Compte-rendu d'enquête n°1

Par Ozskcar

Que ceux qui poseraient leurs yeux sur ce carnet aient l’honnêteté de le refermer ; il contient un ensemble de réflexions et de conclusions secrètes appartenant à Théodore Feuillet, fils de Joachim Feuillet, le célèbre journaliste de la capitale. Aussi, si vous trouvez cet ouvrage, veuillez me le ramener au 32 bis rue des Coquilles, ou bien à l’Orphelinat des Sœurs Hyacinthes – il est possible que je sois contraint de m’y rendre pour y vivre quelques années durant.

 

Ce que sais :

  • Mon père a disparu. Il est présumé mort depuis le 8 février, mais son corps n’a pas été retrouvé. Au petit matin, la police montée qui patrouillait a été alertée d’un incident survenu durant la nuit : des bruits suspects auraient été entendus et les vitres du rez-de chaussée, celles donnant sur l’atelier de mon père, ont été retrouvées brisées. La police pense que les criminels sont entrés par effraction. Quant à moi, j’ai une autre hypothèse : mon père a pris la fuite. Entendant ses assaillants, il aura pris les devants – tout était sûrement déjà prêt pour favoriser un départ prématuré. Mon père est très intelligent. C’est le plus intelligent de tous les hommes de la capitale ; il est même plus perspicace que la police, ce qui l’a conduit à résoudre pour elle de nombreux meurtres et incidents passés. Alors qu’il n’est que journaliste ! Ou plutôt, parce qu’il est journaliste. Il m’a toujours répété : « Théo, les lettres sont des ailes qu’on se coud dans le creux du dos dès lors qu’elles sont nos alliées : apprends à lire, à écrire et à t’exprimer. Ce sont là les armes dont l’existence t’a doté. » Je n’ai même pas eu besoin d’aller à l’école : papa m’a tout appris avant même que les Sœurs ne toquent à la porte pour me conduire à la petite école du quartier. De tous mes amis, je suis celui qui a la plus belle graphie, et tous nos voisins disent que je suis autrement plus éloquents que nombres de nobles et bourgeois.

  • Mon père, donc, est intelligent. C’est ce que je voulais démontrer. Mais il est aussi au centre de divers conflits, et donc en proie à diverses menaces. Il y a trois ans, lorsque la révolution a éclaté, mon père s’est tout de suite positionné en faveur de la démocratie – d’ailleurs, il n’a jamais lésiné sur les caricatures de la famille royale, ce qui lui a valu plusieurs séjours en prison. Cela étant, mon père m’a toujours dit qu’avant d’être démocrate, il était humaniste : il croit en l’égalité des êtres mais ne cautionne ni la violence ni les abus de pouvoir. Je sais qu’il s’est montré particulièrement critique à l’encontre de plusieurs politiciens influents ; cela ne m’étonnerait pas qu’il ait mis le doigt sur un quelconque scandale concernant les démocrates – ou tout du moins certaines factions. Qui sait, alors, de quoi les concernés auraient pu être capables…


 

Hypothèse n°1 : Mon père a été la victime d’une tentative d’assassinat de la part des royalistes.

Hypothèse n°2 : Certains démocrates, dérangés par l’honnêteté de mon père, ont tenté de le réduire au silence.

Dans un cas comme dans l’autre il me faudra démasquer le coupable – ou les coupables. Et retrouver mon père. Et il va falloir faire vite avant d’être embarqué par les vieilles harpies de l’Orphelinat.


 

Stratégies mises en place : Je ne sais pas encore trop par où commencer… Si les démocrates sont à l’origine du coup monté, alors sans doute qu’il me faut me tourner du côté des éventuels scandales dont mon père aurait pu avoir vent. En revanche, si ce sont les royalistes, la menace pourrait venir de n’importe quelle famille aristocratique déchue. J’ai donc commencé par mettre en place deux stratégies majeures :

Stratégie n°1 : Je passe désormais en revue l’ensemble des brouillons d’articles rédigés par mon père. J’ai également commencé à trier les documents et autres sources diverses et variées qu’il avait en sa possession.

