faisaient mal aux oreilles. Je ne voulais plus les voir. Je ne voulais plus rien voir. Je ne souhaitais désormais que mon ciel noir. Les infirmières ne me dérangèrent pas. Quelqu’un débarrassa le plateau, en silence. Tout le monde savait que je n’y toucherai pas.
Mais un bruit inconnu me fit sortir de ma torpeur. Dehors, dans le couloir, provenait des bruits qui me semblaient aussi étranges que familiers. Des éclats de voix lointains parsemaient le silence. Quand la porte s’ouvrir en grand.
« Béryl ! Où est Aïden ! »
Je me redressai immédiatement. Car cette voix, si inconnue et si proche, que j’avais oubliée et que je reconnaissais pourtant entre mille, était celle de ma mère. Ma mère, absente depuis si longtemps, ma mère qui m’avait ignoré tout ce temps passé à l’hôpital, venait de venir me voir.
« Ma… Maman…
– S’il te plaît ! Aïden a disparu ! Tu sais à quelle heure il est parti d’ici ?! »
Malgré toute son insistance, elle resta loin de moi. Elle n’eut pas un contact, pas un regard vers moi. Tout son être était tournée vers son fils. Je n’existai plus, à ses yeux, et elle ne s’en rendait même plus compte. Mon cœur explosa alors que mes larmes coulaient au sol. Je n’avais rien à répondre. Ma mère, pensant que je pleurais pour Aïden, paniqua davantage.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ! Dis-le moi, Béryl ! Il faut absolument qu’on le retrouve !
– Chérie ! »
Mon père se précipita, lui aussi, dans la chambre sombre. Même si je l’avais vu plus souvent que ma mère, il me sembla qu’il m’apparaissait pour la première fois depuis une éternité.
« Je t’avais dit de ne pas venir comme ça ! Viens, on va aller voir le lycée… Ce sera mieux.
– Mais… Aïden vient toujours ici… Il a du forcément…
– Non, pas forcément. Allez, on va y aller, attend moi dans la voiture, d’accord ? »
Elle eut un regard de panique, puis elle obéit à contre-coeur. Je la vis sortir, lentement, sans un regard vers moi. J’eus l’impression que mon cœur se déchirait comme une feuille papier. Je voulus dire quelque chose à mon père, mais rien ne sorti. Il me prit dans ses bras. Il semblait avoir les larmes aux yeux.
« Je suis désolé, je suis vraiment, vraiment désolé… Je ne voulais pas t’infliger ça, j’ai tout fait pour l’en empêcher…
– Aïden… Aïden a disparu ?
– Ce n’est pas grave, ça, Béryl, il est grand, il sait s’en sortir… Elle s’inquiète trop, comme toujours. Tu n’aurais pas du avoir a subir ça. C’est trop cruel. J’en suis vraiment désolé, ma petite fille. »
Malgré tout l’amour qu’il me donnait brusquement, je ne pus pas m’en sentir touchée. Une douleur sourde débordait de mon corps et m’empêchait de tout mouvement. Je me sentais paralysée. Je ne pouvais même plus trembler. Sentant que j’étais comme une poupée de chiffon, il accentua davantage l’étreinte. Je finis par dire d’une voix blanche :
« Papa… Maman t’attends pour chercher Aïden, non ?
– Elle attendra.
– C’est important pour elle. »
Il resta silencieux. Mais il fini par me lâcher.
« Tu as raison. Je vais y aller… Ça va aller ?
– Comme toujours.
– Je vais revenir bientôt, Béryl. Je te dirais ce qu’il en est.
– D’accord.
– Je suis vraiment désolé pour ce qu’il s’est passé…
– Je sais. Ça va, papa.
– Bien… Alors, a plus tard, Béryl.
– Au revoir. »
Il sembla hésiter en ouvrant la porte. Mais il parti pour de bon. Il ne fallut que peu de temps avant pour que j’ai une crise d’angoisse a en vomir de la bile. Les infirmières prirent soin de moi, mais tout me semblait sans importance. Pour le peu que j’existai, je ne semais que la discorde. Au fond, cette infirmière aux cheveux noirs comme l’obscurité avait raison, à mon propos. Il était mieux que tout le monde m’évite.