Stratégie n°2 : Je ne suis pas sans savoir que le courrier est régulièrement saisi par la police ; les lettres les plus compromettantes sont mises de côté pour être étudiées plus avant tandis que les billets les plus ordinaires sont remis en circulation. Bien sûr, tout cela est fait dans le plus grand secret. Lorsqu’il manquait de matière pour certains articles, mon père avait coutume de faire appel à certaines de ses connaissances, celles-ci étant peu soucieuses de faire disparaître un courrier moyennant quelques pièces. Aussi, m’inspirant des stratégies de Papa, je me suis faufilé, la nuit dernière, dans l’un des bureaux de poste de la capitale. C’était là une expérience palpitante et oh combien délicate ! J’ai bien cru, et ce à plusieurs reprises, que j’allais me faire prendre. La première fois qu’un adulte m’a vu rôder autour de la Poste, je me suis fait passer pour un gamin affamé, et le monsieur m’a offert un morceau de son casse-croûte. J’ai redoublé de prudence, ensuite, et ai profité qu’un des employés étaient sorti pour fumer pour m’introduire discrètement à l’intérieur. Une pile de lettres avait déjà été triée pour être remise à la police. Je manquais de temps. Aussi, plutôt que de n’attraper qu’une ou deux missives, j’ai attrapé la pile au complet, l’ai fourré sous ma chemise, contre la boucle de ma ceinture, et je suis parti au pas de course. On m’a poursuivi sur quelques mètres, mais j’ai déboulé dans une ruelle, et comme il me voyait prendre la fuite, un vagabond m’a caché derrière lui et son énorme sac le temps que mes poursuivants aient disparu. Pour le remercier, je lui ai offert le bout de nourriture du monsieur de la poste. Il m’a semblé satisfait de notre échange de bons procédés .

Je suis donc rentré avec ma liasse de lettres et me suis aussitôt mis à l’ouvrage : je les ai toutes lues les une après les autres. Malheureusement, je n’ai rien trouvé qui soit directement lié à mon affaire. Je joins malgré tout, en tête de ce carnet, la lettre d’une certaine Josèphe : un incendie a frappé sa maison, et si je ne perçois pas de concordance directe avec la disparition de mon père, j’aimerais malgré tout creuser un peu la question. Qui sait, peut-être existe-t-il un organisme chargé d’intimider les différentes familles s’opposant aux factions démocrates ? En tout cas, si je comprends bien, la demoiselle Josèphe est militaire, peut-être même appartient-elle à l’un des ordres de chevalerie. C’est la coutume, chez les nobles, d’envoyer les cadets aux casernes. Elle semble désireuse de mettre la main sur les coupables qui en ont après sa famille ; peut-être qu’en suivant son enquête de loin, j’en apprendrai davantage sur le contexte politique actuel. Papa avait beau m’expliquer certaines choses, je suis loin d’avoir une vue d’ensemble sur la situation.

Stratégie n° 3 : Il faut que je sois plus discret. Ce matin, alors que je triais le courrier subtilisé, la couturière qui vit en face de chez nous est venue me voir pour me déposer une des deux bouteilles de lait qu’elle reçoit tous les matins. Elle dit que ça lui fait trop… Toujours est-il qu’en m’apercevant attablé au bureau de mon père, elle a semblé horrifiée de voir dans quel état étaient mes vêtements. Elle m’a sommé de me déshabiller pour pouvoir – ce sont ces mots – « rendre leur couleur » à ce qu’elle appelle mes frusques. Elle m’a aussi demandé de passer, ce soir, pour prendre un bain. Il paraît qu’elle me gardera l’eau chaude de certaines de ses lessives. Tout cela pour dire que sa visite ne m’arrange pas : non seulement il va falloir que je me lave les cheveux, mais en plus, elle pourrait faire le lien avec ma sortie d’hier soir.

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Plume de Poney
Posté le 09/03/2025
Le format est très original, et maîtrisé. Le contexte post révolutionnaire est intéressant et c'est sympa que la lettre du chapitre précédent soit ici une pièce de l'enquête !
Si on ajoute à ça la légèreté de la fin de chapitre avec le drame de devoir se laver pour Théodore, c'est une histoire très prometteuse !

Bravo!
Erioux
Posté le 17/02/2025
Très intéressant, j'ai trouvé brillant la lettre d'ouverture. Au début ça m'a un peu confondu (parce que je pensais que le héros était Josèphe) Mais j'ai bien aimé le retournement e situation. On a envi de poursuivre l'enquête de Théodore.
Ozskcar
Posté le 24/02/2025
Merci pour ton retour ! Ça me fait plaisir que la lettre d’ouverture t’ait plu et que tu aies envie de suivre l’enquête de Théodore. J’ai hâte de savoir ce que tu penseras de la suite !
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