Plus le temps passa, lentement, douloureusement, et plus ces pensées s’incrustèrent dans mon crâne. Car mon père ne revint pas, pas plus qu’Aïden, ou même ma mère. Je n’avais aucune idée de ce qu’il pouvait se passer, de ce qu’ils pouvaient vivre sans moi ; j’étais impuissante. Dans ma torpeur résonna alors un son inhabituel. Je pris avec lenteur le combiné du téléphone.
« Oui, ma puce ? C’est papa.
– Bonjour.
– Bonsoir, plutôt, répondit-il. »
Il respira, comme s’il avait un rire. Mais en vérité, il semblait plutôt nerveux, même au téléphone.
« Tout va bien ?
– Comme d’habitude. Et vous ?
– Oui… Nous avons retrouvé Aïden…
– Il va bien ?
– Il s’est fait une entorse a la cheville. Ce n’est pas bien grave, mais il va avoir du mal à se déplacer. »
Je restai silencieuse. La culpabilité me rongeait les veines.
« Mais il va bien, continua mon père. J’appelai pour pas que tu t’inquiètes.
– Merci, papa.
– Il ne va peut-être pas réussir à revenir aussi souvent qu’il le faisait. Il se déplace sur des béquilles…
– D’accord.
– Ça va aller ? Tout va bien ?
– Je te l’ai dit, comme d’habitude, papa, répondis-je d’une voix que je voulais la plus douce possible. J’ai besoin de dormir, en revanche.
– Bien ! A bientôt, Béryl. »
Je ne pris même pas la peine de répondre. Je raccrochais. Parler m’était devenu un luxe que je ne méritais plus.
Je ne dormis pas de la nuit. Les infirmières qui veillaient sur moi non plus. Me servant du vieux poinçon avec lequel j’écrivais et notais les photos de mon frère, ce poinçon de braille avec lequel je ne pouvais plus m’exprimer pour personne, je trouai mon avant-bras, avec calme et méthode, de sorte qu’apparaisse un mot sur mon bras, celui de la culpabilité. Quand une infirmière découvrit le sang, la folie des prochains jours commença. Quand je ne m’arrachais pas la peau de mes ongles coupés, je me mordais la lèvres jusqu’au sang. Tous les moyens étaient bon pour que je souffre. Le simple fait de hurler au point d’en être sanglée ne suffisait plus à exprimer la puissance et l’horreur de la situation dans laquelle j’étais. Il fallait que le surplus d’obscurité sorte, par tous les moyens possible, par les trous que je faisais dans ma peau. L’épuisement ne suffit pas à me calmer ni à m’endormir, alors mon cœur me lâcha une nouvelle fois.
Aucun sentiment ne me resta de ces instants. Comme si mon cerveau ne pouvait garder pour lui et contenir une telle horreur, un tel surplus d’émotions destructrices. Ce n’était plus qu’une simple envie de disparaître, un sentiment passif d’attendre que tout passe quand le temps serait venu. C’était un besoin, actif, de mourir dans l’instant qui venait. Et mon corps, comme répondant à ce désir, se disloqua presque immédiatement. Je crus, l’espace d’un instant, que j’allais mourir seule, et j’en étais heureuse. Je n’avais plus envie de voir personne. J’allais faire, pour l’éternité, qu’un avec le ciel noir dans lequel j’avais grandi.
Mais tout ne se passa pas comme prévu. Alors que je pensais que c’était la fin que j’attendais, silencieuse, oubliable, inutile, une infirmière vint me voir.
« Béryl… Ton frère est ici.
– Mon… quoi ?
– Aïden. Il est venu te voir. »
Je restai silencieuse. Je n’avais pas plus envie de le voir que de le rejeter.
« Est-ce que je le laisse rentrer ? »
La question aurait du m’insurger. Comment aurai-je pu avoir envie de ne pas voir mon frère ? Mais je restai silencieuse. Après un temps de réflexion, j’acquiesçai en silence. Elle n’insista pas plus et sorti de la pièce.
« Hé… Salut, Béryl... »
Je ne lui accordai pas un regard. Je me tournai presque exprès pour ne pas le voir. Mais même moi, je n’arrivais pas bien à m’expliquer pourquoi j’étais ainsi.
« Ça va ? »
J’eus une montée de colère à l’entente de cette question. Mais mon corps refusait toujours de bouger, de quel que soit la manière. Mon corps et mon esprit n’étaient plus connectés, et les deux m’avaient abandonné. J’étais vide.
« Je suis désolé de ne pas être venu hier, t’apporter une photo de soleil… J’avais un peu mal. »
Je voulu me boucher les oreilles, ne plus l’entendre parler, ni de photo, ni de blessure, ni de quoi que ce soit. Mais mes mains, malgré la contraction de mes muscles, ne m’obéirent pas. Je restai immobile.
« Je… J’ai rien de grave, en tout cas. Je ne sais pas si tu t’es inquiétée... »
Sifflait en moi des phrases, comme des serpents, de tout ce que je pouvais dire et qui pouvaient lui faire mal. Toute la répartie du monde, les réponses du diable, coulaient en moi comme le sang dans mes veines. Mais je ne disais rien. Puis, arriva dans mon champ de vision une photo de soleil, que mon frère me colla sous le nez comme si j’étais aveugle.
« Tiens… Regarde, c’est une photo que j’ai prise hier… Qu’est-ce que tu…
– Mais qu’est-ce que je m’en fiche, de ta photo de soleil ! »
en voyant ce démon tant aimé, mon corps redémarra au quart de tour. Je l’avais repoussé le plus loin de moi possible, le faisant tomber par terre dans un fracas. En voyant la photo qu’il m’avait tendue sur mon lit, je la déchirai en deux sans aucun scrupule de façon ostensible. Le bruit du déchirement sembla répondre à quelque chose que je cherchai dans le noir.
« Du soleil, du soleil, toujours du soleil !! Pourquoi il y a toujours du soleil, dans votre monde ?! Pourquoi il n’existe pas des moments sans lumières, des moments où moi je pourrais vivre ? Pourquoi tu t’évertues à ce point à me montrer constamment un monde ou je ne pourrais jamais exister ! »
Une infirmière rentra brusquement dans la pièce, mais je ne lui laissa pas le temps de parler.
« Va-t-en, on discute là ! J’ai le droit encore d’avoir un peu de vie privée, non ?
– Béryl, il vaudrait mieux pour vous de vous calmer, tenta-t-elle avec hésitation.
– Madame… dis Aïden d’une voix blanche. J’aimerais, s’il vous plaît, que vous partiez. Je vous appelle au moindre problème. »
Aïden et moi nous regardions dans les yeux en silence. Je ne savais pas s’il était en colère, mais j’espérai, dans un plaisir destructeur, qu’il l’était. Pour ma part, si mes yeux avaient pu jeter des flammes, il aurait été brûlé vif sur le champ. L’infirmière hésita, mais fini par partir.
« Pourquoi il devrait exister un monde avec constamment une lumière ? Pourquoi il ne pleut jamais, pourquoi il n’y a jamais de moment sombre, pourquoi tout doit être si brillant, si parfait ?!
– Je… Mon appareil peut pas… sous la pluie…
– Alors tes photos mentent, tu me mens, tout me ment depuis le début ! Mais après tout, qu’est ce qu’on s’en fiche, c’est la petite handicapée enfermée dans le placard, elle ne verra jamais rien de la vie, alors on peut lui faire croire tout ce qu’on veut ! Lui faire croire qu’elle compte, lui faire croire qu’on l’aime, lui faire croire que tout brille et que le monde est beau, il n’y a aucun souci !
– Béryl… »
Il essayait de m’appeler, d’une voix calme, mais j’étais déjà loin de la raison. J’avais l’impression de répéter ce que j’avais pu dire déjà des années en arrière. Comme si toute ma vie était bloquée dans une boucle sans fin.
« Mais le monde n’est pas beau, ton soleil n’est pas beau, tout est laid, tu es laid ! Vous êtes tous des monstres, et je vous déteste tous ! Moi je veux voir un monde sombre, un monde moche, un monde défiguré, un monde mat dans lequel je pourrais vivre, et je m’en fiche bien, que vous, vous trouvez le soleil beau !
– Béryl…
– Un jour, ne serait-ce qu’un jour, où le soleil disparaît de la terre, est-ce trop demander ?! Tu ne comprends jamais rien à rien, tu n’es qu’un égoïste qui ne fait que contempler ton magnifique soleil, mais tu as idée, toi, de tout ce qu’il me fait subir, ton beau soleil ?!
– Béryl…
– Ton beau soleil, qui est si beau sur tes photos, il me brûle la peau, il m’a donné des cancers, il m’a brûlé les yeux, qui fait que même toi, je ne te vois quasiment plus, il m’a privé de ma famille, et il m’a privé du bonheur ! Alors ton beau soleil, maintenant, garde le pour toi ! »
– … Tu as fait quoi de ta pierre, Béryl ? »
Surprise, je restai la bouche bouche bée. Je ne pouvais pas répondre à cette remarque. Mais les sifflements rageurs reprirent dans ma tête bien rapidement.
« Qu’est-ce que ça peut te faire ?
– Qu’est-ce que tu en as fait ? »
– Je l’ai jeté.
– Tu mens. Pour aucun prétexte tu t’en serais débarrassée.
– Et qu’est ce que tu en sais ? Tu ne me connais même pas !
– Tu es ma sœur jumelle, Béryl. Je sais que tu me mens. »
Il se releva, lentement, avec précaution. Il resta debout, sur un pied. Il n’y avait ni colère, ni folie dans son regard. Ses émotions ne l’avait pas perturbé, et les miennes ne l’avaient pas fait chavirer. Honteuse, je ne tins pas son regard. Il traversa la chambre a cloche-pied pour récupérer les morceaux de la photo déchirée, que je n’avais même pas regardée.
« Tu es en colère, tu as envie de te défouler, je comprends. Je ne pense pas que dans ton état, on aura une véritable conversation. Je reviendrai plus tard. »
Choquée, je décolérais immédiatement. Je le vis prendre lentement ses béquilles et se diriger vers la sortie.
« Je pensais te rendre heureuse en te montrant ce que tu m’avais dit avoir envie de voir. Je n’y ai pas réfléchi plus que ça, persuadé de mon point de vue, et je n’avais pensé à aucun moment que ça pouvait te rendre malheureuse. Je me suis conforté dans mon erreur, et je te présente mes plus sincères excuses. Maintenant que tu le dis de cette manière, je comprends que tu l’aies mal vécu. Mais, là, ça fait beaucoup pour moi et je ne peux pas tout gérer. Je vais réfléchir à tout ça, de mon coté, du meilleur moyen pour t’aider et t’être agréable, tout en guérissant de ma cheville. En menant ma vie de mon coté. Donc je vais te laisser. »
La colère disparue se transforma en angoisse. Mon frère allait partir, me laisser seule jusqu’à la fin de ma vie. Tout me hurlait de l’empêcher de sortir. Pourtant, comme l’avait dit l’infirmière aux cheveux noirs, je savais au fond que c’était la meilleure chose pour lui, à faire.
– Aïden !
– Quoi ?
– Tu reviens quand ? »
Il me regarda silencieusement. Mes larmes coulaient sans que je puisse les retenir. Je ne voulais pas être seule. Mais c’était trop tard. J’avais déchiré notre lien comme s’il ne valait rien. Comme si tout m’était égal, alors que ça ne l’était pas.
« Je sais pas. Peut être dans une semaine. Peut être dans un mois. Peut-être pendant les vacances d’été. Je ne peux pas te dire. »
Il ouvrit la porte. J’eus envie de hurler. Mais aucune voix en moi n’aurait pu crier assez fort pour le retenir. Son mouvement était inéluctable.
« Au revoir, Aïden…
– Au revoir, Béryl. »
Il ferma la porte. L’univers sembla s’effondrer. Et privée désormais de mon soleil, le ciel noir qui m’accompagnait prit toute la place.
On a l'impression qu'une éternité passe ensuite jusqu'à ce que son père la rappelle. Encore une fois, tu décris bien le temps qui passe, ou plutôt ne passe pas dans cette chambre noire. Et ça en devient d'autant plus pesant lorsqu'Aïden ne sait pas quand il reviendra la voir. Je vais m'arrêter là pour aujourd'hui, mais j'espère avoir le temps de finir cette histoire bientôt, même si je sais déjà que ça va probablement me retourner un peu ^^
J'aime bien ces remarques sur le temps, car avec les fleurs du soleil on voit bien qu'il en passe pas tant que ça en réalité ! Le temps pour Béryl est entièrement sous le joug de ses émotions, donc a ce moment là c'est clairement insupportable :)
Merci beaucoup ! J'ai hâte que tu vois la suite, et en espérant que tu vas aimer le retour de Bastien autant que moi xD (même si évidemment y a pas que ça :3 )